173.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? gronde Gyfu tandis que le vaisseau fonce vers la Machine.
Si les balles des résistants se sont tues — ceux-ci étant à présent plus occupés à escalader la Machine qu’à les poursuivre —, ce sont les camitraillettes de Cerf qui ont pris le relais.
La sylphide insiste :
— Lù est Changemonde, elle ne provoque pas d’Apoptose !
Honorine ferme les yeux et pose sagement les mains sur les genoux :
— Y nous appellent « Piliers », vous savez pourquoi ?
Devant le silence de ses interlocuteurs, elle continue :
— Pac'que, d’une façon ou d’une autre, on soutient l’monde. De tout temps, y a toujours eu l’même nombre de Piliers. Si l’un d’entre eux meurt, il revient en parasitant un enfant qui possède le gène. S’il n’utilise pas suffisamment son pouvoir, alors un nouvel individu du même sang est nommé Pilier à sa place. Toujours l’même nombre, depuis la nuit des temps, qu’on soit humains ou animaux. On peut pas s'multiplier, on peut pas disparaître.
Olween reste concentré sur le tableau de bord et le ciel, mais demande :
— Et que... que se passe-t-il si la lignée s’éteint ? Comment le Pilier revient-il ?
— Si y a plus d’lignée, l’univers où est mort l’Pilier s’écroule : on appelle ça l’Apoptose. L’univers déficient détruit ses liaisons atomiques et reconstitue un monde plus ancien où une lignée est de nouveau présente afin d’ressusciter l’Pilier. Et l’cycle sans fin recommence.
Gyfu digère :
— Et Lù... savait tout ça ?
— Bien sûr, c’est Mock qui lui a expliqué l’premier. Pendant longtemps, Lù a voulu mourir, mais elle savait qu'le flambeau devait être donné, c’est pourquoi Tony continuait à avoir des enfants. Entre le contrôle, l’amour de son pouvoir et la mort, l'cœur de Lù a toujours balancé. Mais Tony a fini par mourir et avec lui, la lignée d’Lù s’est éteinte. On savait alors qu’à la prochaine mort de Lù, l’monde où on s'rait entrerait en Apoptose.
— C’est pour cela que vous avez orchestré la chute d’un monde. Vous avez choisi qui allait mourir.
— Oui, c’est pour ça qu’on vous a demandé d’faire des vœux. Le présent d’ce monde était catastrophique, c’est pour ça qu'on l’a condamné. Y fallait qu’cet univers prenne un départ différent.
— Pour ce que ça a marché... maugrée Olween.
Alors que Gyfu ouvre la bouche, Honorine devient blanche comme un linge, se penche en avant et hoquette au-dessus de ses propres vomissures, mais son estomac est vide et un simple filet de salive tombe sur le sol.
— C’est pas vrai, putain !
Elle tremble comme une feuille à présent et écrase son poing contre la vitre.
— Qu’est-ce qui se passe, bordel ? jure Olween.
— Quelle bande d'imbéciles ! surenchérit Honorine. Quelqu’un d’autre est mort, ça fait trois en moins d’une heure.
— Mais de quoi tu causes ?
Honorine lance un regard furieux à Olween :
— Tu comprends toujours pas ? Même après c’que j’t’ai dit ? Nous avons un problème qui arrive à grands pas et qui pourrait bien dépasser c’lui d’la soif. Réfléchis bien : qui est la lignée d’Lù maintenant ?
— Par Juniper, la Famille !
— Tu comprends à présent ? Si ces imbéciles tuent tous les membres fertiles d’la Famille, alors nous aurons une nouvelle Apoptose.
Gyfu se penche entre les deux sièges et murmure :
— Ce qui élimine Bebbe, Serpent, Taïriss et Loup. Les membres fertiles sont Griffon, Lièvre, Chien, Carpe, Rhinocéros et Ocelot à terme.
Honorine murmure, le regard dur :
— Parmi ces derniers, il n'en reste plus que deux...
— Comment le sais-tu ?
— J’le sens, le lien est d’plus en plus fragile. J’ai essayé d’vous mettre en garde : j’ai menacé Berry, j’vous ai envoyé Grenade, j’ai essayé d’vous parler, j’ai essayé d’parler aux résistants... mais pourquoi personne veut jamais m’écouter ?!
— C’est ton attitude, je crois, ironise Gyfu.
Honorine lui jette un regard noir.
— J’ai joué les dures, c’est vrai, mais ça m’a permis d’rester en vie. Contrairement à vous tous ici, j’n’ai rien à perdre. Les Apoptoses ne m’touchent pas et si j’meurs, j’ressusciterai dans un aut' monde, loin d’tout ça et j'pourrai plus aider personne. Au début, j’suis restée ici parce que j’ai fait une promesse, mais finalement j’ai juste voulu aider. Mais les gens s’croient tellement plus malins qu’une fille qui vit dans la rue.
Gyfu ajoute :
— J’ai toujours du mal à comprendre quel est ton rôle là-dedans. Si tu ne provoques pas les Apoptoses, qu’est-ce que tu es ?
