Les flammes vertes dansaient, projetant les ombres déformées sur les murs en pierres perlés d’humidités. Le froid remontait dans ses narines à chaque inspiration et lui brûlait le nez, charriant l’odeur âpre de la terreur et celle, métallique, du sang. L’air empestait de son propre sang. Le crépitement des torches bourdonnait dans ses oreilles et sa conscience basculait dangereusement, bercée par la mélopée. C’était probablement mieux ainsi. Faire comme si tout était un rêve. Mais par moment, des cris lointains brisaient sa transe et la réalité le frappait de plein fouet. Il était prisonnier.
Ses geôliers n’avaient pas d’odeurs. Ses geôliers ne faisaient pas de bruit. Ils apparaissaient devant lui dans un battement de cils. Immenses et menaçants, sous leurs capuchons, un sourire carnassier fendait leurs visages, dévoilant des bouches gigantesques garnies des dents sales et pointues. Les mains qui passaient à travers les barreaux étaient crasseuses, squelettiques et s’agrippaient à lui comme des serres, perçant sa peau comme des aiguilles. S’il tentait de se défendre, le collier qu’il portait autour du cou se resserrait et comprimait sa gorge jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. À peine reculait-il que son dos cognait contre les barreaux de sa cage exiguë. Il n’y avait aucune échappatoire. L’océan de dérélictions avait noyé ses espoirs, et lui avec. Dans sa prison de fer, le loup gris avait capitulé.
Replié sur lui-même dans la pénombre, où la frontière entre le rêve et la réalité devenait floue, la bête fixait le couloir qu'il devinait devant lui et attendait son heure. Ils étaient venus s’emparer de ses frères. Il avait entendu leurs cris d’agonie sans rien pouvoir faire pour les sauver. Aucun n’était revenu. Maintenant c’était son tour. Il le savait.
Le silence assourdissant résonnait autour de lui, amplifiant le son de sa respiration, de son rythme cardiaque. Rien n'échappait à son ouïe. Pourtant, il sentait une présence l'observer dans l'ombre, comme un prédateur guette sa proie. Un frisson glacé remonta dans son dos. À la lueur de la torche, il discerna le contour caractéristique d'un crâne mis à nu où flamboyaient deux yeux rouges comme des rubis avant de disparaître dans la pénombre.
— Lève… toi...
Le faible chuchotement parvint à ses oreilles.
Il obéit, ignorant la plainte de son corps endolori et le cliquetis des chaînes accompagna son geste. Le haut de sa tête cogna contre le fer froid. Il n'avait pas la place de déplier totalement ses pattes.
La cage s’ouvrit et le loup fut emmené.
Au bout de sa laisse métallique, ce qu'il restait du fier animal sauvage marchait la tête basse dans le large couloir glacial, loin derrière le démon qui demeurait silencieux. La monstrueuse apparence du démon le remplissait d'effroi. La chair avait quitté son corps, il ne restait plus que les os qui saillaient à travers ses vêtements. Par endroits, on devinait une peau fine et verdâtre qui lui inspirait le dégoût. Dans son dos, raclant contre les murs en pierre, deux ailes blafardes au cuir usé, dont les extrémités se terminaient par des griffes aiguisées. Elle, car c'était une femme, portait une croix renversée sur son habit religieux, ultime pied de nez envers son Seigneur qui n'a pas su la sauver de l'Enfer. Deux cornes s'élevaient haut au-dessus de son crâne, blanches et lisses comme des os. Quelque chose dans son visage le mettait très mal à l'aise. Ses énormes yeux rouges ne semblaient jamais cligner, perçants et menaçants, pourtant, on pouvait y lire une certaine mélancolie dans son regard. Peut-être l'ombre de la femme qu'elle était jadis ? Lorsqu'elle tourna le regard sur lui, les poils de son dos se hérissèrent. Un trou béant se tenait à la place de son nez. Quant à sa bouche, elle était cousue bord à bord, scellant ses lèvres pour l'éternité.
Elle tira sur la chaîne et le loup tomba en avant, se ramassant sur la paume de ses mains humaines.
— Bon… chien…
Il leva le regard. Les coutures saignaient et le démon essuya sa bouche.
Ils étaient arrivés au bout du couloir, et la lourde porte en bois massif attendait sagement d'être ouverte pour dévoiler au loup son destin funeste. Le démon poussa la porte, dévoilant sous ses manches de vieux bandages ensanglantés enveloppés autour de ses avant-bras. La fine rainure de lumière l’aveugla et le fit plisser des paupières.
— Bienvenue, mon cher louveteau.
La voix tinta à ses oreilles, féminine et suave, glissant comme une goutte d'eau sur un fil. Un fil qui s'enroulait autour de sa gorge.
Le contraste entre la richesse de son kimono et l'austérité de l'habit de la nonne lui coupa le souffle et il comprit que celle qu'il avait redoutée jusqu'à maintenant n'était que le bourreau, l'exécutante, et que celle qui tirait les ficelles était encore plus à craindre. Il se tenait devant la Reine.
