Playlist Alex :
Youth – Daughter
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Il y a deux ans, j’ai écrit un article pour mon blog où je parlais de ce cliché assez répandu de la fille qui hésite vingt ans entre différentes tenues pour aller en rendez-vous.
Aujourd’hui, je l’expérimentais.
C’était assez amusant, d’autant que ce rendez-vous ne serait pas le premier, pas vraiment. Alex et moi nous connaissions depuis une éternité, il avait eu tout le loisir de me voir arborer toutes sortes de vêtements, bien apprêtée dans mes moments coquets ou complètement à l’arrache dans mes mauvais jours.
Pourtant, aujourd’hui était différent. Nous sortions ensemble depuis un peu plus d’une semaine, et pendant tout ce temps nous avions couché ensemble, participé à une fête puis à une bagarre, rejoint le skatepark pour notre rendez-vous habituel, affronté une patinoire et ses problèmes et même passé la soirée à la fête foraine à nous amuser tous ensemble. Mais rien, pas un seul rendez-vous à deux.
Autant dire que c’était inadmissible et qu’il fallait vite y remédier.
Nous en avions longuement parlé la veille au soir, si longuement en vérité que nous nous sommes endormis aux alentours de deux heures du matin, histoire de tout planifier. Il était temps que nous partions en date, nous l’avions bien mérité !
Alex avait proposé un ciné – cliché, mais cool – et avait réservé des places pour un film que nous attendions tous les deux depuis des mois. Nous avions opté pour une séance dans l’après-midi, Alex travaillant au Billie’s toute la matinée.
J’en étais donc là, observant d’un œil critique les différentes tenues que j’avais sélectionnées et étalées avec soin sur mon lit. Le tout était de savoir laquelle je mettrais.
Je n’avais pas grand-chose pour ce genre d’évènement. D’ailleurs en y réfléchissant, je me rendais compte qu’il allait s’agir de mon tout premier rendez-vous galant. Et du premier d’Alex aussi. Il fallait donc mettre les petits plats dans les grands !
J’avais renoncé à demander l’aide des filles. D’abord parce que Max aurait passé la journée à s’extasier devant mes vêtements en me demandant de tous les essayer avant de me proposer les siens – et il était hors de question que je me ramène avec un look rock sexy – ensuite parce que Romy aurait eu tôt fait de me transformer en une version fantasmée d’elle-même et bien que je l’aime de tout mon cœur, les cardigans et les longues jupes plissés, ça n’était pas vraiment mon truc.
J’avais donc le choix entre : une jolie robe rose pastel au dos brodé d’ailes d’ange avec ses chaussettes blanches montant à mi-mollet, un pantalon ample à taille haute lilas et son crop-top en dentelle blanche où mon nouveau short à imprimé tournesol et son t-shirt blanc assortis.
La première irait à merveille avec mes baskets blanches à plateforme, le second avec mes sandales et le troisième avec mes convers d’amour. Seul accro ? Même si j’adore les peintures de tournesols sur mon short, la couleur jaune jurait affreusement avec mes cheveux roses.
— Hmm… fis-je en me tenant le menton.
La robe me tentait bien, mais en grande amoureuse du confort et connaissant les courants d’air intempestifs de Bellamy, peut-être qu’un pantalon serait mieux. Mais il ferait sûrement encore chaud, même à l’intérieur, donc un short…
— Oh, eh puis zut, soufflai-je en rangeant la robe et le pantalon pour ne garder que l’ensemble aux tournesols, de toute façon j’ai trop envie de l’essayer.
Décidée, je me changeai.
Moins d’une dizaine de minutes plus tard, le temps de m’attacher rapidement les cheveux – cette journée s’annonçait caniculaire comme pas permis – je débarquai dans le living où mes frères se trouvaient respectivement dans la cuisine et sur le canapé.
— Comment je suis ? lançai-je de but en blanc.
Tous deux se tournèrent vers moi.
— Radieuse, me sourit Nick. Même si le jaune jure un peu avec tes cheveux.
— Je sais, marmonnai-je en sentant mes joues chauffer un peu.
— C’est pourquoi cet étalage de bon procédé ? demanda Tom en renversant la tête sur le dossier du canapé.
— J’ai rendez-vous avec Alex devant le cinéma.
— Oh, premier rencard ? s’amusa Nick alors que je fouillais frénétiquement dans mon sac pour m’assurer de ne rien oublier.
J’opinai, les joues rougissantes.
Sur le canapé, Tom fronça les sourcils avant de se tourner franchement vers moi. En le voyant faire, je m’attendis à l’entendre dire que je ne devrais pas y aller, ou tout autre insanité dont j’avais l’habitude. Même si notre relation avait fait un bond en avant la veille, je me rendais soudain compte que je craignais encore ses réactions. La preuve, je m’étais brusquement raidis sous son regard.
— Quoi ? demandai-je, inquiète, alors qu’il se redressait lentement.
— Ta boucle d’oreille est à l’envers, souligna-t-il simplement.
— Oh.
Je portai ma main à mon oreille pour y découvrir mon croissant de lune effectivement à l’envers. Je m’empressai de le remettre dans le bon sens et lui souris timidement.