— Plus tard, on arrive.
Le vaisseau longe la façade noire et brillante de la Machine sous le crépitement des balles. Honorine se redresse et pose sa main sur le fauteuil d’Olween.
— Atterris en haut, face à l’ascenseur. On aura quelques minutes avant qu’les résistants arrivent. Y perdront du temps à monter leur bélier et y vont devoir détruire les mitraillettes.
— Et nous, non ?
— C’est l’moment où Gyfu va pouvoir remercier mon attitude. J’ai mes entrées, moi, M’dame. Il y a eu une époque où Cerf écoutait volontiers mes conseils, alors S.I.T.A.R. est familier d’ma gueule. Dès qu’les caméras me repéreront, elles arrêteront d’tirer.
Le vaisseau se gare de façon à ce que le visage d’Honorine apparaisse distinctement derrière la vitre et comme prévu, toutes les mitraillettes se taisent puis se rangent automatiquement à l’intérieur de la façade. Ils sortent de l’appareil, Raclure sur les talons, et Honorine est bien contente d’essuyer le vomi qui se trouve sur ses chaussures.
— Tu crois vraiment qu’on a le temps pour ce genre de truc ?
— Oh, ça va. Tu d’vrais me remercier, comme tu vas d’voir marcher derrière moi, ça va t’éviter de dégueulasser tes pieds nus dans mon dernier gueuleton.
— ...
Olween se tourne vers elle :
— On fait comment avec l’ascenseur ? Lui aussi, il te reconnaît ?
— Exact.
Ils se placent tous les trois face à la caméra dont l’œil rouge se pose sur chacun d’entre eux avant de s’immobiliser sur Honorine. Une phrase apparaît sur l’écran :
« Approchez-vous afin de procéder à l’analyse de rétine »
Honorine obéit, puis le message change :
« Ne bougez pas, rapport d’intention »
Honorine glisse un léger sourire sur ses lèvres avant que le message ne se transforme une dernière fois :
« Rapport positif. Nous vous invitons à entrer. Bienvenue dans la Machine, Mme Italique »
Les portes s’ouvrent et Honorine enchaîne :
— J’suis une Coordinatrice, c’est l’nom qu'nous a donné la F.T. Ça a rien d’rare, mais en général, les autres Piliers nous fuient comme la peste.
L’ascenseur descend dans la Machine, tout en douceur, et Honorine continue d’un ton monocorde :
— Je n’provoque pas d’Apoptose. J’les sens, j'les flaire... J’sens le lien quand y devient plus fragile et y m’attire. Dans l’idéal, l’Apoptose peut être contrée, mais si elle doit avoir lieu alors nous avons un certain pouvoir sur elle. En premier lieu, nous choisissons une époque, car une Apoptose non maîtrisée peut rev’nir aléatoirement à n’importe quel point du passé tant qu’un membre d’la lignée du Pilier disparu est en vie. En second lieu, nous modifions le passé pour qu’il prenne une direction différente. Pour ma part, j’ai toujours utilisé l’principe de vœux : je choisis des personnes que j’apprécie ou que je juge importantes et j’agis en fonction d’leurs désirs.
— Alors, il n’y a pas vraiment de vœux ?
Honorine reste silencieuse un instant et Gyfu insiste :
— Ne pas grandir, donner les masques à Grenade, réhabiliter les hommes de la Famille, garder ce que je possède, connaître ses parents... Nous sommes familiers de ces vœux.
Honorine sourit doucement.
— J’vois qu’Grenade a bien bossé.
— Alors, est-ce de la magie ou bien est-ce vous qui avez fait tout ça ?
— J’sais pas. Y a quelque chose qui m’aide, en quelque sorte. Quand j’essaie d’orienter le futur, j’possède un pouvoir de persuasion particulier et la chance est souvent au rendez-vous. C’n’est peut-être qu’une impression, mais mes « vœux » se sont toujours réalisés. C’la fait partie d’mon pouvoir : celui de choisir l’orientation du monde. Par exemple, j’n’ai eu aucun mal à faire accepter les masques de Georges à Grenade quand elle était enfant. Sa famille s’est pas non plus insurgée qu’elle accepte ces objets bizarres d’une inconnue. C’était le vœu de Georges. D’la même façon, j’ai prév’nu Cerf de la future trahison d'Héquinox et il a préféré m’croire que d’faire confiance à sa propre femme. D’cette façon, je brisais le règne de la matriarche afin d’rétablir le rôle des hommes dans la Famille. Ainsi l’vœu de Chien a été accompli. Par la mort d’Héquinox, Georges ne fuyait plus avec sa sœur et celle-ci avait la possibilité d’grandir. Être une femme. Un vœu de plus.
— Et ma mémoire ?
— Souviens-toi. Lù t’a fait sortir par une faille et tu es revenue après l’Apoptose. C’est d’cette façon que t’as assisté à moitié au pseudo-suicide de Lù. Reste le vœu de Loup. Un vœu qui m’a donné du fil à retordre et dont j’ignore le résultat, car je ne connais pas l’identité de ses parents.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrent ; le couloir est noir et vide, et Gyfu plisse les yeux :
— Eh bien, je peux t’annoncer avec certitude qu’il a déjà rencontré son père, quant à sa mère... c’est encore possible.
