Playlist Alex :
Brother – Kodaline
***
— Non. Non, non, non et non.
— Charlie… soupira Alex.
— C’est non, grondai-je.
Si je ne l’aimais pas autant, je serais tentée de lui arracher les yeux. Comment avait-il pu me faire ça ?
Revenons un peu plus tôt, si vous le voulez bien, en cette radieuse matinée où j’avais soigneusement évité Tom avant de rejoindre Alex pour ce que j’imaginais être notre tout premier rendez-vous à deux. Après tout, qu’est-ce que ça pouvait être d’autre ? Romy ne savait pas patiner et Max détestait tout ce qui était un peu trop froid, jamais elles ne nous auraient accompagnées à la patinoire !
Aussi ai-je complètement freezé en découvrant non seulement les filles, mais aussi Jules et, pire que tout, Tom, juste devant le bâtiment. Je croyais d’abord à une erreur, une mauvaise blague, mais en me tournant vers Alex, je le découvris en train de me sourire. Nous n’étions qu’à quelques mètres d’eux lorsque je tentai un demi-tour express. Manque de bol, Alex me rattrapa.
— Hé-là, où tu vas comme ça ? demanda-t-il en me retenant fermement par la taille.
Dans mon élan, mes pieds s’envolèrent carrément et je me retrouvais pendu à son bras.
— C’est un guet-apens, tu m’as tendu un piège ! m’écriai-je en me débattant furieusement.
— Je dirais plutôt avoir organisé une rencontre, corrigea-t-il très sereinement.
Je me renfrognai. Une rencontre ? Tu parles ! C’était un piège éhonté, oui ! Et je recommençai à m’agiter comme une folle. Le bougre était tellement grand que mes pieds touchaient tout juste le sol !
Alex soupira.
— Écoute, fit-il en me ramenant devant lui pour me remettre sur pieds, tu ne peux pas rester ainsi indéfiniment.
— Bien sûr que si, je peux ! répondis-je en croisant les bras d’un air boudeur. Et je vais le faire !
Alex leva un lent sourcil dans une moue perplexe et un tantinet blasée. De toute évidence, il n’y croyait pas pour un sou. Je serrai les lèvres. Je savais qu’il avait raison mais… qu’est-ce que j’avais pas envie de le faire !
Voyant que je commençais à perdre du terrain, Alex en profita et pencha très légèrement la tête en avant, comme pour appuyer ses propos. À bout, je finis par céder.
— Très bien, soupirai-je, vaincue, et il s’illumina. Mais je te préviens, menaçai-je aussitôt en agitant un doigt furieux sous son nez, à la moindre remarque, au moindre signe qu’il se paie ma tête, je me tire !
— À ta guise, sourit Alex et c’était bien la première fois que l’un de ses sourires m’irritait autant.
Je me laissai donc traîner jusqu’à la porte d’entrée de mauvaise grâce. Les filles tentèrent de m’encourager avec de timides sourires, mais je ne fis que me rembrunir davantage. Quant à Tom et Jules… ils me regardaient avec une appréhension certaine, comme s’ils craignaient que je me précipite soudainement sur eux pour les égorger à coup de patin à glace.
L’idée était tentante, je dois bien l’admettre, mais certainement pas à mon goût. Ce qui me mina un peu plus.
Passer les portes de la patinoire fut comme une bénédiction. Pourquoi ? Parce que de merveilleux climatiseurs déversaient dans l’entrée une merveilleuse fraicheur qui me réconcilia tout de suite avec Alex. Qu’importe Jules et Tom, cet instant de frais était juste un bonheur.
Au comptoir de l’accueil, Alex nous offrit la location des patins tandis que Romy insistait pour payer l’entrée. Les voir se battre pour savoir qui allait se délester de quelques billets me sembla durer une éternité.
— Si vous ne vous décidez pas, râlai-je trois pas derrière eux, c’est moi qui paye.
L’instant d’après, nous nous dirigions vers les vestiaires où nous déposâmes sacs et chaussures dans des casiers avant d’enfiler nos patins.
Si Jules n’eut pas beaucoup de mal à marcher en équilibre jusqu’à la patinoire, Tom, lui, manqua tomber au moins trois fois sur les quelques mètres qui nous séparaient des tribunes qui entouraient la patinoire.
