CHAPITRE 21

Par Taranee

PRESENT : ELIJAH

 

            C’est Abigail qui vint le chercher lorsque l’accident eut lieu. Elle déboula dans le « bistrot », essoufflée, sonda la salle de son regard noisette pendant un instant, puis se dirigea vers Elijah.

- Mais qu’est-ce qui t’a pris de venir au bistrot aujourd’hui alors que je te trouve toujours dans ta chambre d’habitude ?!

Elijah entama un haussement d’épaules tout en portant son verre à sa bouche mais la jeune femme lui prit le récipient, le posa sèchement sur la table, et lui attrapa le poignet.

- Mais qu’est-ce que…

- Pas le temps. coupa-t-elle : Joanna t’expliquera tout, Jake et elle t’attendent et moi je te cherche depuis un quart d’heure !

Sans lui laisser plus de temps pour répondre, elle le tira de son siège avec une force stupéfiante et l’entraîna dans les couloirs, marchant d’un pas si rapide qu’Elijah devait parfois trottiner pour la rattraper.

            Deux minutes plus tard, ils faisaient une entrée fracassante dans le bureau de McDDorsey. L’homme s’était appuyé sur son bureau et avait l’air détendu, à la différence de Joanna Khantson, qui arpentait la pièce de long en large à grands pas. Quand elle vit Elijah apparaître dans l’encadrement, elle se précipita vers lui, l’attrapant par les épaules.

- Enfin ! Ça doit bien faire vingt minutes qu’on t’attend ! Tu étais où ? Non, enfaite je n’ai pas besoin de le savoir. Il y a un problème et il faut que tu nous aides !

Jake s’avança et écarta Joanna du jeune adulte qui semblait confus. Il se tourna vers Elijah. Le rictus ironique qu’il arborait habituellement avait quitté son visage et le léger pli entre ses sourcils indiquait qu’il n’était finalement pas si détendu que ça. Il prit la place de sa comparse et expliqua le problème.

- Le virus a touché quelqu’un, il y a une semaine : M. Amon. Normalement, la maladie agit en trois semaines sur les mages blancs et deux sur les mages noirs qui sont plus vulnérables à cause de leur pouvoir, mais M. Amon est déjà aux portes de la mort. Certainement parce qu’il est vieux. Il ne pourra pas tenir plus d’un jour. Peut-être deux, mais après c’en sera fini de lui. Nous croyions que la maladie mettrait plus de temps à agir et comptions te demander de l’aide plus tard, lorsque tu te serais entraîné à résister à la souffrance qu’elle te procure, mais on n’a plus de temps.

- Mais je ne peux pas le guérir. C’est d’ailleurs pour cela qu’on doit infiltrer le LERM : il faut récupérer les dossiers permettant de fabriquer un vaccin ou un remède.

- On ne te demande pas de le guérir. Intervint Joanna : Mais la maladie s’attaque aux réserves d’énergie magique et les grignote petit à petit jusqu’à ce que le mage n’en ait plus assez pour survivre. Pour être claire : ce vieil homme a besoin d’une grande quantité d’énergie magique de toute urgence. C’est le seul moyen d’éloigner temporairement la maladie. Et pour ça, il nous un mage qui ait une immense quantité d’énergie magique. Il nous faut un œil-d’or. Tu es le seul ici à en être un, Elijah.

Besoin d’un œil-d’or, hein ? Et qu’auraient-ils fait s’il n’avait pas été là ? Ils auraient laissé cet homme mourir ? Elijah fronça les sourcils. Et lui ? En était-il capable ? Le voulait-il ? Il était confus. Des pensées lâches et égoïstes s’interposaient entre d’autres, héroïques et altruistes. Il fallait prendre une décision : sauver cet homme, ou le laisser à sa mort. Mais pouvait-il porter seul le poids de cette décision ? Non. Il ne pouvait pas. Il ne pouvait pas se porter garant de la survie de cet homme. Et qu’allait-il faire s’il échouait ?

            Comme si elle avait deviné ses pensées, Joanna plongea son regard dans celui du mage de soins.

- Je te demande seulement d’essayer. Ce ne sera pas ta faute s’il… Enfin. Ce sera à cause de la maladie. Tu dois essayer…

- Je ne peux pas.