— Excusez-moi ?
Tout en surveillant les alentours, Honorine regarde Olween qui murmure à voix basse :
— Que se passe-t-il si une Apoptose a lieu, mais qu’aucun Coordinateur n’intervient ? Le futur se passe toujours de la même façon, non ?
— Très juste, ce monde entre alors dans une boucle qui alterne les Apoptoses et la reconstruction d’un monde semblable à l’ancien. Et cela jusqu’à l’arrivée d’un grain dans le mécanisme. Par exemple, un Changemonde qui arrive d’une autre dimension.
Le petit groupe avance lentement, quand Olween demande abruptement :
— Et le vœu de Taïriss, le dernier vœu, vous le connaissez, vous. Vous ne pourriez pas nous le dire ?
Tout en fixant les ténèbres, Honorine répond :
— Non. D’un, on est en mission d’infiltration, alors il est temps que tout l’monde ferme sa gueule et de deux, c’est pas parce que j’essaie de stopper cette Apoptose que j’dois complètement trahir la promesse que j’ai faite.
Olween grommelle et s’accroche plus fermement à son fusil tout en scrutant ce qui se passe autour de lui.
— Une dernière chose, dit Gyfu. C’est important : Lù est vivante.
— J’sais, répond Honorine. Tu m’écoutes quand j’te dis que j’sens le lien ?
— Elle est vivante dans Limbo.
— Putain, j’m’en doutais.
Gyfu fronce les sourcils :
— Comment ça « tu t’en doutais » ?
Honorine lui lance une œillade féroce.
— Je t’ai déjà dit qu’il faut qu’tu te taise. La seule chose qu’ça nous dit c’est que la salle du rêve est à présent notre but. Oubliez le piratage de S.I.T.A.R. pour l’instant.
Le visage de Gyfu se referme et ils continuent à avancer sans croiser rien ni personne.
— Ce n’est pas étrange, tout ce silence ? demande Gyfu.
— Après trois types crevés en moins d’une heure, ce s’rait un truc normal qui s’rait chelou, murmure Honorine.
Soudain, la terre se met à trembler par à-coups et Olween se tourne pour braquer son fusil derrière eux, mais le bruit vient de plus loin. Une voix inconnue résonne dans le couloir :
— Qu’est-ce que c’est ?
Olween dirige automatiquement le canon de son arme de l’autre côté.
— Oh tu t’calmes ! aboie Honorine avant de s’avancer dans le corridor.
Il y a deux personnes : une femme rousse, très sale, qui ressemble sacrément à l’icône de la Machine et un jeune homme habillé en noir avec des cheveux roses qui la regarde sans que son expression bouge d’un pouce :
— ça alors, Nono... ça faisait longtemps.
La punk plisse ses yeux jaunes avant qu’un sourire mauvais ne déforme sa bouche poupine :
— Salut Doc ' ! J’m’attendais pas à t’voir par ici, en tout cas, pas c'te partie d'ta personnalité.
— Je suis si reconnaissable ?
— J’sens l’odeur de ton âme.
Un sourire doux se glisse sur les lèvres du robot tandis qu'Honorine enfonce ses mains dans ses poches :
— Tu nous dirais un peu c’qui s’passe par là ?
Un nouveau choc fait vibrer les murs et la femme rousse se raccroche au robot, les yeux apeurés. Taïriss hausse les épaules.
— C’est les résistants. Ils ont dû détruire les camitraillettes de surveillance. Ils essaient maintenant de briser la porte. On doit encore avoir un petit quart d’heure devant nous. On doit se retrouver dans la salle du rêve avant la fermeture de S.I.T.A.R.. En attendant, j’aide à ramener autant de clones que possible.
— Qui est mort ?
Il se tourne vers elle d’un air inexpressif.
— Rhinocéros et Ocelot. C’est Carpe qui a fait ça. Du coup, il a été enfermé dans le bureau.
— Qui d’autre ?
— Je ne sais pas.
Honorine s’approche de lui et attrape le clone sous l’aisselle.
— C’est bon, on va s’occuper d’celle-là. Va chercher les autres !
Gyfu croit que le robot va refuser, mais il obtempère. Ils ne perdent pas de temps à le regarder partir dans un autre couloir, Honorine et Olween attrapent la fille, chacun par un bras, ce qui la rend étrangement tordue vu la différence de taille entre eux.
— On y est.
La porte ronde de la salle du rêve se trouve juste devant eux.
— J’ai mon ordi, murmure Olween, ça prendra quelques minutes, mais je devrais pouvoir ouvrir ce truc avant le blocage complet.
Numéro 4 relève la tête et murmure d’une voix épuisée :
— Ce ne sera pas la peine.