— Merci.
— Amuse-toi bien, ajouta-t-il avec un sourire avant de revenir à son film.
Je n’en croyais tellement pas mes yeux qu’il me fallut un moment avant de retrouver l’usage de mon corps. Je jetai un regard à Nick, histoire de m’assurer que je ne venais pas d’halluciner. Mon frère se contenta de lever sa tasse de thé avec un grand sourire.
— Ne rentre pas trop tard, me rappela Nick juste avant que je ne ferme la porte derrière moi.
Dehors, le soleil était de plomb et la chaleur étouffante. Pourtant, j’avais la sensation de flotter. En route pour le cinéma, je me pinçai le bras au moins trois fois pour être sûre de ne pas rêver. Mais non, je ne rêvais pas. Un sourire immense illumina mon visage. C’était merveilleux de s’entendre aussi bien avec ses frères !
Je traversai le centre-ville sans même remarquer les vacanciers qui s’y agglutinaient. J’ignorais la chaleur qui faisant perler la sueur à mon front et le bruit qui m’assourdissait – j’avais oublié mon casque à la maison. Le cinéma se trouvait quelques rues plus loin, dans un coin plus tranquille. Je me postai juste devant ses portes, guettant l’arrivée d’Alex. J’avais tellement hâte de le voir !
Il apparut peu de temps plus tard, traversant le parc de jeu juste en face du cinéma. Je souris de toutes mes dents en le voyant et lui fit de grands signes, auxquels il répondit par un sourire radieux. Lui ne semblait pas s’être vraiment inquiété pour son apparence, il portait un simple t-shirt sur un vieux bermuda en jean. Du Alex tout craché, pensai-je avec amusement.
Avec tout ce qu’il s’était passé ces derniers jours, le mois dernier me semblait à des années lumières. Comment imaginer qu’il y a quelques jours à peine Tom et moi ne nous parlions quasiment pas ? Les choses avaient tellement changé et si vite que j’avais de la peine à y croire.
Pas plus tard que la veille, Tom m’avait même avoué rêver de faire un cosplay de l’un de ses personnages de jeu vidéo et m’avait même demandé – timidement, bien sûr – si j’étais d’accord pour l’aider. J’en avais été enchantée et nous avions passé des heures à étudié le design de son personnage. J’avais même déjà réalisé quelques croquis.
J’étais tellement heureuse !
Alors… vous connaissez la suite.
Alex n’était plus qu’à quelques mètres de moi maintenant. Seule la route nous séparait encore. Mais alors qu’il s’engageait sur le passage piéton, alors même qu’il avait longuement regardé à droite et à gauche avant de traverser, une voiture apparut.
La scène se passa tout autant au ralenti qu’en accéléré. Un instant Alex me souriait en s’approchant, l’instant d’après il roulait sur le parebrise de la voiture avant de retomber par terre dans un bruit mou qui me hantera à jamais.
Tétanisée, je ne compris pas tout de suite ce qu’il se passait. La voiture s’en alla dans un crissement de pneus, quelqu’un cria – je crois que c’était moi – et rapidement, des gens apparurent aux quatre coins de la rues.
Je me précipitai en avant, terrifiée de ne pas le voir bouger. Je l’appelais désespérément, ne sachant plus trop si je hurlais, pleurais ou murmurai. Tout était devenu flou, confus. Pendant un instant, il me sembla entendre quelqu’un au téléphone appeler les urgences. Ou peut-être était-ce moi ? Je ne sais plus.
Et brusquement, dans tout ce chaos, je compris enfin toutes ces descriptions dramatico-théhâtrale dans les fictions qu’adorait lire Romy. À cet instant, le monde avait cessé de tourner, le temps s’était arrêté et la terreur avait pris possession de moi. C’était comme si rien ne tournait plus rond, que plus rien n’allait dans le bon sens.
Avant que je ne m’en rende compte, les sirènes d’une ambulance retentirent quelque part derrière moi. J’essayai encore d’appeler Alex quand des bras me tirèrent en arrière, sans que je ne sache très bien s’il s’agissait d’ambulanciers ou de passants.
On entoura Alex, on le plaça sur un brancard et aussi rapidement que la voiture lui avait foncé dessus, on l’emporta dans l’ambulance.
À partir de là, tout fut un peu flou dans ma mémoire. Je me souvenais vaguement des paroles calmes des ambulanciers autour de moi, des bruits de matériel qui s’entrechoquent dans l’ambulance sans que je ne sache trop comment je m’étais retrouvée avec eux, puis l’effervescence de l’hôpital, l’odeur de désinfectant et cette infirmière à l’air rustre qui me disait que je ne pouvais pas les suivre plus loin. L’instant d’après, je me trouvais assise sur un fauteuil inconfortable dans un long couloir, attendant nerveusement que quelque chose se passe. Ma jambe tressautait compulsivement, mes mains tremblaient.