Cette phrase provoqua un rire chez lui. Un rire faux qui tirait vers les aigus. Abigail lui lança un regard inquiet.

- Ben non. Je ne peux pas. répéta-t-il : Je  suis pas un héros, je ne suis même pas un mage normal. Je suis censé faire quoi, là ? Je vais avoir la vie de quelqu’un entre mes mains. Sauf que je ne suis même pas compétent !

- C’est faux. Déclara Abigail : C’est toi qui as soigné la jambe d’Ethan, quand il s’est blessé. Aya et Evvy t’ont vu en action.

- Mais ce n’est pas pareil ! Une blessure, c’est concret, on voit clairement ce qu’il faut réparer ! Mais ce n’est pas pareil avec une maladie ! Je ne sais pas comment m’y prendre ! Vous croyez que je n’ai pas essayé ?! Mais la dernière fois que j’ai tenté de faire ça j’ai tué quelqu’un !

 

 

PASSE :

 

            La porte du bureau s’ouvrit et une voix s’en échappa. C’était une voix désagréable et irritée, une voix qui puait la menace.

- Meyer Elijah. Entre.

Le garçon se leva. Il contracta les muscles pour cacher les tremblements qui le secouaient. Il jeta un regard à l’enseigne sobre qui couronnait la porte : Directeur. Le médecin s’était empressé de faire son rapport après l’incident et la convocation n’avait pas tardé. Lorsque les surveillants étaient entrés dans le dortoir, tous les enfants avaient reculé au fond de la pièce. Mais pas Elijah. Elijah savait qu’on venait le chercher. La voix se fit impérieuse et répéta son ordre. Le jeune homme sursauta et entra finalement.

            La pièce n’était pas particulièrement grande mais la large fenêtre qui occupait le mur de droite lui conférait un aspect spacieux. Elle était meublée simplement et il n’y avait rien de superflu. Seulement un bureau blanc, un ordinateur blanc, une lampe de bureau, trois chaises blanches et, sur le mur du fond, des étagères blanches où étaient classés une multitude de dossiers. Cette blancheur faisait mal aux yeux mais l’occupant du bureau ne semblait pas être dérangé par quelque chose d’aussi futile. C’était un homme grand aux larges épaules. Ses yeux gris observaient ce qui l’entourait avec profondeur, comme s’il cherchait à comprendre le mécanisme du monde. À cet instant, c’est Elijah qu’ils observaient.

- C’est donc toi… marmonna le directeur : Assied-toi.

Le garçon s’exécuta, essayant de maintenir une expression neutre, voire hostile, alors que cet homme l’impressionnait. Lorsqu’il fut installé sur la chaise, le président du LERM l’examina encore quelques instants puis prit la parole.

- On dirait que tu causes beaucoup de problèmes, petit… J’entends souvent parler de toi, ces derniers temps. Et très honnêtement, ça m’embête fortement.

Comme l’intéressé ne prenait pas la parole, l’adulte continua :

- On m’a raconté que tu étais de moins en moins obéissant ces derniers temps. Et surtout : de plus en plus agressif. Tu as blessé plusieurs médecins en essayant d’échapper à tes responsabilités envers le laboratoire.

- Je n’ai aucune responsabilité envers le LERM. Savoir gérer un « sujet d’expérimentation », c’est votre responsabilité à vous.

- Le plus embêtant est que tu essayes d’entraîner tes camarades dans ta petite « rébellion ». Et tu poses beaucoup trop de questions à mon goût. Mais jusque-là, je n’ai pas vraiment tenu compte de tes petites bêtises : ça arrive fréquemment d’avoir affaire à une forte-tête. Mes acolytes savent gérer ça.

Alors quoi ? pensa Elijah : Tu vas seulement me dire de repartir ? Non. Impossible. Pas après ce qu’il s’était passé. Le président du labo prenait son temps, c’était tout. Il allait bientôt en venir aux faits. Et c’est ce qu’il fit juste après, voyant le regard passif que lui adressait son jeune invité.

- Aujourd’hui, tu as causé un incident que je ne peux pas laisser passer. Tu as tué un médecin.

- C’est faux. répliqua l’adolescent, presque immédiatement.

- C’est vrai. Et tu le sais. C’est entièrement de ta faute. Parce que tu as refusé de coopérer avec le laboratoire.

