Chapitre 21

Par Notsil

Le complexe s’était révélé être un réseau inextricable de souterrains ; Surielle était ravie de la présence de ses trois petits guides qui en connaissaient les tours et détours. Dans les phrases qui leur avaient échappées sous le regard noir de Liam, elle avait compris que nombre de leurs excursions s’étaient faites sans accord parental explicite.

Ils n’avaient pas croisé grand monde, et Surielle avait savouré d’être anonyme, l’absence de regards insistants sur ses ailes.

Killian s’était montré le plus bavard des trois. Il avait son mot à dire sur tout, commentait ce qu’ils découvraient dans chacune des pièces communes. Plus d’une fois, Liam lui avait ordonné de se taire. Le jeune garçon avait décidé qu’il serait le protecteur du groupe, et Surielle sourit face à la détermination qu’il mettait dans son rôle. Un vrai petit Alistair.

Silencieux, Chloan ne lâchait pas sa main. A la pression plus ou moins forte qu’il y mettait, Surielle devinait quand il était inquiet. Elle comprit rapidement qu’il n’aimait pas croiser les Seigneurs, elle s’en voulut de ne pas avoir mieux mémorisé les visages montrés par Esbeth. Si elle ne connaissait pas les arbres généalogiques des Seycams par coeur, Surielle savait nommer les douze Djicams de la Fédération, et pour la plupart, leur entourage proche. Ici, force lui était d’admettre qu’elle ignorait tout des codes locaux. Alors, quand le moment s’y prêtait, loin des oreilles indiscrètes, elle posa quelques questions à Liam.

Il répondit d’abord avec une pointe de dédain, puis, quand il s’aperçut qu’elle s’intéressait vraiment à ses réponses, adopta un ton professoral. Il lui nomma tous ceux qu’il reconnaissait, quand ils pénétraient dans des salles communes, ajouta à sa demande des détails sur la spécificité de chacun des neuf Mondes. Il était intarissable sur Iwar ; le meilleur et le plus beau des neuf Mondes, lieu d’entrainement des féroces Maagoïs - qui à ses yeux, étaient bien plus redoutables que les Mecers des douze Royaumes. Surielle préféra ne pas le contredire. Il avait le temps de comprendre que la réalité ne se limitait pas à qui était le plus fort avec une arme entre les mains.

Un bip insistant retentit ; Liam sursauta, avant de porter le regard sur son poignet gauche.

— Zut ! C’est l’heure. Vite, il faut rentrer, ou maman va être fâchée.

Cette fois, plus question de trainer. Ils accélérèrent le pas, et lorsqu’elle sentit Killian trébucher, elle l’attrapa dans ses bras. Eraïm qu’il était lourd !

Surielle sursauta, paniqua un court instant, le coeur battant. Non, elle était toujours sur Iwar, Liam devant elle et Chloan à ses côtés. Alors ici, elle pouvait prononcer le nom du dieu sans rejoindre son domaine ? Pourtant, elle avait perçu le lien commencer à s’établir… Peut-être n’y avait-elle pas mis assez de volonté ? Peut-être était-elle en train de mieux maitriser son pouvoir ?

Ils arrivèrent plus rapidement que Surielle ne l’escomptait. Dame Esbeth, aidée des deux derniers, mettait le couvert sur la table.

— Vous voilà enfin ! Bon, rangez ce bazar, nous allons avoir besoin de la place.

Les trois grands maugréèrent pour la forme, mais à la surprise de Surielle, ils s’attelèrent aussitôt à ramasser leurs figurines pour les ranger dans les bacs près des murs.

— Tu resteras manger avec nous, Surielle ?

— Oh, c’est gentil, mais… je ne voudrais pas déranger.

— Tu es de la famille, Surielle. Je m’en voudrais de te laisser manger seule.

— D’accord.

— Parfait. Je vais rajouter un couvert.

Esbeth disparut dans la cuisine. Un lieu minuscule, nota Surielle, et complètement différent de ce qu’elle connaissait.

— Tu peux t’asseoir, si tu veux, observa Liam.

En aîné attentionné, il aidait les plus jeunes à prendre place sur une chaise, attachait leur serviette autour de leur cou.

A peine Surielle avait-elle posé ses fesses sur la chaise que la porte s’ouvrit de nouveau. La jeune ailée sursauta, se leva à moitié.

Un rictus sur les lèvres, Éric n’était même pas surpris de la trouver là. Alistair, qui l’accompagnait, l’était clairement, lui.