Elle appuie sa paume sur le récepteur d’empreintes digitales et la porte s’ouvre sur un sas. Ils entrent, le battant se referme derrière eux et Olween a un sentiment bizarre, comme si cet endroit allait devenir leur tombeau. Au bout du sas se trouvent une pièce ronde et le regard surpris de Griffon, alors Honorine sourit en remuant du popotin :
— C’est ma veine, tous ces vieux potes dans la même journée.
Grenade émerge derrière Georges :
— Enfin, vous voilà !
— Où est Berry ? l’interroge Gyfu.
— Je ne l’ai pas encore vu.
Georges gronde :
— Qu’est-ce qui se passe ? Comment êtes-vous entrés ici ?
Honorine répond, aimable :
— C’est d’jà bien qu’tu poses pas la question « Qui êtes-vous ? », ça va faciliter la conversation. La première réponse est : nous sommes là pour parler à Lù et tenter vaguement d’sauver l’monde. La deuxième est : par la porte.
Il assimile et répond :
— Fabuleux. Attendons les autres et nous irons dans Limbo tous ensemble ensuite.
Honorine secoue la tête :
— Non. Tu sais qui j’suis. J’suis importante pour Lù, peut-être la plus importante à ce stade.
— Plus que Taïriss ? demande Gyfu, mielleuse.
Honorine se retourne :
— Tu m’poignardes dans le dos maint'nant ?
— Je ne dis que la vérité.
La punk fronce le nez et une ride sévère apparaît entre ses deux yeux :
— Croyez-moi. Laissez l’robot en dehors d’ça. Il en va du bien d’tout l’monde.
Griffon croise les bras sur sa poitrine tandis que derrière lui, ses dormeurs lancent un regard mi-apeuré, mi-perplexe aux nouveaux arrivants.
— Tu veux aller dans Limbo, je peux t’y convoyer, mais si tu veux y aller en premier, ce ne sera pas gratuit.
— Il va falloir être un peu plus explicite, murmure Gyfu. Difficile d’être complètement en confiance avec quelqu’un qui assume d'avoir des secrets. Dis-nous quel est le problème avec Taïriss et nous t’enverrons raisonner Lù en premier. Nous te rejoindrons avec le Chapelet dès que nous l’aurons en notre possession.
Honorine se contracte davantage :
— Le Chapelet ?
— Radje doit le ramener avec Taïriss. Difficile dans ces conditions de l’empêcher de venir.
— ...
La sylphide croise les bras :
— Alors Honorine ? Qu’est-ce qui est le plus important ? Stopper l’Apoptose ou rester fidèle à une promesse ?
— Quelle Apoptose ? demande Griffon.
— On a pas le temps ! ripostent Gyfu et Olween.
Honorine soupire et se laisse choir sur une des banquettes de la salle ronde. Elle semble plus vieille tout à coup, plus grosse, plus fatiguée, vaguement laide :
— Très bien, je vais vous dire le problème avec le robot, mais après ça, tu d’vras m’envoyer dans Limbo sans attendre les autres, Griffon. C'est ma condition.
— J’irai avec elle pour garder un œil sur tout ça, dit Grenade.
— Moi aussi, murmure Gyfu. Je connais Lù depuis un moment maintenant et ça pourrait servir de l’entourer de personnes familières.
Griffon acquiesce :
— Je m’y engage, si ta réponse me convient.
Honorine hoche la tête lentement avant de regarder le sol.
Pardon, Lù.
— J’vais vous l’dire : l’vœu de Taïriss, c’est...
174.
— Plus d'un millénaire plus tôt... —
« Approche »
Lù déchiffra sans difficulté les mots muets, mais ne réagit que quand une goutte d’eau glacée lui tomba sur le sommet du crâne, pile au centre ; un frisson lui hérissa toute la peau du dos tandis qu’elle effectuait son premier pas. Au deuxième, elle dérapa et ne dut son salut qu’à un splendide sens de l’équilibre accompagné de moult moulinets des bras... et tout cela en silence et dans la douleur. Taïriss fronça légèrement les sourcils tandis que Lù s’accroupissait pour descendre du caillou en s’aidant de ses mains, puis elle marcha à pas mesurés jusqu’au pied du rocher où il se trouvait avant de l’escalader le plus silencieusement possible.
Enfin elle fut en haut ; Taïriss regarda Lù et Lù regarda Taïriss. Elle était debout, lui toujours assis, dans la lumière ouatée des oisillons-tonnerre.
« Qu’est-ce que tu es venue faire ici ? »
« Te trouver et te ramener. Pas sans ton accord, bien sûr. »
« ... »
Lù hésita :
« Te demander pardon. »
Taïriss pencha la tête sur le côté, comme toujours lorsqu’il s’interrogeait, et la lumière laissa apercevoir l’œil de la caméra qui se cachait derrière ses iris.
« ... »
« J’ai été horrible. Je ne pensais pas que ça pouvait te faire du mal. Tu étais pour moi une chose morte qui faisait semblant de ressentir. Mais j’ai eu tort, tellement tort. Peux-tu encore me pardonner ? »
Le rond noir la fixa puis cligna, paresseusement :
« Pourquoi avoir été si cruelle ? »
« Pour te maintenir loin. J’avais peur. »
« Peur ? »
« De céder. Tu avais raison, depuis le début, je voulais que tu m'appartiennes. »
« Dis-le clairement. »
Elle le dit sans le dire, comme les autres mots, tout en arrondi de lèvres.
