La situation ne pouvait pas être pire. Leur voiture étant hors d'usage, ils avaient atterri dans un motel paumé qui avait sans doute échappé aux visites sanitaires depuis vingt ans et ils ne comptaient plus le nombre de blessures et de contusions qu'ils collectionnaient désormais. Lucia ne savait plus quel organe la faisait le plus souffrir : l'abdomen ? La tête ? Ou son estomac qui criait famine depuis plusieurs jours ? D'ailleurs, elle ne savait plus quoi faire du tout. Fallait-il rire de la situation absurde dans laquelle elle et son médecin avaient été entraînés ou bien se réveiller en hurlant d'un cauchemar qui durait depuis trop longtemps ?
Allongée sur le lit, elle fixait la fissure du plafond à la lueur fébrile de l'ampoule qui était à deux doigts de rendre l'âme. Ils avaient répandu le sel autour des lits et à la porte de leur chambre. Maigre protection contre le mal qui rôdait toujours dans l'ombre. Ils en savaient si peu sur la menace qui planait, et tous deux se sentaient impuissants face aux événements surnaturels qui avaient fait irruption dans leur vie. Une soirée à lire son roman de chevet favori, une tisane à la main ? Oubliée. Une journée d'entraînement avec la troupe ? Impossible. Une promenade paisible dans le parc ? Non plus. Lucia pouvait dire adieu aux tracas du quotidien qu'elle soupçonnait à peine d'apprécier jusqu'à ce que l'araignée entre dans sa vie. Y avait-il un moyen de faire marche arrière ? Aurait-il suffit de changer ne serait-ce qu'un choix pour dévier la trajectoire qu'avait pris son destin ? Si, ce soir-là, elle avait décidé de rentrer chez elle comme d'habitude, elle n'aurait jamais découvert le secret de Mina et tout cela ne serait pas arrivé. Mais, elle n'aurait sans doute jamais fait la connaissance d'Alec.
Son cœur se serra.
Les pensées parasites s'emparaient de son cerveau et tournoyaient dans sa tête, amplifiant le sifflement dans ses oreilles. Lucia se sentait au bord d'une falaise. Derrière elle, une forêt d'épines, d'araignées et de démons. Au devant, un brasier de doutes et de peurs. Elle n'avait pourtant pas le choix, elle devait aller de l’avant et espérer en ressortir saine et sauve.
Du plat de la main sur sa joue, elle dissipa la ritournelle, résolue à ne pas sombrer dans l'abîme. Elle s'était promis de ne jamais choisir la fuite, de ne jamais abandonner et de toujours lutter pour ses rêves. Aujourd'hui n'était pas différent d'hier, ni du temps où elle avait formulé ce vœu. C'était toujours une question de survie.
Les orbites creusées d’Alec fixaient le vide. Il était pâle, couvert d'ecchymoses, replié sur lui-même à la manière d’un animal blessé. Il avait morflé, lui aussi. À cause d'elle.
Hésitante, elle posa une main sur son épaule qui le fit sursauter.
— Est-ce... Est-ce que ça va ?
— Je ne sais pas… Non…
Il enfonça sa tête dans le creux de ses bras, secoué par un sanglot silencieux.
— Je ne sais pas comment te protéger, Lucia. Je ne sais plus quoi faire, avoua-t-il la gorge nouée. Dis moi ce que je dois faire.
Son visage implorant rempli de larmes fendit le cœur de Lucia. Sa détresse l’envahit, déferlant sur elle comme la marée, salée comme les larmes, amère comme le regret, profonde comme une nuit étoilée. Elle l’attira à elle dans une étreinte de réconfort et déposa un baiser sur ses cheveux.
— On va s’en sortir. On va trouver une solution, je te le promets.
Il resserra ses bras autour d’elle avant de sombrer dans un profond sommeil.
Lucia caressa les cheveux noirs d’Alec au rythme lent de sa respiration. Lorsqu’elle ressentit les crampes dans ses bras, elle le fit glisser délicatement sur le matelas pour l’allonger. Elle lui retira son manteau et déposa une couverture sur lui. Avec un linge mouillé, elle nettoya le sang séché sur son visage. La plaie avait déjà cicatrisé. Pas seulement coagulé, non. Cicatrisé.