— Grand-frère !

Avec un bel ensemble, les enfants quittèrent leur place pour se jeter sur Alistair, dans une embrassade qui manqua de le renverser. Il eut un mot pour chacun ; Surielle le découvrit sous un nouveau jour, loin de l’apparente sévérité dont il aimait à se parer.

Dans l’encadrement de la porte de la cuisine, Esbeth contemplait ses fils avec attendrissement, Éric à ses côtés. Surielle percevait toute la force qui les liait. Quel que soit le drame qu’ils avaient vécu, leur famille était plus que soudée.

Pour la première fois, il tarda à Surielle de rentrer chez elle, de retrouver ses parents, de serrer son frère et sa soeur dans ses bras.

— Laissez Alistair tranquille et installez-vous, les enfants, fit enfin Esbeth. Vous ne voudriez pas mettre votre père en retard ?

Ils se faufilèrent prestement à leur place. Esbeth leur servit un plat que Surielle ne reconnut pas. Des légumes et de la viande, supposa-t-elle, dans une sauce épaisse légèrement sucrée.

— Le prince Rayad souhaiterait que tu sois présente à la réunion de cet après-midi, Surielle.

— Pourquoi ? questionna-t-elle en reposant ses couverts. Je n’ai rien de plus à dire qu’il ne sache déjà…

Le regard gris qui se posa sur elle était à la fois familier et intimidant. Impossible toutefois d’ignorer l’écarlate non loin de là.

— Tu es la fille de la Souveraine des douze Royaumes, Surielle.

— Mais la Fédération ne sait même pas qu’ils ont été sur notre sol.

Le demi-sourire d’Éric ne fut pas pour la rassurer.

— Les Seigneurs ne savent rien d’autre que ce que Rayad leur rapportera. Ta présence serait un atout… et ton absence, notée comme une absence de soutien de la part de nos alliés.

Surielle frissonna. Il n’avait pas tort. Elle détestait les rouages de la politique auxquels sa mère était confronté et voilà que tout ce qu’elle avait laissé derrière elle la rattrapait.

— Très bien. Même si je ne vois pas en quoi je serai utile.

— Il te faudra être prudente, Surielle, prévint Esbeth. Les menaces et le chantage font partie des armes utilisées par les Seigneurs. Si tu leur apparais vulnérable… ils en profiteront.

Surielle s’efforça d’acquiescer avec confiance malgré la sueur glacé qui descendait le long de son échine. Elle était seule, ici, ne pourrait se fier qu’à Alistair et sa famille. Et encore…

Trouver l’Éveillé, le ramener au dieu, rentrer chez elle : voilà quels seraient ses objectifs, désormais.

— Je ferai de mon mieux. Et je ne suis pas aussi fragile.

— Je n’en doutais pas, répondit le Commandeur. Esbeth a néanmoins raison. La plupart des Seigneurs sont loyaux au prince Rayad, mais… l’usurpateur s’est proclamé Empereur, et aux yeux de certains, c’est suffisant. L’Empire se gouverne par la force. Le prince Rayad doit se révéler digne de la confiance que nous avons en lui.

— Je comprends.

La conversation lui ayant coupé tout appétit, Surielle prit poliment congé. Elle avait envie de calme et de solitude, et tant pis si ça passait par sa chambre minuscule. A sa surprise, Alistair l’accompagna.

— Tu me crois incapable de me repérer, c’est ça ?

— Entre autres. Et puis… je peux t’indiquer où tu pourras te laver, et comment t’y prendre pour que personne n’entre pendant que tu t’y trouves.

Une nouvelle fois, l’apparente décontraction d’Alistair l’étonna.

— Tu es… différent, depuis que nous sommes rentrés.

— Tu trouves ? s’étonna Alistair.

— Oui. Plus calme, plus posé… tes frères t’adorent, en plus, et je ne pense pas que ça serait le cas si tu te montrais aussi arrogant avec eux que tu ne l’étais à Valyar.

Alistair soupira.

— Je ne suis pas tant comme tu le dis… mais tu n’avais peut-être pas réalisé la pression qui pesait sur mes épaules. La sécurité des héritiers impériaux dépendait de moi et j’ai frôlé la catastrophe plusieurs fois. Ici, ce n’est plus mon rôle, et je t’avoue que ça me convient parfaitement. Je n’ai jamais été formé à être un garde du corps.