« Je t’aime. »
Il soupira et son dos se redressa un peu, comme si un poids était soudainement ôté de ses épaules :
« Tu en as mis du temps. »
« Je t’ai fui tout ce temps, et voilà que tu me retrouves et avec toi des douleurs jamais guéries. C’était un cauchemar très doux. »
« Nous l’avons fait ensemble. »
Lù s’agenouilla et tendit les mains vers lui, légèrement tremblante :
« J’espérais que tu veuilles que je vienne te chercher. Le voulais-tu ? »
Il la laissa effleurer sa mâchoire :
« Je le voulais. Je t’attendais. »
Il ferma les yeux quand elle se tendit vers lui. Elle embrassa silencieusement sa lèvre supérieure avant qu’il ne plonge ses doigts dans ses cheveux et se redresse jusqu’à appuyer son bassin contre le sien. Dans du fouillis de fils qui encombraient le torse, les oisillons se roulèrent les uns contre les autres et nul ne broncha quand le torse de Lù vint s'interposer entre la trappe et l'extérieur. La lumière dessina un clair-obscur sur leurs visages. Alors que Lù tentait de l’embrasser encore, Taïriss recula :
— Lù...
Ce n’était qu’un murmure, mais c’était le premier mot que Taïriss murmurait. Le front contre le sien, elle chuchota :
— Quoi ?
— Il faut que tu me fasses une promesse. Quelque chose de très important. Lù, si tu n’es pas capable de la tenir, alors nous ne pourrons pas être ensemble.
Elle retomba sur ses talons.
— Quelle promesse ?
— Tu ne peux plus te permettre de traiter les êtres intelligents comme tu le fais. Tu n’as d’empathie que pour les espèces dites « inférieures ». Mais les êtres plus complexes souffrent aussi et tu dois également les traiter avec respect.
— ...
— Ne fais plus de mal à autrui. Sauf si tu n’as pas le choix. C’est ma condition.
— ... C’est impossible. Il m’arrive de blesser autrui, même sans m’en rendre compte. Cela arrive à tous les humains.
— L’empathie s’apprend. Tout le monde fait des erreurs, mais je t’aiderai. Faire de son mieux est déjà une chose belle et complexe. Tu promets ?
— Je promets.
— N’oublie pas ce serment.
Elle eut un rire triste et il devinait pourquoi : Lù oubliait tout.
— Inscris-le dans ma chair. Une cicatrice qui t’y fera penser à chaque fois que tu la verras.
— Cela sera-t-il suffisant ?
— Il faut essayer.
Alors elle le mordit au cœur, juste au-dessus de la trappe et ses dents laissèrent une trace profonde dans le latex de sa poitrine.
— Chaque fois que je verrai cette marque, ce sera un rappel. Et petit à petit, j'intégrerai que je suis capable de faire de la peine, même à ce qui n’est pas vivant.
Il lui fit un tout petit sourire en coin et sa main vint chercher la tirette de la fermeture de sa combinaison :
— Bien.
Le vêtement s’ouvrit sur les épaules et se retourna doucement pour laisser apparaître la gorge, le ventre, les bras, les paumes puis les doigts. Elle détailla les os métalliques du dos du robot, puis appuya son bassin contre celui de l’androïde.
« Ah, ça fonctionne encore. »
« Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? »
« Ça fait plus de mille ans, ça aurait pu rouiller ».
Il lui lança un regard sévère :
« J’en prends soin »
Elle étouffa un rire et pendant quelques secondes, l’un des oisillons émergea de son sommeil, pour mieux se rouler en boule et se rendormir à l'intérieur du robot.
« Chut » firent Lù et Taïriss en posant un doigt sur leurs bouches avant que celles-ci se transformassent en sourire. Il colla son regard dans le sien :
« Déshabille-toi. »
« Toi aussi. »
Il lui lança un regard perplexe. N’était-il pas déjà nu ? Alors elle détacha doucement la peau de latex qui entourait une de ses mains, dégageant les phalanges articulées une par une avant d’entrelacer leurs doigts.
« Baissons les armes Taï. Tu n’es pas vivant, tu es un robot, tu ressens des choses avec ton corps de robot... Et peu importe... »
Il ferma les yeux, posa sa main articulée sur la taille de Lù, à la frontière entre la peau et la combinaison à moitié défaite, et se laissa faire quand elle lui ôta le masque qui couvrait son vrai faciès. C’est avec ce visage de métal qu’il l’embrassa, avant qu’elle n’enlève ses derniers vêtements afin de l’attirer à elle pour qu’il la pénètre. Ils firent l'amour lentement, silencieusement, et de mémoire de petit oisillon, tout ceci ma foi ne leur sembla qu'un rêve.
*
La table est recouverte de pots de confitures et de tranches de pain monochromes ; une théière grise laisse échapper dans l’air un long ruban de fumée à côté d’un saule pleureur sans couleur.