Elle se rappela alors la blessure qu’il avait reçu à l’épaule, quelques jours plus tôt. Elle déglutit avec appréhension. Avait-elle cicatrisé aussi ? Lucia se mordit la lèvre pour faire taire sa curiosité. Elle lui demanderait quand il sera réveillé. Pour l’heure, elle profita du silence pour faire sa toilette, retirer la crasse et le sang pour dévoiler les bleus et les contusions qu’elle n’osa pas toucher, et enfin enfiler des vêtements propres qui ne sentaient pas l’humidité et la poussière. Elle ne ressemblait à rien. Pâle et livide sous l’éclairage blafard de la salle de bain, sa lèvre tuméfiée avait doublé de volume, et ses cheveux s’étaient emmêlés à un point où elle ignorait si elle réussirait à les peigner sans devoir les couper. De ses doigts, elle tenta de les arranger avant de se rendre compte de la futilité de son geste. Elle décida finalement de les attacher.
Se concentrer sur des tâches simples lui permettait de faire le vide dans sa tête, d’éviter de penser aux horreurs qu’elle avait vues. Démons, fantômes, et qui sait quoi d’autre avait percé le voile de la réalité ? C’est comme si une porte avait été ouverte et qu’il lui était impossible de la refermer.
Le sel, le fer, l’exorcisme... N’y avait-il rien de plus qu’elle pouvait faire pour leur protection ? Si elle pouvait mettre la main sur un ordinateur ou un smartphone, avec un peu de wifi, elle aurait une réponse. Mais bien sûr, le portable d’Alec ! Il devait encore avoir de la batterie, et la 4G. Elle fourra ses mains dans toutes les poches du manteau et sortit son butin avec triomphe. Elle déchanta rapidement. L’appareil était en miettes. Elle le reposa, déçue et frustrée. Elle imagina très bien à quel moment il s’était cassé, inutile de perdre plus de temps là-dessus.
Lucia ferma les yeux un instant, et le visage de la banshee lui revint en mémoire, tout comme son cri désespéré, et des milliers de questions envahirent son esprit. Elle ne trouva aucune réponse pour les faire taire. Elle savait seulement qu’elle avait survécu par Dieu seul sait quel miracle.
La gorge sèche et nouée, Lucia tira de l’eau du robinet et bu d’une traite. Elle se resservit. Encore, jusqu’à étancher sa soif. Les paupières lourdes, elle prit place auprès d’Alec et s’enroula dans la couverture rêche. Peu importe. Elle était trop épuisée pour protester.
Le rêve qu’elle fit était dénué de sens. Quelqu’un l’appelait au loin, mais elle ne voyait jamais personne. La voix qui arrivait dans ses oreilles était comme un purée de syllabes, molle et pâteuse, sans forme précise et Lucia ne comprenait rien à ce qu’elle disait. Pourtant, elle lui transmettait une sensation d’urgence, de danger. Autour d’elle, le décor était fade, sans couleur et vide. Elle était seule au milieu d’un brouillard gris. La voix retentit, à gauche cette fois. Lucia tourna la tête pour regarder dans sa direction, mais elle tomba en arrière, déséquilibrée et s’englua dans la semoule blanche. Elle lutta pour se relever quand, de nouveau, on l’appela, plus fort cette fois-ci, plus proche.
Boum. Boum. Boum.
Quelqu’un lui attrapa le bras et la tira hors de la bouillie dans un froissement d’ailes. La silhouette nimbée de brume l’emporta vers le ciel, au-dessus du brouillard. Elle comprit alors qu’elle était perdue et qu’elle avait été retrouvée. Elle leva les yeux vers son sauveur. La brume autour de lui se dissipait lentement.
— Qui es-tu ?
Bientôt, son visage sera délivré du manteau brumeux et elle aura sa réponse.
Boum. Boum. Boum.
L’éclat bleu des yeux qui se posèrent sur elle lui glaça le sang. Lucia les avait déjà vus. Dans un rêve. Elle lâcha prise et tomba dans le vide avant de se réveiller en panique.
Lucia dut prendre un moment pour se rappeler pourquoi elle n'était pas dans son appartement. La chambre déprimante du motel raviva son angoisse. Elle se glissa un peu plus dans les draps, calquant sa respiration sur celle d’Alec qui dormait toujours à poings fermés.
Boum. Boum. BOUM.
Lucia se redressa dans un sursaut. Ce qu’elle avait pris pour un battement de cœur dans son rêve était en réalité un coup à la porte de leur chambre. Quelqu’un martelait la porte avec force.
Lucia secoua Alec pour le réveiller, terrifiée et tremblante. Celui-ci ouvrit des yeux fatigués et dirigea son regard vers elle, avant de se tourner vers la porte. Il glissa hors du lit et fouilla dans leurs affaires. Il en tira l’arme à feu et posa un doigt sur ses lèvres, intimant le silence à Lucia qui retenait son souffle. Un frisson remonta le long de ses bras.
