Chapitre 21 : À travers Cazalyne
Einold
Einold, les princes et Albérac partirent pour leur tournée d’inspection des provinces septentrionales à la première lune d’automne. En récompense de leur idée de produire de l’albrui en Hiverine, Venzald et Themerid avaient arraché au roi son accord pour le voyage. Escortés d’une cinquantaine de soldats, ils quittèrent Terce et prirent la direction de Nerfer.
Ils traversèrent les pâturages du nord de Tercebrune, petits arpents bordés de haies touffues, en admirant les beaux corneux bruns qui les regardaient passer en mâchonnant l’herbe jaunie par l’été. Puis apparurent les collines vert foncé de Caldone. De bas murets de granit gris, qui semblaient aussi vieux que les pierres qui les constituaient, coulaient sur leurs flancs depuis chaque sommet dans toutes les directions. Se perdant, se croisant, cheminant coûte que coûte de crevasses en monticules, ils traçaient d’improbables et inutiles limites que les troupeaux de chouvres franchissaient aisément, sur des terres qui n’appartenaient à personne. Les cavaliers parcoururent ensuite la paisible étendue déserte des Landes Rouges, qui marquaient la frontière entre Tercebrune et l’Avrin. Il n’y poussait rien d’autre qu’une bruyère grenat qui donnait l’illusion de nager dans un océan de vin. Pour Einold qui y avait grandi et vécu, ces contrées possédaient la beauté d’une mère. Il éprouvait à les contempler un plaisir rassurant. Il y oubliait d’habitude le puits sombre et profond qui creusait sa poitrine.
Cependant, cette fois, les paysages familiers ne suffirent pas au roi pour sortir de sa torpeur. Le temps passait, l’éloignant davantage du jeune monarque qu’il avait été, que le devoir faisait vivre, et surtout de ses seules vraies années de bonheur. Chaque jour, le combat qu’il menait contre ses propres démons devenait plus intense et les raisons qui l’empêchaient de se jeter dans le gouffre du chagrin se raréfiaient.
***
Venzald
Venzald était parti pour ce voyage empli de curiosité pour son royaume et ceux qui y vivaient. Pour la première fois, il sentait le lien qui existait entre lui et la plaine, les collines, les villages, le pâle soleil de Cazalyne. Un amour nouveau coulait dans ses veines. Il était fier d’appartenir à ce pays et à toutes les merveilles qu’il admirait.
Le voyage le détournait de sa déception. Il avait vraiment cru que Themerid et lui pourraient trouver — et punir — le meurtrier d’Almena et leur échec était difficile à accepter. Si difficile, d’ailleurs, que Venzald gardait secrètement l’espoir d’y parvenir un jour, avec ou sans l’aide d’Einold.
Un vent froid, chargé d’un parfum de foin sec en souvenir de l’été mais annonçant déjà les glaces, piquait les joues des cavaliers quand ils entrèrent dans la province de Nerfer. Rien ne poussait sur les dorsales rocheuses couleur de suie qui s’étendaient à l’infini. Venzald contempla en silence ce fascinant paysage de cauchemar.
Albérac, qui l’observait, souffla avec un sourire :
– Et vous n’avez encore rien vu !
– Il est difficile d’imaginer que des hommes vivent ici ! s’étonna Themerid. Il n’y a rien !
– C’est vrai, pour la nourriture, les habitants sont tributaires de leurs échanges avec d’autres provinces. Mais le minerai qu’ils arrachent à la terre représente une véritable richesse. Tout le métal de Cazalyne vient d’ici, vous le savez.
Au crépuscule, la température augmenta. Les cavaliers distinguèrent à l’horizon un rougeoiement qui semblait monter du sol. Il éclairait une montagne qui se découpait en noir d’encre sur le ciel anthracite.
– Le volcan, murmurèrent les soldats dont les visages reflétaient à la fois l’émerveillement et l’effroi.
Toujours bouche bée, Venzald se laissa guider, incapable de détacher les yeux du spectacle brutal de la nature. Sur la berge du lac de lave bouillonnante, la troupe s’arrêta. Une pluie fine se mit à tomber. Chaque goutte qui touchait la surface en fusion provoquait un crépitement et une minuscule fumerolle. Une épaisse vapeur chaude se dégagea bientôt et trempa les spectateurs stupéfaits.
– C’est comme la fin du monde... lâcha Venzald fasciné.
– Et plus loin, ce sont les mines à ciel ouvert, annonça Albérac, l’œil brillant du feu qui s’y reflétait.