« 23 765e jour
Tartine, confiture, jus d’orange.
Nappe à carreaux. QG de Vlariakovsk.
Lù/Tony/Isonima/Gyfu/moi
Élimination des données...
23 766e jour
Brioche, œufs, bruquons
Nappe à carreaux, QG de Vlariakovsk
Lù/Tony/Isonima/Gyfu/moi
Élimination des données...
23 767e jour... »
Taïriss récite tranquillement et Lù le regarde. Ils sont tous là autour de la table, dans le jardin du seigneur des cauchemars, mais Tony, Isonima et Gyfu sont des poupées immobiles au regard vide. Taïriss énumère doucement, ses yeux noirs plantés dans les siens avec ce qu’elle interprète comme de l’insolence. Tous ont la monochromie fanée des illusions de Limbo, il n’y a qu’elle qui garde un semblant de couleur.
Elle fixe l’androïde. Elle n'aurait pas dû penser à tous ces vieux souvenirs... La colère monte en elle, alors elle se lève et renverse la table du petit déjeuner. Les confitures, les assiettes et les invités se vaporisent en fragments de cendre emportés par le vent. Elle crie :
— MENTEUR !
Il n’y a plus que lui et elle. Il reste très calme, très droit sur sa chaise et il sourit ; un sourire cruel qui ne va pas avec son visage parfait.
— Tu n'as pas respecté ta promesse. C'est toi la menteuse.
Et à son tour, il s’évanouit.
Elle reste seule avec la cendre dans sa gorge. La respiration lui manque et elle tousse, tombe dans l’herbe, crache, bave. Ce qui sort de sa bouche est une longue fumée noire, une brume mortelle qui envahit le monde.
175.
Loup ne ressent rien.
Rien quand Andiberry court jusqu’à lui, rien quand il fait rouler le cadavre, rien quand il le relève pour tâter chaque partie de son corps afin de voir ce qui est cassé et ce qui ne l’est pas.
— Par Juniper, par Juniper...
Andiberry appuie le plus doucement possible sur le bleu de sa tempe et sanglote comme un enfant :
— Par Juniper, je l’ai tué.
Au milieu du rien jaillit une poussée de haine d’une telle violence que Loup désire de tout son cœur tuer ce garçon qui pleure, mais c’est trop dur de détester, trop épuisant, et Loup enfouit ça sous une solide couche de rien. Andiberry essuie ses pleurs dans sa manche, ce qui met ses lunettes de guingois, et bégaie :
— Viens... tu... tu as entendu le Griffon. Nous... tu es en danger, il faut partir.
Partir ? Ou ça ? Et pourquoi ? Cela semble... très fatigant.
La fièvre enrobe Loup comme un plaid apaisant. Il ne souhaite plus tuer le garçon assassin, il aimerait bien mourir, lui aussi. Des larmes rondes et grosses comme des perles débordent de ses paupières. Si seulement l’univers entier pouvait mourir !
— Isonima... dit Andiberry. Zozo... il allait te tuer. Je ne pouvais pas le laisser faire ça, je ne veux pas d’un monde sans toi.
Mais Loup se balance d’avant en arrière, recroquevillant son grand corps derrière ses longs genoux.
*
—Pourquoi est-ce que tu t'arrêtes ? C’est presque la dernière.
Taïriss s’est arrêté au milieu du couloir, tandis qu’il soutient la fille avec l’aide de Numéro 2.
— Quelqu’un est en train de pleurer.
Radje les rejoint et tend l’oreille :
— Ça se passe dans tes circuits, je ne perçois rien.
— Tu as toujours eu une ouïe médiocre.
— Est-ce que tu fais exprès d’être désagréable ?
— Non. Peux-tu aller jeter un œil ?
Radje croise les bras devant lui et Taïriss répond d’une voix monocorde :
— Si tu n’y vas pas, c’est moi qui irai, après avoir ramené les clones à bon port.
Serpent soupire ; il déteste les robots stupides qui n’obéissent pas.
— Si c’est nécessaire...
Il remonte le couloir jusqu’à entendre quelque chose. Effectivement, quelqu’un renifle. Par Mock, serait-il possible que... Il se fige en arrivant devant la porte tant la scène semble irréelle : le cadavre de Chien baigne dans son sang sur la couette enfantine de Loup qui pleure à gros bouillons sur le sol, le visage couvert de bleus, en se balançant comme un dément. À côté se trouve un garçon que Radje n’a jamais vu, ce qui est particulièrement improbable dans la Machine.
— Par tous les oiseaux !
La colère le prend tout entier alors qu’il crie en direction de Loup :
— Qu’est-ce qui se passe ! Pourquoi ne te situes-tu pas dans la salle du rêve avec les autres !
Loup ne réagit même pas et Radje lance un regard d’incompréhension à l’autre garçon qui s’explique :
— Ce... ce n’est pas ce que vous croyez. Je viens du dehors pour représenter la résistance, mais il y a un désaccord et j’ai dû abattre ce garçon qui allait tuer Iso, je ne pouvais pas le laisser faire !