Je fus la première à m’élancer sur la glace, rapidement suivie par Alex et Max. Romy fut la suivante. Bien qu’un peu mal à l’aise, elle se débrouilla assez bien pour tenter d’avancer toute seule. Jules suivit, ses jambes tremblant de manière assez ridicule alors qu’il s’accrochait à la rambarde. Max vint rapidement l’aider et mon regard se posa sur Tom.
Debout à l’entrée de la patinoire, il fixait la glace sans bouger. Il me fallut un instant pour remarquer son teint blême, ses dents serrées et ses jointures blanchies à force de serrer les balustrades autour de lui. Il était tétanisé.
Je jetai un coup d’œil à Alex non loin de moi. Il avait rejoint Romy qui menaçait de tomber et lui tenait les mains. Sentant mon regard sur lui, il se retourna, et m’encouragea d’un signe de tête à aller aider mon frère. J’eus à peine le temps d’ouvrir la bouche pour protester qu’il s’éloignait déjà avec Romy.
Je soupirai.
— Quand faut y aller… marmonnai-je.
Je glissai vers mon frère et lui tendit la main. Tom releva des yeux exorbités dans ma direction.
— Donne, je vais t’aider.
Il se mordilla nerveusement les lèvres, son regard passant de ses pieds à mon visage.
— Arrête de regarder la glace, le grondai-je en attrapant sa main d’autorité, c’est comme le vide.
Il déglutit bruyamment alors que je l’attirai à moi. Son pied droit se posa maladroitement sur la glace, glissa en avant et manqua de lui faire faire le grand écart. Tom glapit et s’accrocha à moi comme à une bouée. Je remarquai alors qu’il tremblait et réalisai brusquement à quel point cette activité le terrifiait. Mon cœur se serra un peu et, sans même le vouloir vraiment, je m’adouci.
— Calme-toi, dis-je plus doucement, je te tiens tout va bien.
Il releva des yeux incertains sur moi avant de pousser un soupir et de hocher la tête.
— Bien, maintenant, il faudrait que tu plies un peu les genoux, lui indiquai-je en regardant ses jambes. Voilà, comme ça. Il faut que tu te campes sur ta position, ça abaissera ton centre de gravité et tu tiendras mieux. Maintenant redresse-toi, te pencher en avant comme ça ne t’aidera pas. Et ne regarde pas tes pieds !
Il obtempéra comme il put et avant même qu’il ne le remarque, nous avions déjà glissé au centre de la patinoire. En le réalisant, le regard de Tom brilla d’étonnement et de… fierté ? Allez savoir.
— Ok, maintenant je vais te lâcher.
— Quoi ? couina-t-il prit de panique en resserrant sa prise sur moi.
— Pas longtemps, le rassurai-je aussitôt, juste le temps de prendre tes mains.
Je fouillai autour de moi à la recherche d’un exemple.
— Tiens, fis-je en pointant un duo sur ma droite, tu vois comment Alex tient Romy ?
Tom osa lever les yeux et cilla. Alex tenait les mains de Romy dans les siennes et patinait à reculons pour lui permettre d’avancer à son rythme. Tous deux souriaient et on entendit même Romy rire lorsqu’elle trébucha sur ses pieds en voulant faire un pas en avant. Alex la stabilisa rapidement et ils repartirent pour un nouveau tour sans nous remarquer.
— Il faudrait qu’on se place comme ça, expliquai-je calmement.
— Ok, fit-il d’une voix haletante. Ok…
Très lentement, il relâcha sa prise sur mes bras. Ses jambes tremblèrent un peu quand je m’écartai. Les bras en l’air devant lui, il arborait une expression d’intense concentration et tanguait un peu sur ses pieds.
Je me dépêchai de reculer, et ne voulant pas le faire attendre trop longtemps, attrapai ses mains.
— Voilà, dis-je avec un faible sourire. Tu vois ? Ça n’était pas si dur.
Il me rendit un sourire incertain, sans trop oser croiser mon regard.
— Maintenant on va commencer à patiner, l’avertis-je et je fis un pas en arrière.
— Attends ! s’exclama-t-il la voix tremblante. Pas trop vite.