Une heure encore de trajet les conduisit aux murs de Ferrone, la capitale de la province. Elle n’excédait pas la taille d’un gros bourg de Tercebrune, mais les princes savaient que la population de Nerfer était très réduite.
– C’est l’unique ville de la région, expliqua le précepteur. Tous les habitants vivent ici. Dans un endroit aussi inhospitalier, le seul moyen de survivre, c’est de se grouper.
Quand ils passèrent les portes, ils découvrirent de jolies maisons à colombages, dont le torchis était peint de couleurs vives et gaies. Chaque façade avait revêtu la sienne, se mariant ou non avec la voisine, mais donnant immanquablement le sourire.
– On dirait des jouets ! s’exclama Themerid, ravi.
Le château, aux murs roses et bleus, ressemblait à une pâtisserie. Ils y furent accueillis par le seigneur Polmus, le gouverneur, qui les invita à sa table.
À la veillée, Venzald écouta Polmus rendre compte au roi de l’état de ses réserves, de la production de minerai, de la population de Nerfer. Les princes et Albérac entretenaient la discussion. Einold n’avait pas prononcé plus de vingt mots depuis le matin, et là encore, la conversation lui coûtait un effort.
Lorsque les sujets devinrent moins officiels, Polmus se tourna vers les jumeaux avec bienveillance.
– Ainsi vous avez célébré vos quinze ans, mes jeunes seigneurs. Vous voici à l’âge de prendre le trône... Vous sentez-vous prêt ? Même si je vous souhaite encore une très longue vie, Sire, ajouta le gouverneur avec un sourire d’excuse à l’adresse d’Einold.
– De toute façon, dit Themerid, si nous devions monter sur le trône maintenant, la régence serait déclarée jusqu’à nos dix-sept ans.
– Cela n’arrivera pas, lâcha soudain Venzald, indigné que l’on mentionne ainsi l’éventualité de la mort du roi.
– Non, bien sûr, s’empressa Polmus, confus. Je ne vous posais la question que pour m’enquérir de votre apprentissage. Veuillez excuser ma maladresse.
Sa voix et son sourire francs et chaleureux sonnaient juste et Venzald se détendit.
– Avez-vous retrouvé votre cousin ? demanda-t-il au roi après un silence.
– Baudri de Kelm ? répondit Einold qui avait saisi l’association d’idées, à l’étonnement des garçons qui n’avaient jamais entendu ce nom. Non, il n’a jamais reparu.
Encore une fois, Polmus se tourna vers les jumeaux avec une moue goguenarde.
– Alors votre père et vous, vous devez rester longtemps sur le trône, sinon les spécialistes de la Loi Régalienne s’arracheront les cheveux ! Et maintenant, j’arrête de discuter de succession, ou le prince Venzald va me trouver bien cynique.
Celui-ci rougit jusqu’aux oreilles, mais à la première occasion, il interrogea Albérac à voix basse.
– Qui est ce Baudri de Kelm ?
– Je vous en ai déjà parlé, mais sans le nommer, je m’en aperçois maintenant. C’est celui que la Loi Régalienne désigne comme héritier du trône dans le cas où votre père et vous disparaîtriez. C’est également lui qui aurait été couronné si le roi était mort avant vos quinze ans.
– Ah oui, se souvint Themerid, le fameux cousin fantôme.
Il se pencha vers son frère.
– En rentrant aux Cimiantes, je voudrais bien en apprendre plus sur cette histoire de disparition, murmura-t-il.
Venzald soupira à l’idée des longues heures que la curiosité de son jumeau lui promettait de passer enfermé aux archives.
– Ne fais pas l’enfant, reprocha Themerid en le poussant du coude.
Ils restèrent dix jours à Ferrone. Les princes et Albérac visitèrent les grandes forges où l’on fondait le minerai. Ils descendirent dans les mines à ciel ouvert et constatèrent l’activité fourmillante qui y régnait. La population entière de la ville y travaillait, vêtue de cuir épais, la peau noircie par la poussière de la roche qu’elle creusait.
Puis la troupe royale repartit vers l’ouest en direction d’Hiverine. Quand les princes distinguèrent au loin les premières taches vertes de la prairie, aux frontières de Nerfer, ils eurent l’impression de revenir dans le monde des vivants.