Les muscles du garçon se contractèrent et il baissa la tête, contenant la riposte virulente qui lui venait à l’esprit. Il se contenta de répondre d’une voix cassante :

- Si les médecins m’avaient averti plus tôt, j’aurai peut-être pu faire quelque chose. Mais la maladie était à un stade trop avancé. Il était déjà trop tard.

- Tu te cherches des excuses pour justifier le fait que ce médecin soit mort à cause de ton incapacité (ou de ton manque de volonté) à le soigner. Arrêtons ce petit jeu, Meyer. Tu es un mage de soins ; ce qui signifie que ton pouvoir sert à soigner n’importe-quelle blessure ou maladie. C’est dans tes capacités, nous le savons tous les deux. Et pourtant, lorsqu’on t’a ordonné de soigner ce médecin infecté d’une maladie mortelle, non seulement tu ne l’as pas fait, mais tu as accéléré l’avancée de la maladie à tel point qu’il en est mort dans l’après-midi qui a suivi.

- Mes pouvoirs ont leurs limites. J’ai essayé, ça n’a pas marché. Un accident s’est produit dans la guérison, je ne savais pas que je pouvais accélérer l’avancée de l’infection.

- Tu ne savais pas ? (le rire qu’il poussa était à la fois ironique et sinistre.) Tu ne connais pas ta magie, alors ? Tu es donc incapable d’utiliser ton pouvoir correctement quand on te le demande ? Meyer… Plus sérieusement. Dis-moi pourquoi tu as laissé ce médecin mourir. Il ne t’avait pas fait de mal, on t’a demandé tes services gentiment, non ? On t’a même dit que tu serais récompensé si tu le sauvais. Alors pourquoi tu l’as tué ?

Le directeur se leva et, contournant son bureau, vint se placer juste derrière le jeune mage. Il se pencha sur lui pour lui murmurer quelques mots à l’oreille.

- Je n’ai pas le temps de te faire passer un interrogatoire. Sois un bon garçon, veux-tu ? Dis-moi pourquoi tu l’as tué. Si tu avoues, j’allègerai ta sanction.

- J’ai essayé de le sauver !

Tout se passa très vite. La main du directeur fusa et vint pousser la tête d’Elijah qui heurta le bureau blanc avec violence. Le garçon s’ouvrit l’arcade sourcilière et du sang coula, maculant le meuble. Elijah gémit, essayant de se libérer, mais le président le maintenait contre la table d’une main ferme. Une photographie apparut tout à coup devant ses yeux.

Dessus, un homme, une femme, et trois enfants. Tous souriants. Ils étaient debout, les pieds dans le sable. Et en arrière-plan, la mer. La personne qui avait pris la photo avait un peu laissé dépasser son doigt. Mais Elijah n’eut pas le temps de poursuivre son analyse car la voix de son interlocuteur retentit au-dessus de lui.

- Tu sais ce que c’est ? Tu sais ce que c’est, Meyer ? C’est une photo de la famille du médecin que tu as tué. Tu as du le reconnaître, là, à gauche. C’est le père. Il a trois enfants. Et une femme. Autant de personnes qui vont être privées d’un proche à cause d’un parasite comme toi.

- Ce n’était pas de ma faute !

- Menteur ! Regarde-les ! (l’image se rapprocha du nez du garçon qui ferma les yeux) Ouvre les yeux, je veux que tu vois ce que tu viens d’enlever à cette famille, je veux que tu voies ce que tu viens de détruire ! Tu as détruit des enfances, tu as brisé une famille ! Tu n’as pas honte ?

- Et vous, vous n’avez pas honte ? Vous aussi vous avez détruit des familles, vous aussi vous avez brisé des enfances ! Il n’y a qu’à compter tous les mages prisonniers ici pour savoir combien de vies vous avez brisées !

Ce n’était pas faux. Mais à cet instant, ces paroles étaient prononcées à la volée, pour repousser le sentiment de culpabilité qui envahissait l’adolescent. Oui, il avait vu. Lorsque le président du LERM lui avait montré la photographie, ça lui avait fait comme un choc. Les enfants étaient jeunes, ils ne devaient pas avoir plus de douze ans. Elijah en voulait au LERM, mais eux, méritaient-ils pour autant de perdre leur père ? N’était-il pas coupable de quelque chose, finalement ? Il n’était, certes, pas entièrement coupable de la mort de ce médecin, mais il ne pouvait nier qu’il avait eu sa part de responsabilité. Il ne savait pas ce qu’il s’était passé et, au début, il avait réellement l’intention de soigner le médecin. On ne lui avait pas donné le choix. Alors il s’était attelé à sa tâche.