J’opinai et entrepris de patiner le plus doucement possible. Lentement, extraordinairement lentement même, Tom commença à se détendre. Il osa même quelques pas sur la glace, essayant d’imiter les mouvements des autres patineurs.
Des éclats de rires nous fit relever la tête. À l’autre bout de la patinoire, Jules poursuivait Max en dérapant de manière assez spectaculaire sur la glace.
— Il se débrouille plutôt bien, relevai-je sincèrement impressionnée.
— Il a toujours aimé le sport, répondit Tom avec admiration. Et il s’adapte très vite.
Son sourire se fit plus amer.
— Contrairement à moi.
— Chacun apprend à son rythme, lui rappelai-je en reportant mon attention sur lui. Ça n’est pas une compétition.
Il haussa mollement des épaules.
— Tout est une compétition quand on est un garçon.
Je fis la moue, peu convaincue.
— Alex n’est jamais en compétition avec personne.
— Alex n’en a rien à faire des autres, fit-il remarquer.
— Et il a bien raison, approuvai-je avec un hochement de tête.
Je continuai de le guider et, une petite éternité plus tard, il sembla un peu plus à l’aise. Son regard fixé sur mes pieds, il esquissa même un sourire rêveur.
— Ça me rappelle tes premiers jours sur tes rollers, avoua-t-il avec nostalgie. Tu ne voulais pas les enlever mais tu n’arrivais pas non plus à avancer sans me tenir la main.
— Oui, c’est vrai, fis-je avec un sourire plein de mélancolie.
C’était bien avant que Tom ne m’abandonne, à une époque où nous étions encore inséparables.
Une éternité en somme.
Une autre vie, même.
— Je me souviens de la première fois où tu m’as dit que tu pouvais me lâcher, continua-t-il comme s’il ne m’avait pas entendu. Tu étais folle de joie. Puis tu as paniqué parce que tu ne savais plus comment t’arrêter et tu as trébuché sur le trottoir.
— Un moment mémorable, marmonnai-je sans animosité.
Il opina.
— Ça m’a terrifié, confia-t-il.
Je relevai les yeux, prise au dépourvu.
— Pardon ?
— Quand tu es tombée, expliqua-t-il en serrant un peu plus fort mes mains dans les siennes, ça m’a terrifié. J’ai cru que mon cœur allait s’arrêter, surtout quand tu t’es mise à pleurer. J’ai cru que tu t’étais cassé quelque chose.
— Je m’étais éraflée les genoux, fis-je avec un certain scepticisme, ce n’était pas la peine de paniquer.
Il pinça les lèvres.
— Peut-être, admit-il après un moment, mais sur le coup j’ai vraiment pensé au pire. Je m’attendais à me faire hurler dessus pour t’avoir lâché, je te voyais déjà avec un plâtre ou à l’hôpital. Je…
— Je ne te savais pas si anxieux, le coupai-je, préoccupée.
Il eut un sourire sans joie.
— Et pourtant, c’est le cas. Je le cache bien, c’est tout.
— Un peu trop bien, même, lâchai-je en plissant les yeux. Tu as conscience que tout intérioriser est nocif pour la santé ?
Tom se mordit la lèvre, même si je n’aurais su dire si c’était de honte ou d’amusement.
— Je sais, souffla-t-il enfin, Nick m’a déjà suffisamment fait la leçon, sans parler de papa.
— Parce qu’ils sont au courant ? m’indignai-je.
— Bien sûr, ce sont même eux qui m’ont appris des techniques pour me relaxer. Quand je fais une crise, je…
— Attends, attends, le coupai-je à nouveau, tu fais des crises d’angoisse ? Toi ?
Il releva des yeux surpris dans ma direction.
— Euh, oui ? Je viens de te le dire.
J’en restai sans voix.
— Tu ne m’en as jamais parlé !
— Tu ne m’as jamais demandé, répondis-il avec un petit sourire.
— Tu ne t’es jamais plaint ! contre-attaquai-je.
Cette fois, ce fut un rire franc qui franchit ses lèvres, si franc que je perdis l’équilibre l’espace d’un instant.