— J'ai de grands espoirs te concernant. Vois-tu, mes autres invités m'ont beaucoup déçue.
Elle lui fit signe d'avancer près de l'âtre. Un grondement irrépressible remonta du fond de sa gorge, qu'une gifle assénée par la nonne stoppa net.
— Approche. Tu n'as rien à craindre.
La ligne noire qui barrait son front s'ouvrit et un œil turquoise roula sous la paupière. Le mensonge qu'elle enrobait de sucre était trop alléchant pour le loup fatigué qu'il était. Il céda et vint s'asseoir sur le fauteuil que le démon lui désignait, près du feu pour réchauffer sa peau humaine, bien plus sensible au froid que sous sa peau de bête. L’assise moelleuse l’accueillit comme un nuage et malgré lui, ses muscles las se détendirent.
Un sourire satisfait étira les lèvres du démon.
— Voilà qui est mieux.
Le silence s'étira sans que les yeux de la Reine le quittent. Il déglutit avec difficulté. La religieuse n'avait pas bougé non plus, le regard globuleux braqué sur lui. L'attente était un supplice. Qu'attendaient-elles pour en finir ?
Ses doigts s'agrippèrent aux accoudoirs du fauteuil et trouvèrent une fourrure douce et chaude. Le motif lui semblait familier, tout comme la couleur, un blanc hivernal, taché de rouge.
Son cœur manqua un battement.
— Wyatt ?
Les larmes remplirent ses yeux et la Reine posa sa main sur son épaule.
— Il aurait été fort regrettable de gâcher une si belle fourrure…
Le démon caressa sa peau du bout des doigts avant de les planter dans sa chair, cruelle et autoritaire.
— J'ai une faveur à te demander, mon cher Grey.
Ses lèvres susurrèrent à ses oreilles et son souffle froid sur sa nuque glaça le sang du loup tandis qu'elle l'enlaçait tendrement. Bien évidemment, il ne lui était pas permis de refuser. À moins de vouloir abréger ses souffrances. La main de la Reine glissa sur la sienne et remonta le long de son épaule, caressant de l'autre ses longs cheveux gris.
— Souffre.
Du doigt, elle traça une ligne verticale qui fendit la chair dans un feu de douleur. Son hurlement de souffrance ne mit pas fin à la torture pour autant. Deux lignes parallèles vinrent croiser la première perpendiculairement.
— À l'infini.
Le beau visage du démon se tordit de douleur tandis que son doigt traçait d'un mouvement sinueux le dernier symbole.
L'incendie qui irradiait sous sa peau se propagea dans tout son corps, lui coupant le souffle. Il manquait d'air. Ses poumons étaient comme remplis de lave en fusion et sa gorge était devenue la bouche d'un volcan. Le feu liquide courait dans son sang, embrasait son cœur et calcinait sa volonté. Son râle de douleur se mua en hurlement animal avant que son esprit n'abdique.
Autour de lui, les flammes de l'âtre se gonflèrent et grandirent, projetant sur les murs des ombres déformées et terrifiantes. L'air crépita et la nonne se précipita aux côtés de la Reine. La reine des démons se recroquevilla. Elle porte la main à sa poitrine dans une grimace de souffrance. La sueur perlait son front et ses cheveux, si soigneusement attachés, collaient désormais à sa peau. Sa broche tomba au sol dans un éclat doré. Elle peinait à reprendre son souffle et luttait contre la douleur, car sous son kimono, à l'endroit exact de son cœur, la Reine arborait la même marque qu'elle lui avait infligée.
— Ramène-moi la fille, petit loup. Ne me déçois pas ou tu finiras en manteau de fourrure.
L'image des lèvres carmin s'étirant en un sourire carnassier se grava sous ses paupières.
Lorsqu'il reprit connaissance, Grey reconnut les dalles noires et crasseuses de sa cellule. L'obscurité s'était mariée au froid glacial et les barreaux de sa cage se paraient d'une fine couche de gel. Il avait soif. Il avait froid. Il était à l'étroit. Mais surtout, il avait mal.
Une ombre passa devant sa prison, le tirant de sa torpeur. La religieuse dardait ses yeux globuleux sur lui, un sourire dessiné aux coins de ses lèvres cousues. Elle semblait satisfaite pour une raison qui lui échappait. Son poil de hérissa et la colère qui grondait sourdement en lui se libéra subitement. Le loup gris s'élança contre les barreaux de sa cellule, crocs en avant, prêts à se refermer sur tout ce qui se présenterait à eux.
La réponse ne se fit pas attendre. La nonne abattit sur lui le fouet qu'elle dissimulait son habit religieux. Les lanières de cuir claquèrent sur son museau, traçant de multiples lignes rouges sur son pelage gris. Encore. Et encore. Jusqu'à ce que le loup cède et s'avoue vaincu. Une fois de plus. Ses frères se retourneraient dans leurs tombes s'ils voyaient ce à quoi il en était réduit. La honte et l'humiliation le tourmentaient chaque jour depuis que la Reine avait fait de lui son toutou, et les fantômes de sa meute disparue hantaient chacune de ses nuits.