Je ne remarquai qu’à cet instant qu’elles étaient couvertes de sang. Mon regard coula sur mon t-shirt. J’étais couverte de sang. Mon cœur eut un raté et les larmes abondèrent, comme un barrage qui se rompt. Une panique indicible s’empara de moi. J’avais l’impression qu’on m’appuyait fortement sur le ventre, je n’arrivais plus à respirer. Je regardai partout autour de moi mais tout ce que je voyais, lumière, pas pressés, brancards et cette horrible odeur de désinfectant ne faisait qu’accentuer ma panique.
— Je déteste les hôpitaux, marmonnai-je d’une voix éraillée. Je déteste les hôpitaux…
— Charlie !
Je sursautai.
En me retournant, je découvris Nick, le souffle court, qui se précipitait vers moi. Je me levai en tremblant et pleurai encore plus fort si c’était possible. Parvenu à ma hauteur il m’inspecta rapidement avant de poser les mains sur mes joues embuées.
— Tu n’as rien ? Quand j’ai reçu cet appel j’ai…
Il ne finit pas sa phrase, mais au regard qu’il me lança, je compris. Enfin, non, pas vraiment. J’ignorais complètement de quel appel il parlait, peut-être qu’un ambulancier l’avait appelé pour le prévenir avec mon téléphone, peut-être même que c’était moi qui l’avais appelé sous les consignes d’un ambulancier. Je ne me souvenais pas très bien.
— C’est Alex… sanglotai-je en m’accrochant à lui avec désespoir. Il s’est… Il s’est fait… renversé devant le cinéma… Il y avait tellement de sang… tellement de sang…
Je ne pus rien dire de plus et j’éclatai en sanglots. Nick me serra contre lui, essayant maladroitement de me calmer, mais rien n’aurait pu y parvenir. J’ignorais depuis combien de temps j’étais ici, mais personne n’était encore venu me voir, je n’avais aucune nouvelle et j’étais terrifiée.
Les images ne cessaient de me revenir. Le sourire d’Alex, la voiture qui le percute, son corps qui roule sur le capot avant de retomber lourdement au sol comme une poupée de chiffon, ses membres aux angles inquiétants et ce sang… tout ce sang…
Lorsque j’émergeai enfin du col de mon frère, ce fut pour me rendre compte qu’il nous avait reconduit aux sièges et s’était lui-même assis. Les larmes se tarirent peu à peu et une sourde apathie me gagna. Apathie qui s’évapora dès l’instant où Max et ses parents entrèrent dans l’hôpital et se précipitèrent dans notre direction.
Nick se leva. Moi aussi.
En voyant le sang dont j’étais maculée, ils se figèrent.
— Que s’est-il passé ? demanda fébrilement Margaux alors que les larmes me gagnaient de nouveau.
Refaire le récit de ce qu’il s’était passé me noua douloureusement la gorge. À la fin, Max et ses parents se laissèrent tomber sur les fauteuils à côté des nôtres.
— Ça fait déjà plus d’une heure, fit remarquer M. Carlier, ils n’ont toujours pas donné de nouvelles ?
Je secouai la tête, défaite et serrai les poings. Une troublante culpabilité m’envahit.
— Je suis désolée… chevrotai-je et les parents Carlier relevèrent les yeux vers moi.
— De quoi ? demanda doucement Margaux.
— Si on avait pas… si j’avais pas…
Les larmes débordèrent tant que je fus incapable de terminer ma phrase.
— Oh chérie, murmura Margaux en venant me serrer dans ses bras, tu n’y es pour rien voyons.
— Elle a raison, approuva très calmement son mari, tu n’es pas responsable. Le responsable c’est ce chauffard qui a pris la fuite. As-tu fait ta déposition ?
J’opinai tristement. Il me semblait bien avoir croisé quelqu’un de la police en venant mais tout était si flou dans ma tête. À travers mes larmes, je vis M. Carlier me sourire gentiment.
— Tu as dû être très choquée, dit-il doucement alors que je m’éloignais de Margaux, tu devrais peut-être rentrer te reposer.
— Mais…
— Il a raison Charlie, intervint Nick. Et si ce n’est pour te reposer, tu devrais au moins rentrer te changer.
Nos regards convergèrent vers le rouge qui prenait une drôle de teinte brunâtre sur mes vêtements. Je grimaçai. Maintenant qu’ils le disaient, je me sentais extraordinairement sale. La nausée me prit à la gorge.
Pressentant ce que je m’apprêtais à dire, Max me prit la main.
— On te préviendra s’il y a une évolution, affirma-t-elle, des larmes plein ses jolis yeux bleu.
Sa voix tremblait malgré les inflexions assurées qu’elle essayait de lui donner.
— Alex est fort, poursuivit-elle et sa voix se morcela un peu. Il s’en sortira.
Je lui souris faiblement et, vaincue, me laissai reconduire à la maison par Nick. Avant de m’en aller, je jetai un dernier coup d’œil en arrière. Seulement pour me faire la réflexion que je n’aurais jamais dû.
Car dès que Nick et moi leur tournâmes le dos, les Carlier s’effondrèrent. Margaux et Max pleuraient à chaudes larmes, dévastées alors que M. Carlier essayait en vain de les réconforter, ses mains tremblant sans qu’il ne parvienne à les contrôler.