— Tu crois vraiment que je me serais plains devant toi ? demanda-t-il avec une telle humilité que j’avais de plus en plus de peine à croire qu’il s’agissait de mon frère. Avec tout ce que je t’avais fait subir, je ne m’en sentais pas digne. Oser me plaindre de crises d’angoisse à ma petite sœur à qui mes amis faisaient vivre un enfer depuis des années sans que je ne fasse rien ? Ce serait le comble de l’hypocrisie !
C’était… assez logique. Mais aussi assez triste. Cette confidence remua quelque chose de parfaitement inconfortable en moi. Une douleur lancinante au niveau du cœur qui me noua douloureusement l’estomac. Je me mordillai nerveusement les lèvres. Tom continuait de sourire, perdu dans de lointains souvenirs.
Je ralentis tellement l’allure que nous finîmes par nous arrêter. Quelques regards se tournèrent vers nous. Je les ignorai.
— Est-ce que… fis-je en me mordant la langue.
Tom parut se réveiller et m’observait avec curiosité. Lorsque je relevai enfin les yeux dans sa direction, il se pétrifia.
— Est-ce que je peux vraiment te faire confiance ? demandai-je enfin.
Je l’aurais giflé qu’il n’aurait pas eu l’air aussi stupéfait et confus et… démuni. Il ouvrit la bouche, la referma.
— Je…
— Comment puis-je être sûre que tu ne feras pas de mal à Romy ? relançai-je sans pouvoir m’arrêter. Ou que Jules ne fera pas de mal à Max ? Comment être sûre que tu ne redeviendras pas cet affreux crétin qui passait son temps à m’ignorer ou à m’insulter pour le seul plaisir de faire rires sa bande d’amis ?
Tom me fixait à présent, sidéré. Les larmes abondaient à mes yeux, mes lèvres tremblaient.
— Comment je peux être sûre que tu redeviendras vraiment mon frère ?
Tom baissa les yeux, mal à l’aise. Je le vis se décomposer lentement, son regard s’assombrir.
— Je sais que j’ai fait beaucoup de mal, dit-il lentement, vraiment beaucoup. Et je n’espère pas que tu me donneras une chance tout de suite, je n’espère même pas ton pardon. Je voudrais juste… je voudrais te montrer que je peux devenir le frère que tu attendais. Je voudrais vraiment arranger les choses, Charlie.
Je serrai les dents, essayant de ravaler les sanglots qui me brûlaient la gorge alors qu’il me serrait les mains.
— Je suis désolé. Et je regrette… je regrette tous les mots que j’ai dit. Je…
Je pinçai les lèvres et, n’y tenant plus, finis par le prendre dans mes bras. Tom se raidit, autant de surprise que pour ne pas perdre l’équilibre. Il lui fallut de longues secondes avant d’oser me rendre mon étreinte. Et lorsqu’il le fit, il me serra étroitement contre lui.
— Pardon, murmura-t-il dans mon cou, pardon, pardon, pardon….
Sa voix se morcela sur la fin et il fut rapidement secoué par les sanglots. J’eus un rire un peu rauque alors qu’il fondait en larmes sur mon épaule. Quelle scène incongrue.
Et alors que j’essayais de le calmer – et de m’empêcher par là même de pleurer avec lui – en lui tapotant doucement le dos, je croisai le regard d’Alex un peu plus loin. Il m’offrit un sourire attendri, le genre de sourire que ma mère affichait parfois et qui semblait vouloir dire « Tu vois ? En définitive, tout s’est bien passé. » Je roulai des yeux, amusée malgré moi et lui rendis un sourire tremblant.
***
Nick nous fixait, sans trop savoir s’il devait rire ou s’inquiéter. Il fallait dire qu’avec nos têtes, il y avait de quoi se poser des questions. Nos yeux étaient si bouffis qu’on aurait dit des taupes à force de pleurer, nos nez étaient tout aussi rouge, nos joues brillaient encore de larmes et nos mains jointes avaient de quoi faire penser aux jumelles dans Shining. Rien de très rassurant, donc.
Le soir commençait tout juste à tomber lorsque nous étions rentrés. Tom aurait bien voulu se débarbouiller avant de croiser qui que ce soit d’autre – traverser la patinoire remplie de monde dans cet état l’avait encore plus embarrassé que le coup de la boule à zéro de notre enfance. Alors se retrouver nez à nez avec un Nick près à éclater de rire à la moindre parole ? Autant dire que Tom devait rêver de se cacher dans un trou de souris.