Alec se posta derrière la porte et prit une inspiration avant de tourner la poignée. Il passa la tête dans le couloir sous le regard tendu de Lucia. Il referma la porte lentement en soupirant de soulagement. Le nuage blanc qui s’échappa de ses lèvres alerta Lucia. À l’instant même où elle ouvrit la bouche pour parler, les murs et le plafond tremblèrent, secoués par des pas lourds et des hurlements de détresse.
Au milieu de tout ce capharnaüm, un crissement métallique sur le plancher du couloir se détachait du lot.
Lucia attrapa le bras d’Alec.
— Des fantômes, comme à l’hôpital, signala-t-elle. Il faut rester dans le cercle de sel.
Elle l’attira vers le lit avec fermeté, oubliant de s’assurer que la ligne de sel au pied de leur porte était toujours intacte. Elle se blottit contre Alec, enfonçant son visage dans son torse, chuchotant pour elle-même que tout allait bien se passer à chaque cri qui résonnait dans l’hôtel, dans les murs.
L’ampoule au plafond éclata, les plongeant dans le noir. Aussitôt, Alec resserra ses bras autour de Lucia.
L’image de la banshee lui revint en mémoire. Elle annonçait la mort pour celui qui entendait son hurlement. Lucia était persuadée d’avoir déjoué le sort avec le nœud de la trinité, mais force est de constater qu’ils n’étaient pas tirés d'affaires. L’un d’eux allait mourir.
Tout était de sa faute. Le visage de Lucia se décomposa comme elle réalisait ce qu’elle devait faire.
— Alec, quoiqu’il m’arrive, quoiqu’il se passe, promets-moi de rester dans le cercle de sel.
— Quoi ?
— Promets-le moi, insista-t-elle.
— Ne me fais pas promettre l’impossible, je t’en supplie, Lucia.
Un sourire amer passa sur le visage de Lucia. Elle caressa ses cheveux une dernière fois, gravant son visage dans son esprit, les yeux emplis de larmes.
— Je te dois la vie, laisse-moi payer ma dette.
Elle embrassa sa joue et se délivra de ses bras, franchit la ligne de sel et la porte.
***
Les fantômes traversaient les murs en hurlant. Tous exhibaient des blessures mortelles et répandaient du sang sur leur passage. Le plancher devint glissant, et Alec manqua de tomber en voulant rattraper Lucia. Il se rattrapa à un meuble et sortit dans le couloir.
Son sang bouillonnait et la peur étreignait son cœur. Chaque fantôme sur son chemin, Alec les écarta en battant des bras ou en donnant un coup d’épaule, pour les faire disparaître. Ignorant ses blessures, il se précipita vers le hall d’entrée et fut accueilli par la réceptionniste et son fusil de chasse. Il réprima l’envie de lui crier qu’il n’était pas un fantôme et qu’elle ne risquait rien, mais quelque chose dans les yeux Amy le ravisa.
— Chers Clients, le Red Creek Hotel et tout son personnel, c'est-à-dire moi, vous prie d’excuser la gêne occasionnée, annonça Amy par le micro de son bureau. Je vous invite à regagner vos chambres dans le calme et attendre gentiment que je vienne m’occuper de vous.
La jeune femme donnait l’impression d’être sous l’influence de stupéfiants, et sa voix passait des graves aux aïgus et des aïgus aux graves sans cesse.
Rien de tout cela ne rassurait Alec, qui recula d’un pas. Amy le fixait de ses yeux noirs. Entièrement noirs. Elle le tenait en joue et s’approcha lentement, en dodelinant de la tête, en sautillant d’un pied sur l’autre en chantonnant comme une enfant jouant à la marelle.
— Un, deux, trois… Nous irons au bois…
Plus Amy se rapprochait, plus l’odeur d'œuf pourri lui piquait le nez.
— Quatre, cinq, six… Pour le sacrifice…
Elle colla le bout de son fusil sur la poitrine d’Alec, un sourire triomphant sur son visage. Avant qu’elle n’appuie sur la détente, il écarta l’arme d’un geste vif et s’empara du cou d’Amy. Il la souleva de terre si facilement qu’il en fut surpris. Désarmée, Amy se débattait avec la rage d’un animal, sifflant, griffant, donnant des coups de pieds et des coups de poings, mais Alec la tenait fermement et n’avait nullement l’intention de la laisser lui filer entre les doigts.
— Qui es-tu ?