            Dès qu’il avait activé sa magie, il avait senti que quelque chose n’allait pas. Ça lui faisait mal. Effroyablement mal. Il n’avait pas encore commencé à utiliser son pouvoir et pourtant, la douleur, lancinante, s’était infiltrée dans sa tête, dans son corps. Il avait crié, était tombé, et avait supplié les médecins d’arrêter. Mais ils avaient refusé. Ils l’avaient menacé et, encore faible et tremblant, Elijah avait continué son travail. C’est au moment où il avait commencé à soigner le médecin qu’il avait compris : sa magie échappait totalement à son contrôle. Les quelques mages adultes du laboratoire lui avaient déjà dit que, lorsqu’un mage utilisait trop souvent sa magie contre son gré, il arrivait qu’elle devienne hors de contrôle et qu’elle ait l’effet inverse de celui escompté. C’est ce qui était en train d’arriver. Mais, lorsqu’il en avait pris pleinement conscience, il était déjà trop tard. La douleur s’était insinuée, plus forte encore, et il avait vu un éclair noir dans sa tête. Il avait essayé de s’arrêter, d’empêcher sa magie de sortir, mais c’était comme si elle avait une volonté propre. Elle refusait de se plier à ses ordres et détruisait petit à petit les cellules infectées du médecin au lieu de les réparer. Quand Elijah avait réussi à s’arrêter, il était déjà trop tard. Il avait ouvert les yeux, transpirant, le souffle court, et avait vomi. Il se souvenait de cris, de paroles inquiètes des médecins et d’une voix qui annonçait le funeste sort : « Il est dans un pire état que tout à l’heure. On dirait que le gosse a accéléré la propagation de la maladie. ». Et après, plus rien. Ses yeux s’étaient fermés, il s’était senti chuter. Il avait perdu connaissance.

            La voix du président le fit revenir dans le présent et il sursauta.

- Tu ne veux rien me dire ? Très bien. Continue de jouer au plus têtu. Mais je te préviens : je ne perds pas à ce jeu. Ne compte même pas retourner à ton dortoir avant un moment. Tu ferais mieux de te préparer à vivre dans le noir pendant quelque temps.

Sur ces mots, il empoigna le jeune garçon par le col de son pyjama et le releva brutalement. Il ouvrit la porte et le jeta presque dans les bras des deux surveillants qui attendaient à l’extérieur.

- Je n’ai pas le temps de m’occuper de lui. Je reprendrai la séance plus tard. Amenez-le dans la pièce noire.

Et dans le ton de l’adulte, il y avait une certaine satisfaction malsaine de cette situation. Elijah réagit à peine lorsque les surveillants commencèrent à l’emporter vers la pièce qu’il redoutait tant. Les mots du directeur avaient fait leur chemin, ils s’étaient fichés là où il fallait. La culpabilité infiltrait l’esprit du jeune homme tel un violent venin. Le président du LERM avait raison. On avait beau l’avoir giflé, empoigné, insulté et menacé, aujourd’hui, Elijah avait contribué à la mort d’un médecin. D’une personne. Et pas qu’un peu. Car, finalement, n’était-ce pas son pouvoir qui avait causé l’’accélération soudaine de la progression de la maladie ? N’était-ce pas à cause de son incompétence que sa magie lui avait échappé ? N’était-ce pas parce qu’il était un parasite ? Un mage dysfonctionnel, incapable de réussir dans ses entreprises ?

 

 

 

PRESENT :

 

            C’est le rire tonitruant de Jake qui vint le sortir de ses pensées. Elijah sursauta, ce rire n’avait rien à faire ici. Mais McDorsey n’en avait rien à faire. L’air sortait de ses poumons et il poussait de grands « haha » sardoniques.