Le regard de notre frère passa plusieurs fois de nos mains jointes à nos yeux bouffis. Puis la surprise laissa place à une perplexité amusée qui le faisait hésiter entre éclater de rire face à nos mines affreuses ou s’inquiéter de ce qui avait bien pu se passer entre nous pour revenir dans cet état.
— Et donc… commença-t-il.
— Si tu ris, le coupa aussitôt Tom, les yeux encore étincelants de larmes, je te jure que je te fais manger ton tablier.
Nick se mordit la joue. J’en fis tout autant. Puis, prenant enfin une décision, notre aîné nous rejoignit dans l’entrée et nous serra dans ses bras. Si je me laissai faire de bon cœur, Tom, comme avec moi un peu plus tôt, parut un peu mal à l’aise.
— Je suis fier de vous, nous murmura Nick et les larmes menacèrent une nouvelle fois de couler.
— Et si on fêtait ces belles retrouvailles ? proposa Livio en arrivant du salon alors que nous nous écartions.
Tom renifla bruyamment alors que j’essuyais quelques larmes vagabondes.
— C’est une bonne idée, approuva Nick en nous regardant avec amour.
Je papillonnai des yeux.
— Où ça ?
— Que dites-vous de la fête foraine ? proposa Livio en prenant déjà sa veste.
— Je vote pour ! s’exclama aussitôt Max qui se trouvait avec les autres juste devant la porte après nous avoir raccompagné.
Livio parut un peu surpris par son apparition soudaine mais retrouva rapidement son sourire.
— Alors c’est réglé, se réjouit Nick en prenant son sac. En avant pour la fête foraine.
Les autres exultèrent et nous nous mîmes en chemin.
Sur la route, je ne lâchai pas la main de mes frères, comme une enfant ravie de pouvoir sortir à leur côté. Je me sentais remonter le temps et c’était merveilleux.
— Je savais que la patinoire serait une bonne idée, me glissa Nick à l’oreille alors que Jules venait d’apparaître à côté de Tom pour se moquer de lui.
Je me tournai aussitôt vers lui, bouche bée.
— C’était ton idée ? m’effarai-je.
Il dodelina de la tête, amusé.
— Disons simplement qu’Alex pensait qu’il était temps que vous vous parliez mais que l’endroit où cela devait se passer lui échappait encore.
Son sourire se fit plus malicieux.
— Ferme la bouche Charl’s, s’amusa-t-il, ou tu vas gober des mouches.
Je la fermai aussitôt et lui assénai une tape avec sa propre main. Nick éclata de rire.
Moins d’une dizaine de minutes plus tard, notre petit groupe se dressa devant les imposantes constructions de la fête foraine. La foule y était encore plus compacte qu’en ville un après-midi ensoleillé. S’y plonger fut comme plonger dans un bouillon en fusion tant elle était en effervescence. Des voix fusaient de partout, les musiques des attractions se mêlaient aux cris et aux rires, le tout dans une cacophonie qui résonna fortement dans mes os.
J’aurai bien voulu garder la main de mes frères dans les miennes, mais déjà Max s’illuminait devant la queue pour le grand huit et entraîna Alex, Jules et Tom pour aller l’essayer. Si les deux premiers se laissèrent emporter de bonne grâce, le dernier râla jusqu’au moment de prendre place dans son siège et grimaça jusqu’au départ de l’attraction.
— Et si on allait se chercher un truc à manger en attendant ? proposa Livio.
Romy et moi acquiesçâmes de bon cœur et le suivîmes jusqu’à un stand de friandises. Romy demanda une pomme d’amour, Nick opta pour un granité bleu qui lui colora la langue, Livio pour une glace vanille-chocolat alors que je me laissais tenter par une barbe à papa duveteuse.
Le temps qu’on revienne au pied du grand huit, Max et les garçons en étaient déjà ressortis. Mais si mon amie rayonnait, mon frère, lui, arborait une drôle de teinte verdâtre qui ne présageait rien de bon.
— Ça va… souffla-t-il en se laissant doucement glisser contre un mur. Ça va… il faut juste…
Il eut un hoquet, déglutit.