***
Hiverine formait une langue de terre tendue hors du pays vers le nord. Sa frontière ouest séparait Cazalyne de l’Ostreterre, royaume pacifique qui multipliait les échanges commerciaux avec celui d’Einold. À l’est, la province jouxtait la Rémance, avec qui les relations étaient devenues houleuses depuis quelques années. Pourtant, les incursions, que le souverain Rémancien ne pouvait — ou ne voulait — empêcher, se produisaient plus au sud. D’abord parce la région accolée à Hiverine était presque déserte et ensuite parce que la réputation de Conrad de Bran suffisait à tenir à distance les ennemis.
Venzald trouva majestueux les troncs des épineux géants qui jaillissaient de la terre acide, si larges à leur base qu’il fallait se mettre à six ou sept, bras écartés, pour en faire le tour.
– J’espère que nous ne croiserons pas de loubles ou de selyx ! pria Themerid.
Et moi j’espère que nous en verrons, songea Venzald.
Le château du gouverneur, Bran-Glace, était situé à deux jours de chevauchée de la limite avec Nerfer. Après une nuit de campement dans les collines, les hommes se remirent en route la mine grave, car le trajet restant jusqu’à la capitale s’effectuait à travers la forêt séculaire qui couvrait la majeure partie de la province, abritant une faune dangereuse.
Au soir, les gardes furent renforcées et des feux allumés tout autour du campement, les soldats attentifs au moindre signe d’attaque d’un éventuel prédateur. Les veillées ne duraient jamais bien longtemps, mais quand Einold se leva dès la dernière bouchée avalée et se dirigea vers ses quartiers, Albérac ne put retenir un regard désolé vers les princes. Le roi n’avait pas adressé un mot à ses fils depuis le matin.
– Allons lui parler, glissa Themerid à son frère.
Lorsqu’ils passèrent le panneau de toile qui servait de porte, Einold leva vers eux un œil vaguement interrogatif, mais même la surprise n’apparaissait plus sur ses traits. Face à lui, Venzald ne voyait qu’une tristesse qu’il ne comprenait pas. Et qui le rendait malheureux et impuissant. Il se souvenait des sourires de Mélie qui regardait ses filles, à Arc-Ansange. Du fermier Fourchetou couvant ses bambins des yeux, d’Odile de Bazas présentant fièrement Magda. La présence d’un enfant devait suffire au bonheur de son père, non ? Au moins y contribuer. Pourtant la sienne et celle de Themerid ne changeaient rien au chagrin du roi. Il aurait volontiers laissé sa place de prince pour remédier à cela.
– Sire, souffrez-vous ? demanda Themerid.
Une lueur traversa les prunelles d’Einold, puis s’éteignit.
– Non, tout va bien, répondit-il.
– Mais vous n’avez pas prononcé un mot, aujourd’hui.
– Je préfère chevaucher en silence.
Il défit l’agrafe de son manteau, puis releva les yeux comme pour signifier à ses fils qu’ils devaient s’exprimer ou sortir.
– Père, parlez-nous de notre mère, lança Venzald.
Il avait presque crié pour se donner du courage et sans qu’il l’ait voulu, sa requête avait sonné comme un ordre. Einold était figé comme une statue, les poings crispés sur son vêtement.
– Pourriez-vous nous raconter les enquêtes que vous avez lancées après sa mort ? ajouta Themerid d’une voix plus mesurée. Que vous ont-elles appris ? Aviez-vous des suspici...
– NON ! rugit le roi, faisant sursauter les jumeaux. Je ne vous parlerai ni de la reine ni de sa mort ! C’est le passé. À quoi bon le remuer ? Il ne changera pas !
Les yeux révulsés dans son visage rougi, il crachait ses phrases en martelant les mots, comme pour se convaincre lui-même. Les deux frères étaient terrorisés. Venzald, partagé entre la colère et la pitié, aurait voulu s’échapper de cette tente, pourtant la violence du rejet le clouait sur place.
Depuis l’extérieur, la voix du chef de la garde appela.
– Sire, tout va bien ?
Einold sortit de sa transe. Son visage se relâcha et de nouveau, un voile traversa son regard. Un instant, Venzald crut qu’il allait se jeter à leurs pieds. La sensation fut si fugace qu’il se traita de naïf.
– Laissez-moi, maintenant, souffla le roi après avoir répondu au soldat.
Venzald ne bougea pas, empêchant son frère de reculer. Il ne voulait pas abandonner son père.
– S’il vous plaît... supplia le souverain.
Ils sortirent, tête basse. Albérac les attendait dehors. Pour la première fois, il dérogea à son rôle de précepteur et les serra contre lui.