Surielle songea que son cousin avait un tempérament bien plus complexe qu’elle ne l’avait cru. Elle n’était pourtant plus une enfant, vivait dans la capitale des Douze Royaumes, côtoyait chaque jour des Seyhids sans chercher à se mêler à leurs intrigues. Tout lui paraissait plus dangereux, ici, alors que des duels se livraient chaque jour sur Massilia et que les empoisonnements n’étaient pas si rares sur Sagitta. Les terrestres méprisaient les ailés et leur amour des armes, pourtant ils savaient se montrer bien plus retors qu’eux. Et comment se fier à leur seule parole, alors qu’ils n’étaient aucunement tenus à la vérité ?

— Tiens tiens, tu as enfin trouvé une petite amie qui accepte de s’afficher avec toi, Alistair ?

Interdite, Surielle s’immobilisa à la suite de son cousin. Devant eux, un jeune homme qu’elle ne parvint pas à identifier - elle était encore trop novice ici. Le pantalon d’un bleu clair arborait deux lignes rouges sur les côtés, tombait sur des bottes courtes impeccablement cirées et si Surielle ne connaissait pas les codes  impériaux, les galons sur la veste d’un bleu soutenu indiquaient qu’elle se trouvait en présence d’un officier. Son visage était plutôt avenant, rasé de près, avec des yeux noisette et de courts cheveux blonds en brosse. Le pli moqueur sur ses lèvres lui déplut immédiatement.

Surielle porta la main à son épée, hésita un instant. Quelles étaient les règles en vigueur, ici ? Avait-elle le droit de réclamer un duel pour son honneur ? Elle ressentit l’envie urgente de parler à Esbeth. Le Commandeur serait une alternative, mais il lui paraissait encore bien trop intimidant.

A contrecoeur, Alistair salua brièvement son vis-à-vis. Surielle hésita un instant à l’imiter, s’y refusa. Après tout, ils n’avaient pas été présentés, elle n’avait aucun moyen de connaître son rang. Et l’éclair d’agacement qui passa dans son regard la conforta dans son choix.

— Mes relations ne te regardent pas, Wakao, signala Alistair.

Capitaine Wakao, pour toi. Mais bon, ça ne m’étonne qu’à moitié. Seule une descendante d’esclaves se trouverait ainsi honorée.

Cette fois, Surielle aurait dégainé si la poigne d’Alistair ne l’en avait empêchée.

— Ne m’empêche pas de me défendre, gronda-t-elle.

Wakao ricana.

— Coriace, avec ça. Tu as raison de la tenir en laisse, son contact me serait par trop écoeurant.

— Tu m’expliques, Alistair ? s’impatienta Surielle. Parce que si tu continues à te murer dans le silence je t’en colle une avant de m’occuper du blondinet.

Outré, Wakao allait répliquer mais Alistair le prit de court.

— Je n’apprécie pas le capitaine Wakao, mais j’ai eu peur que tu ne décides de le tuer. Ce n’est pas une pratique si courante, par chez nous, enfin, pas de manière si franche. Et puis nous avions oublié les présentations. Capitaine Wakao so Kiya, je te présente donc Surielle sey Garden, la fille ainée de la Souveraine de la Fédération des Douze Royaumes. Et au cas où tu ne l’aurais pas compris, en terme d’étiquette elle est bien plus haut placée que toi.

Wakao avait blêmi durant la tirade d’Alistair, et Surielle croisa les bras avec satisfaction. Certes, Alistair dégoulinait de suffisance, mais cet imbécile avait osé la comparer avec leurs esclaves ! Elle n’aurait pas été fâchée de ponctuer le discours de son cousin de quelques centimètres d’acier.

— Toutes mes excuses, mademoiselle Surielle, s’inclina Wakao avec raideur. Il parait évident que je me suis mépris sur votre personne.

— Merci, répondit Surielle avec un léger signe de tête. Vous serez bien aimable pour passer le mot à vos collègues, j’imagine ?

— Ils ne vous importuneront pas, je vous le promets.

Le capitaine darda un dernier regard noir à Alistair avant de s’éloigner à grands pas. Alistair ricana.

— Depuis le temps que je rêvais de lui clouer le bec, à celui-ci !

Il consulta son chrono et jura.

— Nous allons être en retard à cause de cet abruti.

Alistair accéléra le pas, Surielle à sa suite. Dans l’un des couloirs, ils trouvèrent les douches promises. Alistair se chargea de lui expliquer tous les détails et patienta à l’extérieur.