Grey recula jusqu'au fond de sa cellule, fuyant la douleur du fouet, sous le regard scrutateur de la nonne. L'expression de son visage était figée, à la manière d'une statue de marbre dont l'artiste aux goûts macabres avait délibérément choisi d'y exclure toute beauté. Elle tourna la clé dans la serrure et la porte s'ouvrit en grinçant. Grey baissa les oreilles en grondant tandis qu'elle approchait sa main de lui. Squelettique et diaphane, à l'image de sa propriétaire. Fallait-il mordre dedans ou la laisser le toucher ? La faim le tiraillait, mais la charogne pourrie du démon le rendrait malade à coup sûr.
La nonne passa sa main sur sa tête et caressa lentement son pelage qui partait en bouloches sales et humides, s'accrochant à ses doigts noueux, ignorant les menaces sourdes de la bête captive.
— Bien…
Dégoûté par le contact, Grey se recroquevilla encore plus au fond de sa cellule, mais la nonne tira de sa besace un os charnu.
— Mange…
L'invitation était alléchante. Et l'humiliation encore plus grande. Il était traité comme un chien, tenu en laisse et enchaîné, nourri comme un chien, avec des os et des restes. Grey ravala la rage qui coulait dans ses veines et s'empara de son repas qu'il dévora en rêvant de croquer dans la tête de la Reine et de sa nonne. Patience. Pour l'heure, il fallait prendre des forces et supporter les affronts.
Le démon s'accroupit, un chiffon dans la main désormais, qu'elle passa sur les plaies du loup. Elle essuya le sang de son pelage et remplit une écuelle d'eau fraîche qu'il but sans rechigner. Lorsqu'il fût repu, la nonne décrocha de sa ceinture un couteau qu'elle aiguisa sereinement devant lui. Elle lui attrapa les poils de la tête et tira dessus. Sa bouche saignait de nouveau lorsqu'elle réussit à articuler le mot "cheveux" et Grey cessa de se débattre. Résigné, la bête disparut et laissa place à l'homme. Sa tignasse emmêlée donnait à la nonne du fil à retordre, tant et si bien qu'elle décida sans son accord de couper au plus près du crâne. Désespéré de voir ses cheveux tomber en si grand nombre, Grey ne réussit qu'à obtenir un amas capillaire inégal dans sa débâcle.
Sa tâche terminée, la nonne désigna la porte et l'espoir naquit dans l'esprit du loup.
La Reine l'attendait dans son boudoir, devant la cheminée crépitante. La pièce avait reçu quelques modifications depuis la dernière fois. Le fauteuil avait été déplacé au fond de la pièce, dans la pénombre, et les peaux de ses frères étaient fièrement exposées sur les murs, éclairées par les torches.
Nié le fixait de ses trois yeux. Immobile et silencieuse comme une araignée sur sa toile, il était l'insecte qui s'était malencontreusement empêtré dans son piège. Plus il se débattait, plus la soie mortelle se collait à lui. La lueur sadique qui brillait dans les iris turquoise de la Reine le fit frissonner.
— Trouve la fille et ramène-la-moi. Vivante de préférence, mais je t'avoue que son état m'importe peu. Qu'il lui manque une jambe ou un bras, c'est secondaire.
Elle laissa les secondes passer, figée comme une statue.
— Beatriz, appela-t-elle à l’attention de la religieuse.
Beatriz s’activa, sortant de son sac un morceau de tissu déchiré maculé de sang qu’elle présenta au loup.
— Et je serai libre ?
Il désigna le collier qui enserrait son cou. Le rire cristallin de la Reine fendit le silence qui s'était installé dans la pièce.
— Libre ? Mon cher louveteau, tu es mon invité d'honneur.
Grey rabattit une oreille incrédule sur son crâne.
— Tu n'apprécies pas la compagnie, c'est ça ? Les araignées sont des êtres très discrets, c'est vrai…
La Reine gloussa, couvrant le bas de son visage de ses manches. L’animal resta de marbre jusqu’à ce qu’elle se redresse avec souplesse de son trône. La broche en or qui retenait ses cheveux brilla sous la lumière de l'âtre.
— Tu es en Enfer, Grey. N'espère aucun traitement de faveur de ma part. Ton pire cauchemar, c'est moi.
Oh, un nouveau personnage, et un loup en plus ! (oui, j'aime beaucoup les loups).
Avoir un chapitre qui ne soit pas du point de vue de Lucia ou d'Alec nous change un peu et je dois dire que j'apprécie (même si j'adore nos deux zigotos, hein). Ce nouveau personnage me semble prometteur et j'ai très envie de voir ce qu'il va donner.
Dis-moi qu'il va y avoir une suite.
Je suis super contente que le nouveau point de vue te plaise, sachant que cette scène est trèèès différente de celle de mon tout premier jet, ya genre 2 ans xD
comme quoi, j'ai progressé !