***
Themerid
Ils rejoignirent Bran-Glace le lendemain soir. Les jumeaux, abattus depuis la veille, retrouvèrent de l’entrain lorsqu’ils posèrent les yeux sur la surprenante capitale d’Hiverine. La ville et le château étaient entièrement blancs. Les pavés des rues, les remparts, les murs des bâtisses, les toits, tout était construit en pierres du nord, immaculé.
– En plein hiver, expliqua Albérac, lorsque la neige recouvre le pays, Bran-Glace devient presque invisible.
– Vous exagérez, Maître Elric ! lui reprocha Venzald.
– Pas beaucoup, répondit le précepteur. Heureusement, les voyageurs peuvent prendre comme repère la chevelure du seigneur Conrad.
Les frères et les quelques soldats qui avaient entendu éclatèrent de rire. Les princes eurent bien du mal à garder leur sérieux quand le gouverneur les salua à leur arrivée. Il leur présenta son épouse, sa fille, et son fils Aloïs qui avait l’âge des jumeaux. Une complicité immédiate lia le garçon — qui arborait la même chevelure de feu que son père et promettait d’atteindre une stature identique — à Venzald. Durant dix jours, ils multiplièrent les parties de chasse, les discussions passionnées sur les chevaux et les entraînements à l’épée. Themerid, moins enclin à l’action, n’eut d’autre choix que de se soumettre à leurs courses incessantes avec, pour la première fois, un léger pincement au cœur.
Conrad leur fit visiter les plus gros bourgs d’Hiverine qui se préparaient à l’hiver. Il leur montra également les chantiers de défrichage qui devaient permettre de semer de l’albrui en abondance. Le spectacle des arbres couchés à terre attrista Themerid, mais le gain pour le peuple de Cazalyne valait ce sacrifice.
Au soir du dernier jour, alors qu’ils rentraient à Bran-Glace sous une averse de neige, un des hommes d’escorte de Conrad émit un court sifflet. Les cavaliers arrêtèrent leurs montures et tendirent l’oreille. Dans le silence de la forêt, ils perçurent un grattement, des bruits d’aiguilles foulées accompagnés de grognements. Durant leurs excursions, ils avaient plusieurs fois croisé les habitants sauvages de la région : un selyx aux crocs énormes ; plusieurs gros roussilles du Septant au pelage noir et feu qui s’étaient montrés menaçants avant de s’éloigner comme à regret devant les haches et les arbalètes des soldats de Conrad, en agitant leurs longues oreilles. Ils avaient également aperçu un louble sélénite. Themerid avait entendu parler de ces bêtes sans croire à ce qu’on racontait sur leur taille, pourtant celui-ci était presque aussi haut qu’un cheval. Il était passé sans les voir entre les sapins, à une centaine de toises. Malgré sa stature, il levait ses longues pattes avec la grâce et la légèreté d’une danse. Le louble, à la fourrure de l’exacte nuance de la neige sous le clair de lune, flottait au-dessus du sol, sans un bruit. Les hommes avaient chargé posément leurs arbalètes et les avaient gardées en joue jusqu’à ce qu’il soit hors de portée, prêts à réagir si l’animal attaquait.
Pourtant, cette fois, la fébrilité se répandit dans la troupe. Conrad, épée en main, fit signe à ses invités de reculer rapidement, tandis que les soldats armaient leurs carreaux aussi vite qu’ils le pouvaient. Avant qu’ils n’y soient parvenus, un rugissement énorme éclata dans le silence et une masse noire en mouvement surgit au sommet d’un bloc de granit qui les surplombait.
– Un urus-crâne ! cria Albérac en faisant virer son cheval, imité par les princes.