- Alors là… dit-il entre deux éclats de rire : C’est la meilleure ! Je croyais pourtant que tu étais enfin prêt à coopérer avec les Libellules ! Je ne saurais même pas dire si t’es un lâche, un peureux, ou un salaud qui veut laisser crever des gens. Sérieusement, Elijah ! Même ton amie, Nethan, nous a aidés quand il y a eu une panne de courant ! Elle a utilisé son pouvoir de la lumière le temps qu’on règle le problème. Alors oui. Je veux bien croire que tu aies peur, mais même moi je ne suis pas aussi insensible que ça. Tu vas te cacher encore combien de temps derrière tes peurs et tes échecs avant d’oser les braver et utiliser ta magie ? Je croyais qu’Abigail et Ethan avaient déjà eu ce genre de conversation avec toi. Il faut qu’on te remotive toutes les deux semaines pour que tu nous sois utile ?

Les mots faisaient mal. Mais rien n’était tout à fait faux dans ce que Jake disait. Et au fond de lui, Elijah avait peur. De quoi, au juste ? De l’échec ? Certainement, qui n’en avait pas peur, finalement ? Ou alors de l’abandon ? Qu’allait dire Nethan s’il refusait d’essayer de soigner ce vieil homme ? Qu’allait-elle faire ? Oserait-il encore la regarder dans les yeux en sachant qu’il avait laissé mourir quelqu’un qu’il aurait pu sauver ? Il soupira. Même lui ne pourrait pas se pardonner. Oui. C’était le mieux à faire. Il n’en menait pas large, lorsqu’il releva la tête. Mais finalement, il adressa un regard déterminé à Joanna et, d’une voix à demi étranglée, dit :

- Je vais essayer.

Les lèvres de la scientifique s’entrouvrirent et s’étirèrent en un sourire tremblant. Pendant un instant, ses yeux brillèrent et, en voyant le regard que lui porta Jake, Elijah se dit que le leader des Libellules devait trouver cette femme bien trop émotive. La femme en question baissa la tête.

- Merci, Elijah. Sincèrement.

Il ne sut pas quoi répondre. Alors il hocha la tête sans un mot. Il y eut un moment pendant lequel tout le monde se regarda sans bouger. Puis Jake traversa la salle jusqu’à la porte d’un pas dynamique. En passant devant Elijah, il lui donna une tape sur l’épaule. Puis il ouvrit la porte et sortit de la pièce. Comme personne ne réagissait, il lança d’une voix faussement innocente :

- Ben alors ? Vous comptez rester dans mon bureau à papoter ?

            Abigail leva les yeux au ciel et se mit en mouvement, suivie de Joanna. Elijah resta hésitant pendant une poignée de secondes, se demandant encore s’il avait fait le bon choix. Ses phalanges devenaient blanches sous la pression de ses poings fermés et une goutte de sueur traçait son chemin le long de sa mâchoire.

- Il faut essayer. Souffla la voix d’Abigail tout près de lui.

Il se retourna. Elle était revenue sur ses pas et s’était placée juste derrière lui.

- Tu ne penses pas que s’il y a une chance, même infime, d’accorder un peu de répit à cet homme, il faut la saisir ?

Il détourna son regard qui alla se perdre parmi les fauteuils qui occupaient une partie de la pièce. Il n’était plus question d’hésiter maintenant. Elijah possédait une magie de soin, il était temps de prendre ses responsabilités. Il hocha alors la tête, adressa un regard entendu à Abigail, et la suivit au dehors.

 

***

 

            Le malade avait une affreuse mine. C’était un vieil homme qui devait avoir 70 ans. Il était assez célèbre à la base pour sa gentillesse et la relation qu’il entretenait avec les plus jeunes pensionnaires. Il avait été une personne souriante mais la joie qui habitait son visage avait disparu au profit de joues creuses, de deux yeux enfoncés dans leurs orbites au regard nostalgique et d’un teint cadavérique. On aurait pu le penser mort mais il respirait encore faiblement, poussant parfois une quinte de toux sèche et douloureuse qui soulevait sa poitrine avec violence. Il faisait peur à voir, mais, Elijah était surtout stupéfait de voir la vitesse à laquelle la maladie s’était propagée. Il se tourna vers Joanna et constata qu’elle restait à l’écart même si, n’étant pas une mageresse, elle ne pouvait pas attraper la maladie.