— Il faut juste que je respire.
— Je ne savais pas que tu aimais les manèges à sensation, s’étonna Nick après être allé lui chercher une bouteille d’eau.
— Je ne les aime pas, grommela Tom en la prenant avec reconnaissance. C’est cette folle qui m’y a trainé.
— Tu n’as pas beaucoup résisté, fit remarquer cette dernière.
Puis, sans lui laisser le temps de répondre :
— Charlie, où as-tu trouvé cette barbe à papa ! s’exclama Max d’un air impérieux. Il m’en faut une ! Il m’en faut une !
J’éclatai de rire et lui indiquai le stand. Nous attendîmes que Tom se remette de ses émotions avant d’aller leur chercher de quoi grignoter : Max se jeta sur une barbe à papa encore plus grosse que la mienne, Alex se laissa tenter par un granité goût cerise alors que Jules optait pour un bête sachet de bonbons dans lequel à peu près tout le monde tapa durant notre exploration de la foire. Seul Tom ne prit rien. Son visage avait blêmi à la simple vue du stand de bonbons et je le soupçonnais de continuer à lutter contre sa nausée.
— N'empêche s’il est si malade que ça, je ne comprends pas pourquoi il n’a pas cherché à refuser plus que ça ? grommelait Max à côté de moi en grignotant avidement sa barbe à papa.
— C’est parce que tu n’as pas remarqué un petit détail, souligna sereinement Alex en sirotant son granité à ma droite.
Il avait encore les cheveux en bataille. Sans réfléchir, je levai une main pour y remettre de l’ordre. Il me remercia d’un sourire qui me fit rougir.
— Quoi donc ? interrogea sa sœur en se penchant devant moi pour mieux le voir.
Alex jeta un coup d’œil en arrière où Romy discutait avec animation avec Livio, sous le regard intéressé de Tom qui jouait nerveusement avec le bouchon de sa bouteille.
— Il n’a pas quitté Romy des yeux.
— Non ! souffla Max comme si c’était la chose la plus surprenante du monde.
— Ton frère est drôlement plus observateur que toi, ricana Jules pas loin derrière et nous nous tournâmes vers lui. Même moi ça ne m’a pas échappé.
— Tu crois qu’il est sérieux ? demanda Max.
— Oh oui, s’amusa Jules. Et je compte bien le vanner jusqu’à la fin de ses jours, ajouta-t-il avec un sourire carnassier.
— Oh, laisse-m’en un peu, demandai-je avec le même sourire, ce serait bête de ne pas en profiter.
— Vendu !
Et nous nous serrâmes la main d’un air entendu.
C’était un peu étrange d’être aussi complice avec Jules. Mais aussi… étonnement confortable. Il était une tout autre personne quand il ne jouait pas les cons, c’était assez rafraîchissant.
Un peu plus loin, Max insista pour s’arrêter à la pêche aux canards et bassina Alex et Jules pour jouer avec elle. Nick, qui se tenait jusque-là en arrière, s’approcha de moi pour les regarder faire, amusé.
Personnellement, je ne pouvais détacher les yeux de Romy. Elle n’avait pas lâché Livio d’une semelle et parlait avec un tel enthousiasme que je craignis un instant qu’elle ne soit encore tombée amoureuse de la mauvaise personne.
Mes pensées durent se lire sur mon visage car Nick me glissa, peu après :
— Ils parlent théâtre.
— Comment ?
— Livio et Romy, ils parlent théâtre.
Puis reportant un regard attendri sur eux, il ajouta :
— Il semblerait que Romy soit une grande fane de littérature et de théâtre. Quand elle a appris que Livio préparait une nouvelle pièce avec son groupe elle a sauté sur l’occasion pour entamer la discussion. Quant à Livio, il était ravi de pouvoir enfin partager son amour pour les classiques littéraires avec quelqu’un. Je crois qu’il l’aime bien.
Je reposai un regard sur mon amie, soulagée. Romy était radieuse.
— Je crois que c’est réciproque, relevai-je, ravie.
C’était bon de la voir aussi heureuse. J’aurais adoré parler classique avec elle pendant des heures, mais ces derniers ne m’intéressaient certainement pas assez pour que je sois une bonne auditrice.
— Je suis content, lâcha Nick de but en blanc.