Aloïs, qui brûlait d’intervenir, les suivit à l’abri à contrecœur sur un ordre sec de son père. L’animal se laissa tomber du rocher, se réceptionna comme s’il avait simplement descendu une marche avant de se dresser sur ses deux pattes arrière en poussant de nouveau un rugissement assourdissant, battant l’air de ses griffes antérieures. Il faisait la taille de deux hommes. Sa tête démesurée était pourvue d’une gigantesque mâchoire aux crocs de la longueur d’une main. Il pouvait certainement arracher un arbre d’un coup de dents. Un des soldats profita de la démonstration de force de la bête pour lui jeter sa pique dans le flanc. L’urus cria de plus belle et retomba sur ses quatre pattes pour charger son assaillant, mais celui-ci s’était replié parmi la troupe qui fit face à l’animal. Themerid, abasourdi par la sauvagerie de la bête, observait la scène de loin en frémissant pour les hommes. Le monstre, de nouveau dressé de toute sa hauteur, tentait de balayer de ses bras les haches et les piques brandies par la première ligne des gardes, mais les lames affûtées le blessaient sans qu’il puisse atteindre ses proies. Profitant de la diversion, Conrad amena sa monture derrière la bête et le frappa d’estoc dans la nuque. Le sang jaillit, mais l’animal se retourna et fit tomber le géant roux d’un coup de patte, avant de refermer ses crocs sur l’encolure de son destrier, lui arrachant la tête. Dos aux soldats, fou de douleur et de rage, l’urus cherchait des yeux un ennemi à abattre. Il vit alors Einold, immobile sur son cheval, à une soixantaine de pas de lui. Poussant un nouveau rugissement de toute la puissance de ses poumons, il lança sa masse vers le roi.
Venzald planta durement son éperon dans le ventre de sa monture et fonça vers son père, arrachant un cri à Themerid qui maudit brièvement le courage de son frère. Mais il se ressaisit et se coucha comme Venzald sur le cou de leur cheval. Du coin de l’œil, il vit Conrad, à pied, qui suivait la bête en courant, brandissant son épée à deux mains.
– Sire, fuyez ! hurlait-il.
Le souverain ne bougeait toujours pas. Le monstre arrivait sur lui et il le regardait venir, retenant sa monture qui cherchait à se dérober, affolée. Les jumeaux poussèrent encore leur roussin, conscients que son poids n’empêcherait pas l’urus de le renverser aisément. Il fallait qu’ils atteignent leur père avant lui. Themerid maintint la direction, se penchant vers la droite pour accompagner le mouvement de son frère et dans une dernière accélération, Venzald referma sa main sur les rênes du roi, entraînant cheval et cavalier hors de la trajectoire du prédateur. L’urus, emporté par son élan, continua sa course pendant quelques foulées. Lorsqu’il put s’arrêter, il fit volte-face, se leva, et reçut en pleine poitrine la lame que Conrad lui enfonça jusqu’à la garde. Le gouverneur s’écarta et une volée de carreaux acheva la bête, qui tomba en faisant trembler le sol.
Un silence pesant s’abattit sur les lieux encore vibrants des cris de l’urus. Chacun avait en tête le comportement du roi. Themerid, les yeux écarquillés de stupeur, cherchait à s’expliquer pourquoi son père n’avait pas fui. Venzald le dévisageait sévèrement, bouillant d’une colère qui allait sûrement éclater. Albérac ne pouvait cacher sa désapprobation, lui qui pourtant, ne jugeait jamais rien ni personne. Conrad, troublé par ce geste qu’il n’avait pas compris, tenta de faire diversion en tonnant qu’il avait perdu son meilleur étalon et en maudissant la nature d’avoir créé les urus-crâne, mais personne ne lui répondit.
Le menton tremblant mais la voix rageuse de toute la frustration accumulée depuis sa naissance, Venzald hurla :
– Est-ce que vous nous aimez si peu qu’il vous est indifférent de vous faire tuer devant nous ? Pourquoi ? Parce que nous sommes fusionnés ? Vous n’avez jamais réussi à nous donner votre affection à cause de notre difformité ? Si vous voulez mourir, ayez la décence d’attendre que nous soyons loin !
Les larmes coulaient abondamment sur ses joues. Einold le regarda, comme s’il se réveillait d’un long sommeil. La surprise et la contrition s’affichaient sur son visage.
– Mais... non, pas du tout, dit-il enfin d’une voix suppliante. Bien sûr que je vous aime...
– Pas assez pour vouloir vivre, apparemment ! Cessez d’agir comme si nous n’existions pas, trancha Venzald. Et parlez-nous. Nous n’avons plus douze ans.
Il fit exécuter une volte au roussin sans attendre sa réponse. Themerid, impressionné, le regarda du coin de l’œil avec respect.
***
Venzald
Trois jours plus tard, ils avaient quitté Hiverine et marchaient au nord de l’Avrin. L’humeur des jumeaux restait maussade, malgré les efforts d’Albérac pour les distraire. Le roi, toujours silencieux, ne tentait même plus de donner le change aux soldats de la troupe. Par bonheur, les hommes, bien reposés pendant le séjour à Bran-Glace, se montraient d’humeur gaie et rendaient l’atmosphère plus supportable. Le campement fut établi dans la plaine où les premières fleurs s’éparpillaient çà et là.