Sa voix grave résonna. Le dos de sa main se mit à lui picoter furieusement tandis qu’Amy plantait ses ongles dans sa peau. Du sang coula sur le sol et le bras d’Alec fuma avant d’exploser en brasier. Le choc le renversa en arrière. Il se cogna la tête contre le mur et perdit connaissance.
Tout était noir autour de lui. Il était seul, perdu au milieu de nulle part. Il n’avait ni l’impression que c’était un rêve, ni d’être mort. Il était juste là. Il avança le bras pour marcher dans l'obscurité, mais sa main trouva bien vite un barreau de fer froid. Puis un autre, et encore un autre, jusqu’à ce qu’il ait, semble-t-il, fait le tour de lui-même. Ses genoux ployèrent sous le poids de son désespoir. Il était piégé dans un lieu qu’il ne comprenait pas. Il avait tout perdu. Il ne retrouverait jamais Lucia.
Les larmes remplissaient ses yeux lorsqu’une voix profonde et familière lui murmura à ses oreilles.
De… bout…
Alec se figea et la voix réitéra.
Debout !
Obéissant à une volonté plus ancienne, Alec se releva parmi les décombres. Il découvrit avec horreur l’étendue des dégâts autour de lui. En face de lui, là où il se tenait auparavant, une silhouette noircie se dessinait au sol. Par l’ouverture ainsi créée, le vent s’engouffra et emporta cendres et fumée avec lui.
Son bras était intact, seule la manche de sa chemise calcinée attestait de ce qui venait de se passer. Il n’en croyait pas ses yeux, et pourtant, il n’était pas effrayé. Il serra son poing encore fumant.
Alec appela Lucia dans le froid de la nuit, hurla à s’en égosiller la voix, sous la lune ronde. Elle n’était nulle part près de l’hôtel, alors il s’enfonçait vers la forêt, le cœur battant plus fort à chaque instant. Un hurlement fendit le silence et son sang se glaça. C’était celui d’un loup. Dans la folie et la fureur, il parvint à retrouver l’origine du hurlement et tomba nez à nez avec un homme aux cheveux gris, couvert de balafres. Autour de son cou, un collier en cuir noir clouté, et quelques maillons en acier pendaient sur son torse en cliquetant.
Alec recula d’un pas, mais aux pieds de l’inconnu, la silhouette recroquevillée de Lucia lui brûla le sang.
— Écarte-toi d’elle ! lança-t-il de sa voix la plus menaçante.
Ignorant son interlocuteur, l’homme se pencha et empoigna si fermement Lucia qu’elle poussa un grognement de douleur.
— Vas-t'en, Alec… implora-t-elle à mi-voix.
L’homme gris la souleva de terre comme un fétu de paille et la chargea sur son dos avec le respect d’un éboueur avec les ordures ménagères.
Alec bondit sur l’homme et lui décocha une droite à la mâchoire. Son adversaire ne fléchit pas sous le coup, et son regard devint sauvage. Un grondement s’éleva dans sa gorge et ses muscles se crispèrent. Il laissa tomber au sol Lucia et dans un hurlement de rage, sa peau se couvrit de poils gris. Immense, bestiale, monstrueuse, la bête qu’Alec avait en face de lui n’avait plus rien d’humain. Sa gueule était garnie de crocs blancs et menaçants, ses yeux brillaient d’une lueur froide comme l’acier. Ses énormes mains se finissaient par des griffes plus dangereuses que les ergots d’un rapace. Il était bâti pour tuer et Alec s’était interposé entre le prédateur et sa proie.
J'avais écrit un commentaire quand je me suis faite déconnectée du site. C'est embêtant. Enfin bref...
J'aime beaucoup le calme du début de chapitre et surtout l'inversion de situation où la femme prend soin de l'homme. On voit bien trop souvent l'inverse, du coup, c'est rafraichissant. Alec laisse enfin tomber le rôle de gros macho trop protecteur (enfin pas totalement non plus). J'avoue que je le préfère comme ça :). Quant à Lucia, elle reste la même toujours, perdue mais résolue à tout faire pour rester en vie.
La seconde partie est plus mouvementée et je suis contente de voir qu'enfin Alec se révèle. J'attendais ça depuis un petit moment, me demandant quand ça allait arriver. Maintenant plus qu'à voir comment il va réussir à gérer ça en plus.
Oh comme je te comprends, ça me le fait à chaque fois, c'est très frustrant !
Je tenais particulièrement à montrer le craquage complet du monsieur, parce que madame craque beaucoup, du coup, il fallait remettre les compteurs à 0 xD
c'est pas un gros macho ;-; enfin je fais en sorte de pas lui donner cet aspect, mais peut-être que je me plante n_n"
oui il se réveille, et ça va boxer !