Le lendemain, dès les premières lueurs de l'aube, Rena et Nevra avaient retrouvé la vice-capitaine Miiko Imaizumi dans son bureau. C'était la deuxième fois qu'ils visitaient les quartiers de l'Étincelante, la première fois remontant à cette fameuse histoire d'amphore.
La kitsune n'était pas seule. Un homme se tenait à ses côtés, l'air calme et serein. Il se pencha vers elle pour recevoir ses ordres, puis s'appliqua à tracer une série de runes sur les murs de la pièce. Nevra reconnut immédiatement l’inspecteur qui avait enquêté sur la mort des parents de Rena et qui avait invoqué la légitime défense pour éviter qu’elle se fasse injustement condamner.
— Nous serons à l'abri des oreilles indiscrètes comme cela, leur expliqua Miiko. Vous me connaissez déjà, et voici un de mes plus fidèles collaborateurs, Leiftan Falkenback.
Les deux gardiens le saluèrent d'un signe de tête poli qu'il leur rendit avec la même déférence.
— Pourquoi nous avoir convoqués ? demanda alors Nevra en se tournant vers la kitsune.
— Cela fait un moment que je m'intéresse à vous. Vous êtes les élèves de Maître Sakumo, un ami cher au général de la Garde. Le général Aetherwülf pense que vous avez du potentiel et que vous avez beaucoup à apporter à la garde. Je me fie à son jugement, mais je me fie aussi aux très bons rapports de vos supérieurs et à la réussite de vos missions. Vous avez un comportement exemplaire, du moins d'un point de vue professionnel, vous êtes respectueux de la hiérarchie, mais vous savez aussi prendre des initiatives quand cela est nécessaire.
Nevra esquissa un léger sourire, amusé par les allusions faites à sa vie personnelle qui faisait jaser tout le QG et qui avait dû remonter aux oreilles de la kitsune.
— Je vous remercie pour tous ces compliments, même ceux qui n'en sont pas vraiment, répondit le vampire sans se départir de son sourire qui frôlait l'insolence. Mais je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de nous.
— Je suis à la recherche d'alliés qui m'aideront à réformer complètement la Garde.
— Réformer la Garde ?
La vice-capitaine hocha la tête.
— Il y a un homme dans la garde Étincelante, Padraic O'Toole, qui se fait surnommer Patte-Folle par ses partisans. C'est le trésorier de la Garde, il fait également partie du Conseil de Discipline et du Conseil de la Garde. Peut-être en avez-vous déjà entendu parler ?
Nevra ne souriait plus. Il avait douloureusement conscience de l’existence de Padraic O’Toole qu’il avait découvert peu de temps après son entrée dans la Garde, mais son statut d’officier supérieur de l’Étincelante et de trésorier le rendait intouchable. Il n’avait pas renoncé à la vengeance, mais il attendait une opportunité pour faire tomber son ennemi. Une opportunité comme celle que lui proposait la vice-capitaine Imaizumi.
— Il ne m'est pas étranger, en effet.
— Cet homme est un serpent qui déverse son poison dans la Garde depuis des années, confia la kitsune avec dégoût. Il est mêlé à de nombreuses affaires de corruption et on le soupçonne de financer toutes sortes d'activités illégales. Il sert d'intermédiaire entre des clients ayant des requêtes un peu « spéciales » et des gardiens cherchant à arrondir leurs fins de mois, prélevant au passage une généreuse commission. Ça fait plus de dix ans que j'essaye de le coincer, mais il est extrêmement prudent et ne laisse rien au hasard. J'ai tout de même réussi à repérer quelques gardiens que je soupçonne de travailler pour son compte et je les ai placés sous surveillance. Ceux qui vous ont agressés ce soir en faisaient partie. Un de mes espions m'a prévenu qu'ils préparaient quelque chose, mais comme par hasard, O'Toole a décidé de réunir le Conseil au même moment pour discuter du budget de la Garde. J'ai fait de mon mieux pour me libérer le plus vite que possible, je voulais les prendre sur le fait moi-même.
— Vous avez dit que vous recherchiez des alliés, dit Rena. Pourquoi nous ?
— Recruter parmi la garde de l'Ombre est assez délicat. Ses membres étant des experts en mensonge et en manipulation, leur accorder ma confiance est un pari risqué, mais c'est aussi là que se trouvent mes meilleures chances de gagner cette guerre froide contre O'Toole. Si je vous ai choisis, c'est parce que vous avez suffisamment de motivations personnelles pour accepter de m'aider à faire tomber O'Toole. Après tout, c'est un des responsables de l'attaque de l'orphelinat où vous viviez, mais ça, vous devez déjà le savoir.
— Vous étiez au courant, dit Nevra sur le ton du constat.
— Oui.
— Pourquoi n'avoir rien fait alors ?
— Parce que je n'avais pas de preuves suffisantes et quelqu'un a sauvagement exécuté les seuls témoins de l'affaire.
Elle lança un regard appuyé au vampire qui grimaça en affichant un air faussement coupable.
— Tu crois que je ne savais pas que c'était toi ? ajouta-t-elle en posant un regard sévère sur le vampire.
— Si vous le saviez, pourquoi ne pas m'avoir arrêté ?
— Parce que je n'avais pas de preuves de ton crime non plus, et tant mieux. J'ai besoin de talents comme les vôtres et je veux des alliés qui partagent mes valeurs et mes convictions. Un de mes projets de réforme est de créer une unité spéciale d'espionnage, d'infiltration et d'assassinat au sein de la Garde de l'Ombre, sous les ordres directs du général de la Garde, et si nous menons nos plans à bien, j'aimerais que vous en fassiez partie.