Les garçons se retirèrent peu après le souper. Le regard d’Einold croisa celui du maître d’étude.
– Sire, se permit celui-ci, ne les privez pas de vous plus longtemps.
Le roi soupira, hocha la tête.
– Vous avez sans doute raison, j’ai produit assez de dégâts.
Il entra dans la tente des princes, hésitant, puis s’assit sur un siège de camp, sous le regard ardent de Venzald à nouveau saisi par l’espoir. Themerid, lui, semblait dubitatif.
Einold ouvrit la bouche, chercha ses mots, nerveux.
– Votre fusion n’a jamais représenté un frein à mon amour pour vous, commença-t-il, la voix rauque comme s’il s’était déshabitué de parler. Je pense même que je vous envie. Je me suis si souvent senti seul lorsque j’avais votre âge. Plus tard aussi, d’ailleurs... Vous vous accordez si bien. À la fois complémentaires et identiques. C’est incroyable.
Les princes s’assirent en face de lui sans l’interrompre. Venzald avait l’intuition qu’un geste trop brusque suffirait à briser le charme.
– Vous avez fait de votre particularité une force. Votre complicité m’impressionne : vous n’avez pas besoin de paroles pour vous comprendre.
Ainsi leur père ne leur était pas indifférent. Il les connaissait. Les admirait, même.
– J’avais trouvé cela : cette complicité, cette sensation d’avoir à ses côtés son parfait complément, son âme sœur... J’aimais votre mère plus que je ne l’avais jamais su possible. Pour la première fois, je n’étais plus seul. Quand elle est morte, j’ai cru m’éteindre aussi. Puis j’ai dû vous éloigner, j’ai cherché le coupable, j’ai repris mes obligations. J’ai survécu. Comme une bête, sans âme, sans émotions. Et petit à petit, même le devoir n’a plus suffi, je me suis laissé sombrer. Jusqu’à cet acte insensé que j’ai failli commettre l’autre jour.
À mesure qu’il parlait, son visage se dégelait. Les yeux bleus se mirent à briller, le front, les joues, les paupières s’animaient.
– Je ne peux... Je ne peux vous regarder sans la voir, poursuivit-il sous un masque de douleur. Vous lui ressemblez tant. J’ai longtemps cru que je ne pouvais pas le supporter. Égoïstement, je me suis tenu loin de vous. Je me suis trouvé des excuses en me convainquant que vous étiez plus heureux sans moi et sans ma tristesse. Ce faisant, je vous ai privé de votre seul parent vivant, mais également de votre mère et de son souvenir.
Il se leva. Avant de sortir, il ajouta :
– J’ai encore besoin de quelques jours pour me préparer à l’évoquer. Ensuite, c’est promis, je vous parlerai d’elle.
Quand il fut parti, Venzald continua à fixer l’endroit où il s’était tenu, le cœur battant.
– Enfin... murmura Themerid.
Une larme coula sur sa joue. Venzald l’essuya de la main avec un sourire lumineux.
Belle ambiance et descriptions, on en sait un peu plus sur ton univers. C'est bien de prendre ce temps après avoir bien installé l'histoire. Encore un cheval de mort, et pas de la plus belle des façons^^
Par rapport à l'albrui, je l'ai pas mis dans le chapitre précédent mais ça parait très étonnant que les princes soient les premiers à avoir l'idée.
Je me permets un suggestion pour "revitaliser" la P2. Pourquoi ne pas mettre l'enquête plus tôt ? Et la rencontre avec la poison également dans la P2 ? Ca poserait sans doute des problèmes mais je pense que ça en résoudrait pas mal d'autres.
"C’est également lui qui aurait été couronné si le roi était mort avant vos quinze ans" Ohhh mais je l'avais complètement oublié lui ! Il allait se jeter d'une falaise dans mes souvenirs. Cette partie m'était complètement sortie de la tête. Très envie de savoir ce qui lui est arrivé du coup !
Quelle satisfaction de voir Einold sortir enfin de son mutisme. L'électrochoc qui provoque sa prise de conscience me paraît très vraisensable. Pressé de voir la scène sur Almena. Si elle a bien lieu...
Bien à toi !
Tu as tout à fait raison : c'est bizarre que les princes soient les premiers à penser à l'albrui. Il se trouve que j'ai une réponse toute prête dans mon plan de potentielle réécriture : les scientifiques et autres cerveaux du royaume deviennent très difficiles à trouver car ils sont peu à peu recrutés par l'Ordre (qui garde jalousement ses connaissances). Voilà, il suffit de l'écrire, héhé.