- Pourquoi est-il dans cet état ? Je l’ai croisé il y a un peu plus de deux semaines, il allait très bien. Je croyais pourtant que le virus agissait en trois ou quatre semaines.

- C’est le cas pour un mage blancs qui était en bonne santé avant de l’attraper. Mais cet homme est vieux ; il est donc possible que ses barrières soient plus fragiles que celles d’un jeune mage. De plus, c’est un mage noir. La magie-pilier de l’ombre rend son porteur plus réceptif aux maladies magiques car la souffrance qu’elle procure à son porteur est une souffrance qui la ronge. De ce fait, la douleur engendrée par la maladie n’a aucun mal à s’ajouter à celle engendrée par la magie noire et, ainsi, à ronger l’énergie magique de son possesseur. C’est pour ça qu’il faut que tu opères rapidement.

            Le jeune adulte se retourna et déglutit silencieusement. Il sentait la pression des regards de ses camarades sur lui. Il fit deux pas lents en direction du lit et s’accroupit à côté de son occupant. Le vieil homme ouvrit les yeux et, lorsqu’il remarqua Elijah, il eut un sourire faible.

- Un visiteur ? dit-il d’une voix enrouée : Tu ferais mieux de t’écarter, jeune homme. Je suis contagieux.

Le garçon lui rendit son sourire avec une pointe d’inquiétude.

- Ne vous inquiétez pas pour moi. Je suis là, pour essayer de repousser la maladie.

Le vieux plissa les yeux. Il sembla se plonger dans une intense réflexion. Puis sa bouche forma un « Oh » de compréhension et il hocha la tête.

- Je vois qui tu es. Mais je suis déjà vieux, tu sais, j’ai bien assez vécu comme ça, alors pas besoin de me soigner.

- Ne dites pas n’importe quoi !

Le jeune homme avait haussé le ton brusquement et une ombre avait voilé ses yeux d’or. Le vieux releva la tête, surpris, et observa Elijah qui prit une inspiration.

- Vous ne pouvez pas dire ça alors que je suis là. Pas alors que Mme. Khantson m’a presque supplié de vous sauver. Ce serait de l’ingratitude. Ce n’’est pas parce que vous êtes vieux que vous avez le droit de regarder la mort en face et de lui dire « Je n’ai pas peur ». Parce que si vous êtes serein à l’approche de vos derniers jours, c’est de l’arrogance.

- Elijah ! le réprimanda Abigail.

Mais le mage de soin ne lui prêta pas attention. Il détourna les yeux et lâcha d’un ton amer.

- Je suis là pour vous sauver. Alors ne contestez pas mes efforts.

Sur ces derniers mots, il ferma les yeux et posa une main sur le bras du vieil homme. Sa peau était moite et il tremblait. Mais Elijah s’en rendit à peine compte. Déjà, il avait rejoint les méandres de son esprit.

 

***

 

            Il faisait sombre, la brume dorée lui indiquait le chemin à prendre pour arriver au cœur du problème. C’était un mal d’ordre magique qui se déroulait dans l’esprit même de l’infecté. Elijah n’avait pas l’habitude de ce type de maux, il se laissait simplement guider par ce qui l’entourait et par ce filet de brume qui flottait dans la pénombre. Ses pas résonnaient en un écho qui soulignait le silence ambient. La brume s’épaissit et le jeune adulte arriva bientôt en vue d’une boule qui semblait être enflammée et qui vibrait, tremblait presque, émettant un bruit sourd qui donna des frissons à Elijah. Quelque chose n’allait pas. Ça se sentait jusque dans l’air qui, à l’approche de la boule, commençait à empester. Le jeune mage de soin contourna la boule. De l’autre côté, une tâche noire semblait s’étendre par-dessus les flammes, les éteignant. Elle grandissait vite. C’est de là que venait cette odeur pestilentielle. Il ignora tout ça, fit le vide dans ses pensées. Il expira, se souvint des paroles de Joanna, de ses consignes. Lui donner de l’énergie. C’était tout ce qu’il avait à faire. Cela revenait à faire grossir la boule. C’était simple.