Le carrelage blanc et froid fit frissonner Surielle. Tout était tellement impersonnel ! Malgré les explications de son cousin, elle tâtonna pour comprendre les commandes. Une fois sous le jet d’eau chaude, par contre, tous ses soucis s’envolèrent. Ne plus penser à rien, profiter du moment présent. C’était une bénédiction.

L’instant fut bien trop court à son goût, mais il était temps de revenir aux priorités. Elle se sécha avant d’enfiler une tenue propre. Pas de robe, elle s’y était refusée par principe. Taka avait pourtant glissé l’une des siennes dans son sac, arguant qu’elle pourrait en avoir besoin.

Pour quelle raison, par Eraïm ? On ne demandait jamais aux hommes de dévoiler leurs jambes, après tout.

Quand elle émergea, Alistair piétinait d’impatience.

— Je te suis, souffla-t-elle, bien heureuse de ne pas avoir à réfléchir au chemin à emprunter. Qui sera là ?

— Le Seigneur Jahyr, le Seigneur Evan… des représentants des autres Seigneurs, je ne les connais pas. La politique, ce n’est pas mon domaine. Je ne suis présent qu’à la requête du prince Rayad, parce que j’ai été à ses côtés.

Alistair jura en s’apercevant que la réunion était sur le point de commencer, et Surielle franchit la porte à sa suite. Elle était mortifiée d’arriver la dernière.

Le mobilier était sommaire, comme leurs logements dans cette base retranchée. La table ovale occupait l’essentiel de l’espace, rien n’ornait les murs nus et sombres. Il ne restait plus qu’une chaise libre, et Surielle s’y faufila prestement, heureuse d’être près de Shaniel. Elle ne reconnaissait personne.

— Nous sommes donc au complet, annonça Rayad en se levant. Permettez que je vous présente Surielle sey Garden, la fille ainée de la Souveraine de la Fédération des Douze Royaumes.

Surielle salua poliment l’assemblée, le coeur battant d’être ainsi au centre de l’attention. A son soulagement, Rayad poursuivit :

— Lors de notre séjour sur le sol de la Fédération, nous avons appris que la déesse Orssanc, qui protège notre Empire, est plongée dans un profond sommeil. Un sommeil qui pourrait bien la détruire, du fait de l’affaiblissement de son culte.

— Un culte que votre père, Orssanc garde son âme, a lui même interdit et démantelé, objecta le Seigneur Evan.

— Et reformé, Seigneur Evan, certes de manière minimale, pour permettre le fonctionnement de la Porte, lui retourna Rayad. Les Stolisters ont eu des années pour préparer l’invocation de leur dieu, Orhim. Un dieu qui a détruit Arian, pour que vous ne doutiez pas de sa puissance.

— Vous êtes bien informés, s’étonna le Seigneur Jahyr. Êtes-vous certain que la destruction d’Arian est l’oeuvre du dieu lui-même, non de sa flotte ?

Rayad acquiesça, et les murmures des conversations enflèrent. Ses poings se serrèrent sous la table. Il ne les avait pas convaincu, et il ne pouvait même pas leur en vouloir, car il aurait réagi de la même façon.

— Permettez-moi de douter, dit enfin le Seigneur Jahyr, cristallisant les pensées de tous. Les dieux et les déesses… certes le culte est pour ceux qui croient, mais quand même… notre développement est suffisamment avancé – sans vouloir vous vexer, mademoiselle – pour que nous ayons compris qu’il n’y a nulle entité supérieure et que notre survie dépend de nous.

— Je n’ai rien inventé ! protesta Surielle. Les dieux existent, et nous avons vu Eraïm !

La sensation de tiraillement la fit grimacer un instant. Établir le lien était plus difficile ici, ou bien elle arrivait mieux à se contrôler. C’était rafraichissant de ne plus avoir à surveiller ses paroles. Enfin, en ce qui concernait les dieux.

— Une hallucination peut être collective, proposa Evan, amusé.

Vexée, Surielle croisa les bras. Elle avait terriblement consciente d’être trop jeune pour renverser les convictions bien établies d’hommes et de femmes au pouvoir depuis longtemps. L’une des silhouettes, d’ailleurs, gardait son attention sur elle, depuis les profondeurs de sa capuche d’un bleu sombre.

— Vous ne me croyez pas, dit-elle avec tout le calme qu’elle put rassembler.

S’énerver ne servirait pas ses plans et serait un net désavantage.