Radje hausse un sourcil. Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ? Il n’a pas le temps d’en apprendre plus, car un nouveau coup fait vibrer le sol, plus fort ; la porte de l’ascenseur est peut-être ouverte maintenant. Le sylphe s’avance vers son fils :
— Loup ? Loup, tu m’écoutes ? Nous devons partir, sinon nous sommes perdus.
Loup sanglote et n’écoute pas, alors Radje soupire et s’accroupit :
— Loup.
Tout doucement, et avec une gêne évidente, il enlace le garçon et le serre contre sa poitrine :
— Loup... Loup, je tiens à toi, d’accord. Il faut que tu vives.
Le balancement s’arrête et soudainement, le regard creux reprend un peu de présence. Radje se tourne vers l’autre garçon :
— Il n’y a pas de temps à perdre.
*
— Tu en as mis du temps, commente Taïriss.
— J’ai fait mon possible, grimace Radje tandis qu’Andiberry traîne derrière lui un Loup amorphe, mais obéissant.
Le garçon à lunettes lui lance un regard qu’il a du mal à déchiffrer. Rancœur et regrets.
— Que se passe-t-il ?
— Rien.
Serpent sent confusément que le garçon le méprise pour son mensonge. Les humains sont vraiment...
— Vous lui avez sauvé la vie.
Radje est surpris et marmonne :
— Malheureusement, nous n’avons pas encore réussi.
Il se tourne vers Taïriss :
— Et vous ?
Le robot secoue la tête, tandis que Bebbe remonte des cachots, le visage marbré d’une grande griffure.
— On va devoir renoncer à la dernière. Je n’arrive pas à la faire venir, elle est complètement folle.
L’androïde acquiesce :
— Il ne reste plus que trois minutes. Nous n’avons plus le choix, retournons à la salle des rêves. Numéro 3 a choisi son destin.
Alors qu’ils se dirigent à vive allure vers leur destination— le plus vite que permette la jambe de Numéro 2 —, du bruit se fait entendre au loin : un brouhaha de voix et de couinements de chaussures. Taïriss se tourne face aux futurs assaillants :
— Allez-y. Je vais les retenir.
Radje soupire. Mais pourquoi a-t-il basé son Ki sur des sujets aussi pénibles ? Il n'aurait pas pu y avoir d'autres robots perfectionnés dans le secteur ? Il se place juste derrière Taïriss :
— Je vais rester avec toi.
L’androïde lui fait un petit sourire :
— Vraiment ?
— Même s’ils ont accès à l’ascenseur, ils n’ont la possibilité de faire descendre que peu de soldats à la fois. On devrait les stopper juste ce qu’il faut.
— Ce n’est pas le souci. Il faut le faire en moins de deux minutes si l'on veut les rejoindre.
— Très facile.
— Fanfaron.
*
Alors qu’Olween aide Andiberry à asseoir Loup à côté des multiples clones, Griffon se mord les ongles d’angoisse. Ils sont tous là, tous sauf Radje et cet espèce d’empaffé de Taïriss. Celui qui a le Chapelet, par Mock ! Oh non, il doit arrêter de jurer « par Mock » ! Par quoi peut-il jurer ?
— Plus qu’une minute, commente Berry, l’air abattu.
La situation est des plus étranges : ils sont tous là, des résistants, des membres de la Famille, des obèses au teint malade, des femmes sales en haillons...Tous là à attendre que le compte à rebours finisse... pour savoir s’il y a encore une chance.
Puis il y a Gyfu, Honorine et Grenade, plongées dans un profond sommeil et allongées sur des couchettes, toutes en contact physique avec Georges.
— Plus que quelques secondes, dit Olween.
— Silence ! aboie Griffon.
Ils ne peuvent pas arrêter de le stresser ? Il doit rester calme s’il veut garder les trois femmes dans leur sommeil artificiel. Alors que les secondes s’égrainent, la porte s’ouvre, et un robot échevelé en surgit, à peu près indemne.
— Où est Radj...
Il n’a pas le temps de finir sa phrase que le battant se referme alors que la forme fantomatique du sylphe se glisse dans l’interstice de plus en plus étroit comme un serpent de fumée : la porte est fermée.
— Terminé, souffle Berry.
Dans un clignotement inquiétant, les néons s’éteignent un à un jusqu’à ce que la pièce soit plongée dans le noir. Un silence complet s’abat sur la salle, puis Griffon demande, enroué :
— Est-ce qu’il y a un fumeur ici qui pourrait nous prêter un briquet ?
Quelques secondes s’écoulent avant qu’une petite voix ne réponde :
— Moi, chef.
Une lueur dorée apparaît devant le visage rond d’Anton et Griffon hausse les sourcils : on en apprend tous les jours.
— J’ai même des bougies, chef.
Georges se donnerait des gifles. Comment se fait-il que l’un de ses dormeurs soit plus organisé que lui ? Une grosse bougie blanche est allumée et posée au centre de la pièce ; un nouveau silence s’installe jusqu’à ce que Taïriss finisse par demander :
— Qu’est-ce qu’on attend pour y aller ?