J'apprécie tes suggestions pour dynamiser la partie 2 ! Je dois réfléchir à tout ça. Je crois qu'un plan est en train de germer dans ma tête, d'ailleurs j'ai pris des notes, hier, pour ne pas oublier mes idées.
Ah, tu avais oublié Baudri de Kelm ? T'inquiète son nom va revenir de plus en plus souvent ;)
Oui, Einold sort enfin de son mutisme... à voir si c'est pour longtemps !
Cette visite du royaume permet aux princes de voir un peu dans quelles conditions vivent et travaillent certaines populations. On va voir s’ils y sont sensibles.
Venzald a raison ; moi aussi, je veux savoir ce qui est arrivé à Baudri (sauf s’il s’est réellement écrasé en bas des rochers). J’ai vraiment l’espoir qu’il soit encore vivant et je suis curieuse de connaître le « crime » qu’on lui reproche.
La première fois que tu as parlé d’urus dans cette histoire, j’ai imaginé une sorte de bison. Mais là, ton urus-crâne m’évoque plutôt une sorte d’ours monstrueux et féroce. Tu as profité de son intervention pour massacrer encore un cheval d’une horrible manière, sadique que tu es. ;-)
Après tous ces espoirs déçus face à son père, Venzald a bien fait d’exprimer ce qu’il ressent, même si la manière est un peu violente. Parce que la façon dont Einold refuse le dialogue avec ses fils est aussi une forme de violence psychologique. Et ça provoque enfin une réaction.
Juste après la mort d’Almena, on sentait la douleur et la déprime du roi, mais par la suite, on voyait surtout sa manière de fuir ses fils et ses émotions. Dans ce chapitre, sa profonde souffrance éclate au grand jour.
Coquilles et remarques :
— la province jouxtait la Rémance, avec qui les relations étaient devenues houleuses [avec laquelle]
— D’abord parce la région accolée à Hiverine était presque déserte [parce que ; il manque le « que »]
— Ainsi leur père ne leur était pas indifférent. Il les connaissait. Les admirait, même. [Être indifférent à qqn, c’est ne susciter en lui aucun sentiment particulier ; ce n’est pas ne rien ressentir à son égard (je ne sais pas si je suis claire). Il faudrait donc dire qu’ils ne lui étaient pas indifférents. Je propose : « Ainsi ils ne lui étaient pas indifférents. Leur père les connaissait. Les admirait, même ».]
— J’aimais votre mère plus que je ne l’avais jamais su possible [Je dirais « cru possible » ; en fait, au départ, il ne savait pas qu’il pouvait l’aimer autant.]
Je n’écrirai plus de commentaire jusqu’à la fin de la retraite littéraire et je reviendrai après.
Oui, les urus sont des genres d'ours. D'ailleurs ce n'est pas par hasard si j'ai choisi ce nom : j'espérais que la sonorité me dispense de décrire XD.
Tiens c'est vrai, j'avais oublié ce pauvre cheval... oups, ça fait donc trois à mon actif... Faut que j'en parle à ma psy !
Einold ne refuse pas seulement de communiquer avec ses fils (ce qui, je suis d'accord avec toi, est effectivement violent psychologiquement), mais en plus, il envisage de se suicider par urus interposé devant eux ! C'est encore plus impardonnable !
Heureusement, il revient à la raison ;)
Parmi tes remarques : celle qui concerne la syntaxe de "être indifférent à" m'énerve tout particulièrement (contre moi, hein, pas contre toi !), parce que je suis la première à expliquer à tout le monde comment ça s'emploie (beaucoup de gens font l'erreur) et ici, je fais la faute ! Ridicule ! Ça m'est également arrivé avec la syntaxe du verbe enjoindre : je reprends les gens dans mes commentaires, et une fois, Rachael m'a fait remarquer que je l'avais utilisé de travers XD.
Tes commentaires vont me manquer ;) Bonne retraite littéraire en tout cas : est-ce que tu peux en profiter pour faire des bises à tout le monde de ma part (de loin, bien sûr) ?
A bientôt, écris bien !
Il aura fallu le temps, et un bon coup de gueule de Venzald (je crois que je commence à mémoriser leurs noms ^^) ! Ouf, parce que le début laissait présager un climat glacial !
Toujours aussi bluffée par les descriptions, chapeau.