— Je suis massilienne, poursuivit-elle. Je ne peux pas mentir. Réveiller Orssanc est d’une importance capitale ! Vous devez me croire !

— Moi, je vous crois.

Interdite, Surielle considéra la silhouette qui venait de se lever. Il abaissa lentement sa capuche grise, révélant le crâne lisse et rasé d’un Prêtre d’Orssanc. Sur sa bure étaient brodées les flammes rouges d’Orssanc, le symbole de sa charge.

Ses yeux pâles, d’un bleu délavé, transperçaient l’âme.

Il était perturbant d’être soutenue par un tel homme alors que le culte d’Orssanc avait été au cœur des problèmes que ses parents avaient rencontré.

Evan ricana.

— Ce ne sont que des futilités. La vraie question, c’est comment déloger les Stolisters. Pas ramener une déesse qui n’a pas été fichue de veiller sur nous et en qui plus personne ne croit !

— La technologie ne nous sauvera pas, cette fois, railla le Commandeur. Rappelez-vous pourquoi Iwar résiste, et pourquoi Arian a été détruite.

Evan serra les poings et son regard s’étrécit.

— Votre planète n’aurait pas résisté non plus si elle avait eu à faire face à… ça !

— En attendant, ce sont mes dragons qui ont détruit la moitié de leur flotte, riposta Éric.

— Si nous cessions de nous quereller ? intervint le Seigneur Jahyr. Le temps nous est compté. Reprenez, Surielle.

La jeune femme parcourut du regard les rares seigneurs devant elle. Evan, Jahyr dont Shaniel lui avait soufflé le nom, le Commandeur, le Prêtre d’Orssanc… il en restait trois qu’elle n’avait identifié, dont la silhouette à capuche bleu sombre. Peut-être qu’Esbeth pourrait l’éclairer, ce soir.

— Je maintiens ce que j’ai dit, reprit Surielle. J’ai vu Eraïm, et c’est lui qui nous a transportés ici également. Je n’ai qu’une seule preuve. Rayad serait mort dans une embuscade sans l’intervention d’Eraïm. Le confirmeras-tu, Alistair ?

Surielle fut bien contente que l’attention générale se reporte sur son cousin. Même son père avait froncé les sourcils et Rayad pinçait les lèvres, la désapprobation visible sur son visage. Apparemment, Alistair avait omis d’évoquer cet incident.

— Sa blessure a miraculeusement disparu, répondit-il à contrecœur. Je ne sais pas comment, à part que Surielle a admis avoir fait quelque chose. Plus tard, elle nous a effectivement conduits auprès d’Eraïm, et je peux jurer que nous n’avions absorbé aucune substance.

— Il m’a assuré que je devais trouver l’Éveillé. Une fois Orssanc de retour, vous serez sur un pied d’égalité pour traiter avec les Stolisters, ajouta Surielle.

— Où en sont les négociations ? intervint justement la silhouette à la capuche bleue.

— Échec total, soupira le Seigneur Evan. Je pensais qu’ils écouteraient au moins nos propositions, mais aucun de nos hommes n’est revenu.

— Je suis désolé, Kota, dit Jahyr, mais je crains que Dame Anka soit poussée à choisir son camp plus tôt que prévu.

— Je comprends, Seigneur Jahyr. Mais il commence à lui être difficile de justifier l’absence des troupes impériales auprès des Stolisters.

Surielle perdit rapidement le fil des discussions alors que le temps s’écoulait. Elle réalisa qu’ils n’arriveraient pas à se mettre d’accord aujourd’hui. Au visage fermé de Rayad, elle comprit qu’il en était frustré et son coeur se serra. Il méritait tellement mieux !

— Seriez-vous disponible pour une petite discussion ? Après le repas, si ça ne vous fait pas trop tard ?

Surielle sursauta avant de réaliser que le Prêtre d’Orssanc s’adressait à elle.

— Bien sûr, répondit-elle en se reprenant.

— Nous sommes dans le même camp, maintenant. Je sais que nous ne révérons pas le même dieu, cependant, nous partageons des croyances proches. Je vais me renseigner sur cet Éveillé.

— Merci.