            Il s’avança, tendit la main. Ses doigts effleuraient presque la surface enflammée de la boule d’énergie. Il sentit ses muscles se nouer, ses jambes flageoler. Puis soudain, un tiraillement dans la main qui remonta le long de son bras jusqu’à son crâne. Il bondit en arrière, ouvrit les yeux. Des points dansaient dans son champ de vision. Il entendait un sifflement dans ses oreilles. Que s’était-il passé ? On aurait dit que la boule d’énergie l’avait comme… Repoussé. Non. Impossible. D’un pas résolu, il s’approcha de nouveau, imagina que des flammes dorées apparaissaient dans ses mains et venaient faire grossir cet amas d’énergie. Son bras fusa et sa main vint se planter dans les flammes. Étrangement, la matière était semblable à de la boue. Ce n’était pas agréable, Elijah fronça les narines. Il se concentra uniquement sur sa tâche et, petit à petit, une douce chaleur vint parcourir son bras, se répandant sur la boule d’énergie, c’était bon. Il était en train de réussir. Puis soudain, un choc. Comme si on lui avait arraché le bras. Il hurla, retira précipitamment la main, recula. Sur le bout de ses doigts, des tâches noires s’estompaient. La maladie. Il l’avait effleurée. Seulement effleurée. Mais ça avait fait tellement mal… Pourtant… Pourtant, il ne pouvait pas en rester là. Il n’avait presque rien fait, il fallait continuer sa tâche. Son bras le brûlait, mais il serra les dents et le tendit de nouveau. Il continua sa tâche. Et fut immédiatement expulsé hors de cet endroit. Ce fut comme si on l’avait percuté. Il se sentit quitter le sol.

            Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit d’abord de grands yeux gris aux longs cils. Il s’écarta précipitamment, croyant s’être retrouvé en face de Jake, mais c’’est Nethan qu’il découvrit. La fillette ramena une mèche blond clair derrière son oreille.

- Que… Mais qu’est-ce que tu fais là, Nethan ? demanda le jeune homme, confus.

- Je ne sais pas. J’ai senti que tu étais en danger.

- Tu as… Senti ?

Elle hocha la tête et Elijah ne put s’empêcher de pousser un « pfff » amusé. Nethan était particulièrement perspicace pour une jeune mageresse. On pouvait même prendre cela pour de la clairvoyance, si on ne savait pas qu’elle était une mageresse de lumière. Soudain, il se reprit. Il se releva sous le regard stupéfait de ses compagnons, et retourna au chevet du vieil homme.

            Dès qu’il ferma les yeux, la douleur le transperça, comme une flèche qui se serait fiché dans son crâne, dans ses muscles, dans ses os. Il avait mal partout et se retenait à grand peine de hurler. Quelque chose n’allait pas. Il ne parvenait pas à utiliser son pouvoir. Il ne parvenait pas à se connecter à l’énergie magique du vieil homme. Lorsqu’il tentait de faire un pas vers la boule, il était comme expulsé, rejeté sur plusieurs mètres. Et lorsqu’il essayait d’utiliser sa magie, il avait l’impression qu’elle échappait à son contrôle. Il y avait un problème. C’était sûrement pour ça que les médecins du LERM n’avaient jamais fait appel à lui pour soigner un mage atteint du virus. Parce qu’il en était incapable. Parce que sa simple magie ne faisait pas le poids face à ce monstre. Non. Il devait réussir. Il devait sauver cet homme. Il prit une inspiration, esquissa un pas. La douleur revint, lancinante, mais il fit un deuxième pas, puis un troisième. Chaque pas lui coûtait, une sensation de brûlure parcourait son corps et, plus il s’approchait de la boule d’énergie, plus sa magie se déchaînait en lui, prête à sortir et, peut-être, à causer des ravages, comme elle l’avait déjà fait il y a plusieurs années. Il secoua la tête. Il ne fallait pas penser à ça. Il ne fallait penser à rien. Rien d’autre que sa tâche. L’ultime pas qu’il fit pour s’approcher de la boule d’énergie lui arracha un râle et il se plia en deux pour faire disparaître cette douleur qui le tourmentait à l’en devenir fou. Il haletait. Il entendait le bruit de sa respiration saccadée, celui des flammes de la boule, et les susurrements des tâches noires qui rongeaient l’énergie magique. Il leva la tête, tendit le bras, essayant d’invoquer son pouvoir. Puis il sentit un picotement le long de ses doigts. Sa magie répondait à l’appel. Puis le picotement se transforma en élancements douloureux, puis en pulsations violentes qui le faisaient trembler. Il fut pris d’un haut le cœur, s’écarta précipitamment de la boule d’énergie. Deuxième haut le cœur. Il entrevit une brume dorée s’échapper de sa main. Mais ça n’allait pas. Ce n’était pas un filet de brume doux et hypnotisant qui sortait de son corps. C’était quelque chose d’agressif, de dangereux. Quelque chose de destructeur. C’était comme lorsqu’il avait tué ce médecin. Exactement pareil. La douleur, les étranges sensations. Sa magie échappait à son contrôle.