On commence à voir un peu plus de réticences à suivre l'autre, entre les 2 princes. Vrai qu'ils n'ont pas toujours le choix, sont obligés d'être ensemble... et même si ça leur va et qu'ils n'ont d'autres choix, on sent que ça peut leur peser, de temps à autre.
Et donc il va leur parler de leur mère. Intéressant ! Sauf s'il meurt avant :p Mais bon, vu que la reine a survécu à son accouchement dans un premier temps, j'imagine que ce serait mieux d'attendre qu'ils se réconcilient un peu plus avant de le leur enlever... ^^
Merci pour les descriptions, j'en ai fait un peu moins dans le tome 2 et en fait, ça me manque. Je crois que j'en rajouterai quelques unes en correction.
Oui, je voulais montrer que tout n'était pas toujours parfait non plus entre les deux jumeaux, mais ils n'ont pas trop le choix, hein.
Tout d'abord désolé du retard... De l'absence. Avec le confinement j'ai plus de temps mais j'écris, j'écris beaucoup... J'ai estimé mon histoire a 70/80 chapitres et j'en suis au 47 ème.. je veux à tout prix avancer mais je ne t'ai pas oublié !
Je te cite :
Pour Einold qui y avait grandi et vécu, ces contrées possédaient la beauté d’une mère. Il éprouvait à les contempler un plaisir rassurant. Il y oubliait d’habitude le puits sombre et profond qui creusait sa poitrine.
Très beau passage, la liaison entre la mère et le paysage.
Tu as une carte de ton monde ? Il a l'air vaste le royaume et j'ai du mal a tout saisir etc. Je me pose la question vu que tu décris beaucoup les régions dans ce chapitre. Bon aussi parce que je viens de faire la mienne et du coup je suis en plein dedans et j'essayais d'imaginer ta carte mdr.
Le château pâtisserie !
Ahaha je sais pas pourquoi mais ça le fait penser a Lisbonne , le château coloré de Sintra !
Et qu'est ce qu'il est relou le roi mdr.. enfin chiant si je peux me permettre.
Ah mais oui, c'est le gars qui s'enfuyait c'est ça le cousin non ?
C'est bien on voit toujours bien la différence de caractère et de pensée entre les deux frères.
– J’espère que nous ne croiserons pas de loubles ou de selyx ! pria Themerid.
Et moi j’espère que nous en verrons, songea Venzald.
Putin de roi… il me rend dingue je t'avoue !
Ah ouais merci venzald !! J'en pensais pas moins.. vas y si tu ne tiens pas a la vie ne le fait pas devant tes fils quoi…
Et montre que tu les aimes non mais oh…
Ahh. Ah voilà enfin.. j'y tenais plus..
Bon enfin il lâche la bride.. hâte d'en savoir plus sur la mère du coup !!
Chapitre un peu long en description a mon gout mais on voit bien la différence entre chaque région aussi donc ça reste intéressant ! La suite bientôt, j'essaie de respecter un peu plus ma PAL promis.
Pas de problème : tu viens quand tu peux/veux. Et puis si tu écris beaucoup, c'est la meilleure des raisons ;) Moi j'ai écrit environ 24000 mots depuis le début du confinement. Tu vois, j'en profite aussi !
Ah oui, toi qui n'aimes pas trop les descriptions, c'est pas le bon chapitre XD
Heureusement, ça s'agite un peu plus sur la fin ;)
Oui, j'ai une carte du royaume. Je l'avais mise sur mon JdB, mais je la remettrai éventuellement (si on récupère le fofo !). D'ailleurs, j'ai fait ce qu'il ne fallait pas faire : j'ai fait la carte à la fin pour valider les parcours de mes perso (ça voyage pas mal dans la partie 4), et du coup ça m'a permis de m'apercevoir que certains de mes trajets n'étaient pas possibles XD. Donc maintenant, je sais qu'il faut faire la carte AVANT, et pas après !
Le château et les maisons pâtisserie, j'avoue que je pensais plus à Colmar avec les maisons de toutes les couleurs :)
Bien vu : le cousin c'est bien le gars qui s'enfuyait dans la première partie !
Il est pénible ce roi, hein ? XD Il est surtout complètement atrophié du sentiment, et dépressif...
Tu en sauras plus sur la reine très bientôt, du coup.
Merci pour ta lecture et ton commentaire, à bientôt !
Ça me donne des frissons.
J'espère qu'il va pas mourir ou un truc de ce genre juste avant de pouvoir parler à ses fils !