*****

Surielle avait rejoint sa chambre. Il ne restait qu’une heure avant le diner, et elle désirait profiter d’un peu de silence pour ordonner ses pensées. Alistair l’avait prévenue que le confort serait sommaire, et il n’avait pas menti. Le lit n’était qu’une couchette étroite contre le mur, clairement pas adaptée à sa morphologie. Dessous, des placards permettaient de ranger des affaires qu’elle ne possédait pas.  Enfin, son simple sac restait bien trop précieux à ses yeux pour qu’elle se permette de le ranger ici, même si l’endroit était censé être sécurisé.

Surielle soupira.

Quand donc pourraient-ils entamer les recherches pour retrouver l’Éveillé ? C’était bien beau de se terrer ici pendant que le Commandeur et ses Maagoïs luttaient contre les Stolisters, mais elle se sentait impuissante, désœuvrée, et détestait ce sentiment.

Quelqu’un frappa à la porte.

— Je peux entrer ? fit une voix étouffée que Surielle ne reconnut pas.

— Laissez-moi le temps de trouver comment faire, marmonna-t-elle en réponse.

Surielle s’approcha de la porte, posa sa main sur la plaque noire. Avec un sifflement, la porte s’effaça pour révéler son visiteur. Elle recula d’un pas, surprise.

— Rayad ?

— Puis-je entrer ? répéta-t-il.

— C’est petit, prévint Surielle.

— Merci.

La porte se ferma derrière lui ; aussitôt Surielle sentit les murs se refermer autour d’elle. Elle frissonna. Aucun ailé n’appréciait les espaces clos.

— Quelque chose ne va pas ? s’enquit Rayad.

Comment avait-il perçu son malaise ?

— Je… j’ai du mal avec cet endroit. Je m’y ferai, ne t’inquiète pas.

— Si je peux faire quoi que ce soit… dis-moi.

— Pourquoi cela t’inquiète-t-il autant ? Tu es de retour chez toi. Tu as bien d’autres problèmes à régler.

Rayad soupira, passa par réflexe une main dans ses cheveux courts.

— Que tu puisses croire que tu n’es pas au centre de mes préoccupations me peine, Surielle.

Son cœur s’affola. Était-il en train de sous-entendre… non, elle devait arrêter de se bercer d’illusions. Il était gentil parce qu’elle était une invitée. Il n’y avait rien de plus. Il n’y aurait jamais rien de plus.

Rayad inclina la tête sur le côté.

— Pourquoi ai-je l’impression que tu te voiles la face, Surielle ?

— Moi ? Non, je…

Surielle s’empourpra. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Pourquoi sa seule présence suffisait-elle à lui faire perdre l’esprit ?

Et pourquoi se rapprochait-il autant ? Surielle prit une grande inspiration.

— Tu me mets mal à l’aise, Rayad.

— Et est-ce un mal à l’aise plutôt agréable ou plutôt désagréable ?

Interdite, Surielle se figea, chercha une réponse adéquate dans les yeux de braise qui ne la quittaient pas.

— Je n’ai pas envie de répondre à cette question, biaisa-t-elle. Qu’es-tu venu faire ici ?

— Te parler, comme je te l’ai dit. Aurais-tu peur de moi ?

— Non, bien sûr que non !

— Alors pourquoi es-tu sur la défensive ? Pourquoi agis-tu avec moi comme si j’étais un étranger, depuis que nous sommes sur Iwar ? T’ai-je donné une seule bonne raison pour que tu te défies ainsi de moi ? Par Orssanc, Surielle ! Que me reproches-tu ?

La jeune femme ne répondit pas. Elle comprenait parfaitement la colère de Rayad, et pourtant… elle n’arrivait pas à formuler une réponse.

Que souhaitait-il ? Que souhaitait-elle ?

— Je vais être très occupé dans les prochains jours, poursuivit-il face à son mutisme. J’aurais aimé profiter de mes derniers instants de libres. Mais puisque tu te refuses à…

— Vas-y, dis que c’est ma faute tant que tu y es ! cracha Surielle.

Comment osait-il ?

Rayad se contenta de sourire.

— Je te préfère furieuse plutôt qu’indifférente.

— Eraïm ce que vous êtes tous pénibles ! C’est très impoli d’insister ainsi sur les sentiments d’un ailé. Tu joues avec moi et je déteste ça.

Le jeune homme resta silencieux un long moment, suffisamment pour que sa colère à elle retombe.

— Pardonne-moi si je t’ai offensée, dit-il enfin. C’était loin d’être mon intention. C’est… difficile aussi pour moi.

Surielle croisa les bras.