- Non ! s’exclama-t-il : Non !

Il se précipita à la poursuite de sa magie qui, déjà fusait vers la boule d’énergie pour aggraver encore la situation. Alors que sa magie touchait presque la boule, il s’interposa, recevant sa magie de plein fouet. Il eut mal. Affreusement mal. Et il hurla. Il se sentit basculer, tomber, puis le noir. Plus rien, seulement des sons lointains.

            Lorsqu’il ouvrit les yeux, il distingua d’abord des silhouettes qui finirent par se préciser. Il était allongé sur le sol de l’infirmerie, Abigail et Joanna étaient penchées sur lui, Jake l’observait d’un œil vague, plongé dans une réflexion, et Nethan lui tenait la main, la broyant, presque. Il s’assit. La tête lui tournait. Il demanda à ses camarades ce qu’il s’était passé.

- Tu avais l’air agité, commença Abigail, comme si quelque chose n’allait pas, là où tu étais. On ne pouvait rien voir mais tu transpirais. On aurait dit que tu avais mal. Un moment tu as crié. Et après tu t’es effondré. Et pendant ce temps-là, le vieil homme hurlait à la mort, on aurait dit un fou.

- Mais alors… Il …

- … est mort. termina Joanna d’un ton sans appel.

Elijah ouvrit la bouche, la referma. Il détourna les yeux, se leva, tremblant, et marcha jusqu’au lit du vieil homme, soutenu par les regards inquiets de ses camarades. Il constata lui-même la situation. L’homme était mort, enfoncé dans son lit, les yeux révulsés, la bouche grande ouverte, comme si son cœur s’était arrêté de battre pendant qu’il criait. Une de ses mains décharnées entourait son cou. Il avait dû avoir du mal à respirer. Elijah fut pris d’un nouveau haut le cœur et fit volte-face alors que Nethan se précipiter pour le soutenir.

- J’ai… J’ai échoué, alors.

- Elijah… commença Abigail.

- Je ne comprends pas, continua-t-il : Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Ma magie m’a juste… Échappé. Encore et toujours la même chose, le même problème.

Joanna ouvrit la bouche pour répliquer, peut-être pour le consoler, lui dire que ce n’était pas de sa faute, mais ce n’était pas ce qu’il voulait entendre.

- Je suis censé faire quoi, si ma magie refuse de se plier à mon contrôle ?! Je dois faire quoi ? Qu’est-ce que je dois faire pour pouvoir utiliser ma magie normalement ?! Dites-moi ce qui cloche, chez moi !

Personne ne répondit.

- Merde ! s’exclama le jeune adulte en partant d’un pas furibond.

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Canopus
Posté le 04/08/2022
Je.... waw... J'en ai presque les larmes aux yeux. Le passé, puis la mort du vieux. Ça fait mal. Je me demande d'ailleurs ce qui ne va pas avec Elijha. Un surplein de magie? Un traumatisme dans l'enfance? Il réfléchi trop?

En tout cas, les passages où il est avec son pouvoir sont vraiment époustouflants. On vit la chose. C'est magnifique. Bravo!
Taranee
Posté le 04/08/2022
Si t'as les larmes aux yeux, tant mieux ! (Enfin pas vraiment mais c'était le genre d'effet que je recherchais).
J'avais peur d'être maladroite pour faire passer des sentiments chez le lecteur, mais si ça marche avec toi, ça doit marcher avec d'autres gens (j'espère...)
En tout cas, merci pour ton commentaire !
Quand au problème avec le pouvoir d'Elijah, patience... Je dois bien laisser un peu de mystère...

Bonne lecture !
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