Apparemment, Griffon désirait avoir une bonne raison pour engager cette partie de la conversation.
— Toi, tu ne vas nulle part, je vais juste te demander de me donner le Chapelet. Je suis le dernier représentant de la Famille ici et tu dois m’obéir.
Taïriss le regarde et penche la tête d’un air ingénu. La lumière de la flamme danse sur ses grands yeux noirs :
— J’ai bien peur que cela ne soit pas possible.
Griffon se lève d’un air menaçant :
— Tu oses me désobéir ?
Taïriss ôte les multiples rangs de perles de son cou, puis il tend le collier à Griffon, mais le Chapelet effectue un violent mouvement de recul, comme si on l' avait brûlé.
Alors qu’Olween tente de le saisir, le déplacement devient si rapide que les perles donnent l’impression de vibrer jusqu’à être transparentes, au point d’entailler la main qui se tend vers elles.
— Ouh ! Saleté.
— Ouhouh, répète Raclure, couché aux pieds de la couchette d'Honorine.
Olween retire ses doigts meurtris et Taïriss penche la tête de l’autre côté :
— Vous semblez surpris : seul son Pilier peut toucher le Chapelet. Je peux le transporter pour la simple et unique raison que je ne suis pas un être vivant. Si vous voulez l’emmener dans Limbo, vous aurez besoin de moi.
Nouveau silence et Anton finit par lever timidement la main :
— Excusez-moi, chef. Je ne comprends pas tout, mais ne serait-il pas possible de poser cet objet dans un contenant et de le transporter sans le toucher ?
— Ce doit être envisageable.
Le regard du robot file du dormeur jusqu’à Griffon.
— Vous aurez du mal, il essayera de fuir et une fois perdu, il sera très difficile de le retrouver. Je vous en prie, ne faites pas ça. Un lien extrêmement fort m’unit à Lù. Cela fait plus de cent ans maintenant. Laissez-moi la voir.
Olween s’appuie contre la porte. Dans la pénombre, on ne voit plus de lui qu’une énorme masse de poils de barbe et de cheveux.
— Est-ce que tu te souviens de ton vœu à présent ?
Taïriss le regarde d’un air étonné.
— Je suis désolé, comme je l’ai déjà dit au conseil, je ne me rappelle rien.
Andiberry croise les bras devant son torse.
— Alors nous allons te rafraîchir la mémoire.
— « Un monde où Lù n’existerait pas. » Est-ce que ça te dit quelque chose ? murmure Georges.
— Je vous l’ai dit, je n’ai pas de souvenirs de ce moment, mais si ce vœu est bien le mien, je ne comprends pas ce qui vous étonne.
Griffon éructe :
— Tu plaisantes ? Parce que tu as fait ce vœu, Honorine a diabolisé Lù auprès de Cerf et c’est pour cela que chaque petite fille de notre famille a été tuée à la naissance et cela depuis près de deux siècles ! Et il ne faut pas que ça nous étonne !
Taïriss baisse la tête :
— Je vois. Pardon. Je n’avais pas mesuré les conséquences que pouvait avoir ce vœu. Il est normal que je prenne mes responsabilités pour ce crime. Mais ce n’est pas ce que je voulais dire...
Andiberry ironise :
— Parce que Lù voulait que tu la trahisses, peut-être ?
— Lù a toujours désiré mourir.
Un silence suit sa déclaration, alors il ajoute :
— Je l’aimais. J’ai dû vouloir mettre fin à ça. Je pensais qu’un nouveau Pilier émergerait, pas qu’on en viendrait à... ce bain de sang.
Georges hésite tandis qu’Olween riposte :
— Vous n’allez pas croire ce numéro de mélo. Il nous mène par le bout du nez.
— Je rappelle que je ne peux pas mentir à un membre de la Famille, ni lui désobéir, répond calmement l’androïde.
— C’est faux, tu as tenu tête à Serpent, il n’y a moins d’un quart d’heure, murmure Numéro 2.
— Serpent n’est pas membre de la lignée. En l'absence d’un représentant officiel de la Famille, j’obéis à ma deuxième loi qui est d’aider le plus possible de personnes en détresse, tant que cela ne me mène pas à me faire du mal.
— Georges a demandé que vous vous rendiez dans la salle du rêve avec le Chapelet.
Taïriss lève les mains :
— Et je suis là. J’ai abandonné une personne en danger pour obéir à cet ordre direct.
— Ça suffit.
Tout le monde se tait ; Loup se lève. Avec des gestes lents, il réunit ses cheveux en queue de cheval. Son visage est creusé et sa peau semble grise dans la lueur de la bougie.
— Qu’il vienne ou qu’il ne vienne pas. Peu importe. Mais allons-y.
Il hésite avant d’ajouter :
— Je veux voir ma mère.
Andiberry se tourne vers Griffon.
— Qu’est-ce qu’on fait alors ?
Dépassé, celui-ci se frotte les yeux avant de murmurer :
— Allons-y tous.