Derrière nous, Max cria victoire et sautilla sur place.
— De quoi ? demandai-je en essayant de l’ignorer alors que Jules continuait de tenter sa chance – Alex avait déjà attrapé son lot de petits canards en plastique et attendait de recevoir son prix.
— Je craignais que Romy ne soit mal à l’aise avec Livio, avoua-t-il dans un soupir. Je suis soulagé de voir que c’est tout l’inverse.
Je souris.
— Elle a plus de ressources que ce qu’on croit.
— Ça, je veux bien le croire.
Moins d’une minute plus tard, Max, Jules et Alex revinrent vers nous, avec leurs prix.
Max brandit fièrement un énorme pistolet à bulles avec lequel elle s’amusa les heures suivantes, Jules fit la moue en tenant entre deux doigts la minuscule épée pour enfant qu’il avait gagnée et qui fit mourir de rire Tom alors qu’Alex tenait dans ses bras une grosse peluche de lapin blanc au ventre rose qu’il me tendit avec un sourire. Je l’acceptai avec grand plaisir et l’embrassai pour le remercier.
— Où vas-tu trouver la place de le mettre celui-là ? demanda Nick avec perplexité.
J’observai mon lapin un moment, avant d’afficher une mine réjouie.
— Aucune idée, avouai-je avec un grand sourire. On verra bien en rentrant !
Pour toute réponse, mon frère secoua la tête, plus amusé en vérité que dépité.
La soirée se poursuivit dans une ambiance de plus en plus joyeuse. Nous passâmes de stands en stands et Max entraîna Alex et Jules dans de nombreux autres manèges. Cette fois cependant, Tom ne se laissa pas entraîner, encore plus en voyant les hauteurs vertigineuses auxquelles certains d’entre eux, comme cette drôle de balançoire géante, les emportaient. Son humeur renfrognée remonta cependant quand Romy vint lui tenir compagnie en lui disant qu’elle le trouvait déjà très courageux d’avoir affronté le grand huit et de ne pas avoir vomi, elle, elle n’aurait jamais tenu.
Ces mots le ragaillardirent et dans la minute qui suivit il me mettait au défi de gagner le gros lot au stand de tir à la carabine. Max et les garçons venaient tout juste de revenir lorsque nous tirâmes nos dernières billes de plomb. À un point près, nous aurions été ex aequo, mais son dernier plomb alla se ficher juste en dessous du ballon qu’il visait et la victoire fut mienne.
Sa défaite ne fut pas tout à fait complète, cependant. Car si j’avais raflé le gros nounours au joli nœud papillon, lui hérita d’un joli panda au sourire timide qu’il offrit rapidement à Romy. Les voyant rougir jusqu’aux oreilles, je tentais une petite diversion.
— Peut-être que je devrais te l’offrir alors, m’amusai-je en tendant l’énorme peluche à Alex qui éclata de rire.
— Fais attention, je serais tenté d’accepter, me défia-t-il avec un sourire en coin.
— Hmm, tu as raison, fis-je en plissant les yeux. Il a une bonne bouille, je crois que je vais le garder.
— Finalement, j’ai changé d’avis, me coupa Alex en m’arrachant la peluche des mains pour la serrer contre lui. Elle serait du plus bel effet dans ma chambre, tu ne crois pas ?
Et sur ces derniers mots, tout le monde éclata de rire sans même remarquer que Romy avait accepté le panda et le serrait tendrement contre elle et que Tom paraissait au comble du bonheur.
Lorsqu’il commença à se faire tard et que l’idée de rentrer fut lancée, Max insista pour tous nous faire rentrer dans un photomaton. L’exercice fut assez périlleux. J’ignore encore comment nous avons réussi à tous nous y entasser mais les rires furent au rendez-vous et la série de cliché qui suivit fut parmi nos plus beaux souvenirs.
Au moment de s’en aller, Livio proposa de raccompagner Romy et Jules. Nous leur dîmes au revoir et Nick raccompagna le reste d’entre nous. Alex n’avait pas lâché son ours en peluche et une discussion enjouée nous animait.
En rentrant ce soir-là, je me sentis plus proche que jamais de mes frères. Et très franchement, je n’aurais pas pu être plus heureuse.