— Alors imagine si tu ne pouvais mentir. Si l’on cherchait à t’obliger à la vérité. À une vérité dont tu n’as peut-être pas vraiment conscience, à une vérité que tu refuses.

— Et ce n’est pas quelque chose dont j’ai l’habitude. Mais je comprends mieux. Enfin, je le crois. Vraiment, Surielle, je ne voulais pas te mettre mal à l’aise.

Elle eut un faible sourire.

— Merci.

Rayad s’éclaircit la gorge.

— J’avoue cependant que tu as raison. Et je découvre que je n’ai pas l’habitude d’être si direct dans mes approches.

Il prit une grande inspiration.

— Je t’apprécie beaucoup, Surielle. Vraiment beaucoup. Je… Chaque fois que tu es près de moi, je n’arrive plus à réfléchir. Je ne sais pas si tu ressens la même chose de ton côté, mais j’aimerai vraiment…

—  Oui, coupa-t-elle alors que ses pommettes prenaient une délicate teinte rosée. Tu peux.

La joie mêlée de surprise qu’elle lut sur son visage la réchauffa. Son cœur s’emballa alors qu’il comblait la distance qui les séparait, que ses lèvres effleuraient les siennes. Un premier contact tout en légèreté ; bientôt suivi d’un deuxième bien plus intense, avant que Surielle ne perde la notion du temps.

Pourtant, elle finit par le repousser, le souffle court.

— C’est de la folie, Rayad.

— Pourquoi donc ? interrogea le jeune homme en la ramenant contre lui.

— Parce que tu es le futur Empereur ! Par Eraïm, je n’aurais jamais dû accepter.

— Si tu regrettes ta décision…

— Non ! Bien sûr que non ! Mais…  tu es ce que tu es, et je suis ce que je suis. Il ne peut ressortir rien de bon de cette histoire.

— Suri… dit-il doucement en pressant son front contre le sien. Ce n’était qu’un baiser.

— J’en ai compté plus qu’un, rétorqua-t-elle.

— Certes, convint Rayad avec un sourire.  Mais rien ne nous lie encore pour la vie. Pourquoi ne pas te laisser le temps de voir où cela va nous mener ?

La jeune femme ne répondit pas, pas plus qu’elle ne chercha à s’éloigner de lui. La gorge nouée, Rayad n’osait parler. Sous ses doigts, il percevait ses frémissements. Qu’avait-elle vécu, pour qu’une simple étreinte la mette dans cet état ? Elle était si craintive dès qu’il s’agissait de ses sentiments…

Les siens étaient clairs depuis le début. Il n’avait jamais cru en ces histoires à dormir debout, où l’être aimé apparaissait nimbé d’un halo rosé, où il serait foudroyé par l’amour juste en posant les yeux sur une personne… et pourtant il avait été attiré d’instinct par sa fougue, ses réparties cinglantes, sa volonté d’indépendance.

Shaniel l’avait perçu aussi, bien sûr. Il était incapable de cacher quoi que ce soit à sa jumelle. Mais contrairement à Rayad qui s’était convaincu que Surielle le voyait comme un simple compagnon, Shaniel s’était rapproché de la jeune ailée pour l’inciter à se dévoiler.

 C’était aussi grâce à elle qu’il était là aujourd’hui. Shaniel savait quand le pousser à agir. Ils ne se  connaissaient pas depuis longtemps, mais il s’était aperçu que Surielle se montrait moins agressive envers eux et avait cédé aux arguments de Shaniel.

Qu’avait-il à perdre, après tout, à part un peu de sa dignité ? Être là avec elle, la tenir contre lui, était euphorisant. Elle était si différente…

— Inutile de brûler les étapes, dit-il enfin. Je sais que nous avons tous les deux des obligations. Nous confronterons les obstacles quand ils se présenteront à nous.

— Je ferai de mon mieux, Rayad. Je ne peux pas dire que j’aime ça.

— Je comprends. Je ne veux pas te faire souffrir, Suri.

— Merci de ta prévenance. Et ne m’en veux pas de chercher à me protéger. Je n’accepte plus de souffrir par la faute des autres.

Le jeune homme retint son souffle. Cet aveu était une porte entrouverte sur les blessures qu’elle avait subies. Une fois encore, elle le surprenait par son courage.

— Me laisseras-tu te prouver que je peux tenir ma parole ?

Surielle considéra leurs mains liées, leur proximité dans cette étreinte si réconfortante. Une chaleur qui lui avait manqué. Se risquerait-elle à lui faire confiance pour autant ?

La confiance, si versatile.

Sa mère savait se montrer méfiante, mais aussi écouter son instinct. Son père, lui, aurait haussé les épaules. Toujours faire confiance, puis faire payer à ceux qui vous trahissaient. Simplement massilien.

— Très bien, souffla-t-elle.

Rayad sentit la tension le quitter. Il n’avait pas réalisé à quel point il avait douté. Le plus difficile restait cependant à venir. Il y avait leur quête, il y avait sa vengeance, il y avait son besoin de reprendre les rênes de l’Empire. Orssanc lui vienne en aide. Avec retard, il réalisa que la déesse n’avait même plus ce pouvoir. Surielle avait raison, l’Éveillé était une priorité.

— Tu es libre, ce soir ?

Surielle étouffa un rire, puis se recula.

— Je dine avec la famille d’Alistair, et le prêtre d’Orssanc a été plus rapide que toi à me proposer un rendez-vous.

— Je vois où sont tes priorités, maugréa Rayad pour la forme.

— Tu n’avais qu’à te montrer plus rapide, rétorqua Surielle.

Il haussa les sourcils.

— J’aurais cru que la rapidité n’était pas toujours une qualité ?

Surielle rougit mais ne se décontenança pas. Elle s’approcha, plongea son regard dans les iris écarlate, sourit quand leurs nez se frôlèrent. Leurs souffles, si proches, s’accélérèrent. Elle effleura ses lèvres tout en se dérobant à son baiser, laissa échapper un rire avant de poser la main sur sa poitrine.

— Tu me mets en retard, Rayad. Mais… l’entrevue avec le prêtre ne devrait pas me prendre toute la soirée.

— Et comment dois-je interpréter ta phrase ? s’enquit le prince avec un sourire.

— A toi de le choisir…

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Nathalie
Posté le 08/09/2023
Bonjour Notsil

Esbeth disparut dans la cuisine. Un lieu minuscule, nota Surielle, et complètement différent de ce qu’elle connaissait.
→ C’est bien mais pas assez à mon goût.

Malgré les explications de son cousin, elle tâtonna pour comprendre les commandes.
→ Ça, c’est bien. Par contre ? Pas de « c’est drôlement chouette d’avoir de l’eau chaude à volonté » ou un truc du genre ?

Pour quelle raison, par Eraïm ?
→ Elle prononce de nouveau le nom du dieu sans qu’il ne se passe rien et cette fois, ne s’en étonne pas.

On ne demandait jamais aux hommes de dévoiler leurs jambes, après tout.
→ parce qu’une robe dévoile forcément les jambes des femmes ? Au moyen-âge, elles étaient toutes longues (les robes) et donc cachaient au contraire tout. Voir une cheville était hautement érotique.

Il ne les avait pas convaincu
→ convaincus

J’ai vu Eraïm, et c’est lui qui nous a transportés ici également.
→ Le « également » est de trop

Pourquoi agis-tu avec moi comme si j’étais un étranger, depuis que nous sommes sur Iwar ?
→ La virgule est de trop.

J’aurais aimé profiter de mes derniers instants de libres.
→ libre

Orssanc lui vienne en aide. Avec retard, il réalisa que la déesse n’avait même plus ce pouvoir.
→ J’aime beaucoup cette façon que tu as de faire entrer des prières dans les pensées quotidiennes des gens puis de les rendre très terre à terre.
Notsil
Posté le 11/09/2023
Coucou,

Bien vu pour les détails de description. L'eau courante ils l'ont parfois dans la Fédération, l'eau chaude courante c'est plutôt un luxe donc là l'avoir dans un bunker d'urgence, ouaip, elle devrait être + étonnée. Et que je rajoute des commandes autres que fermer/ouvrir un robinet, d'ailleurs ^^

La longueur des robes vrai que je n'ai jamais trop abordé le sujet. Il n'y a pas que du long sur le sol de la Fédération, mais je n'ai jamais précisé non plus que le court était considéré comme sexy ou attirant, en plus, à part que c'est la tenue de certains. Puis Surielle est une ailée, elle ne vole pas avec une robe longue - ni avec une robe tout court ^^ - mais plutôt en mode tunique + leggins (peut-on dire leggins en fantasy, j'ai beau l'avoir lu dans the Witcher, ça me fait quand même bizarre.). M'enfin faudra donc que je revois ce passage. L'année 2024 sera l'année des corrections je crois ^^

Merci ^^
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