— Nous ne sommes pas encore un peu trop jeunes et inexpérimentés pour rejoindre une telle organisation ? fit remarquer Rena, dubitative.
— La Garde a besoin de sang neuf, c'est la nouvelle génération qui assurera son avenir, affirma Miiko. Votre dernière mission a montré de quoi vous étiez capables, je suis certaine que vous serez tout à fait à la hauteur de mes ambitions.
— Vous êtes consciente que comploter de la sorte pour renverser l'ordre établi, même si vos raisons sont louables, pourrait s'apparenter à de la haute trahison ? souleva Nevra en gardant un ton aussi neutre que possible pour ne pas froisser la kitsune.
— Je le sais bien. Si nos ennemis avaient vent de ce que l'on prépare, ils s'en serviraient contre nous. C'est justement pour cette raison que nous devons agir avec la plus grande discrétion. Je n'ai pas peur de risquer ma vie pour une cause en laquelle je crois, mais je ne vous obligerai pas à me suivre si vous pensez que votre sécurité est plus importante. Tant que vous tenez votre langue.
— Le général approuve-t-il ce que vous faites ? voulut savoir la yôkai.
— Algéon Aetherwülf est un général plus que compétent, mais il se fait vieux. Il dirige la Garde depuis des centaines d'années et je veux qu'il continue à la diriger encore longtemps, mais il a vu trop de conflits et trop de violence pour raisonner autrement que comme un combattant. J'ai énormément d'affection pour lui, je le considère comme un père. Il m'a recueillie alors que je n'étais qu'une gamine maladive et mourante, il s'est occupé de moi et m'a ramenée à Eel. C'est ainsi que j'ai pu vivre avec lui et grandir au sein de la Garde d'Eel. Beaucoup de gardiens, les plus conservateurs d'entre eux, n'approuvent pas la tendance progressiste que prend la politique de la Garde depuis ces dernières décennies. Je sais qu'Algéon me suivra dans mon projet, mais la confiance qu'il m'accorde lui a valu de s'attirer pas mal d'ennemis et beaucoup commencent à remettre en question sa légitimité en tant que général de la Garde. Je veux arracher les mauvaises herbes qui fragilisent les fondations de la Garde et créer une institution puissante, mais digne de confiance.
— Je partage votre vision, approuva Nevra. Nous sommes entrés dans la Garde d'Eel pour des raisons similaires, nous aurons sûrement plus de chance de réaliser nos objectifs en nous associant. Vous avez combien d'alliés pour le moment ?
— Pas suffisamment, soupira Miiko. J'ai le soutien de la capitaine de l'Absynthe, Séraphina Nymphadora, et contre toute attente, celui du capitaine de l'Obsidienne, Khrâm Ikharov. Il est un peu vieux jeu, mais c'est quelqu'un de droit dans ses bottes qui déteste l'injustice et la corruption. À l'inverse, Rurik Wöfflin est un opportuniste qui suit la direction du vent, mais il ne prendra pas de risque s'il n'a rien à y gagner. Il se montre toujours très prudent dès qu'on évoque des idées un peu progressistes. Quant à l'Étincelante, difficile de savoir qui est digne de confiance et qui ne l’est pas. Je ne vous demande pas de me soutenir dans mon projet, ni de trahir votre capitaine et la garde de l'Ombre, mais j'aimerais que vous m'aidiez à faire tomber Padraic O'Tool. Vous n'êtes pas obligés de me donner une réponse tout de suite. Je peux vous laisser quelques jours pour y réfléchir.
***
Nevra et Rena s'étaient retrouvés dans la chambre de la jeune femme pour discuter de la proposition d'alliance de la vice-capitaine de l'Étincelante.
— T'en penses quoi ? demanda la yôkai.
— C'est risqué, mais c'est peut-être notre seule chance de nous venger.
— Tu veux dire de te venger.
— Ne me dis pas que tu n'as pas envie de coincer cette pourriture autant que moi. Toi qui aimes faire les choses dans les règles, Miiko nous offre une chance d'exposer tous ses crimes et de le livrer à la justice.
— C'est vrai, mais tu l'as dit, c'est risqué. Cela n'a rien d'officiel, si les choses tournent mal, on passera pour des traîtres et des complotistes. Et, pour être tout à fait honnête, je ne fais pas entièrement confiance à la vice-capitaine Imaizumi.
— Moi non plus. Je n'exclus pas la possibilité qu'on ne soit que des pions sur l'échiquier et qu'elle fasse de nous des boucs émissaires si les choses tournent au vinaigre, mais une telle occasion ne se présentera peut-être plus jamais.
— Tu as raison, mais…
— Ne t'en fais pas. Je ne prendrai pas de risques inconsidérés. Si ça sent le roussi, on arrête tout. Mais si on le fait, on le fait ensemble. On peut se laisser encore quelques jours pour y réfléchir.
— D'accord.
Rena se tut un instant, le regard fixé sur le sol.
— Nevra... ce que j'ai dit hier soir... je…
La yôkai essuya une larme fugitive avec la paume de sa main, peinant à contenir ses émotions et maintenir sa dignité. C'était au tour de Nevra d'avoir de la peine pour elle. Il l'avait pris dans ses bras pour la réconforter du mieux qu'il le pouvait. Elle fondit en larmes, ses derniers remparts cédant sous l’étreinte sincère du vampire. Entre deux sanglots, il était parvenu à comprendre ce qui pesait si lourd sur le cœur de son amie.
— Je ne veux pas que tu me détestes... J'ai peur de te perdre et de me retrouver complètement seule. Je n'ai personne d'autre que toi, j'ai vraiment besoin de toi. C'est pour ça que j'ai dit toutes ces choses, je pensais que c'était la seule solution pour qu'on soit toujours ensemble. Au fond, c'est moi qui ne sais pas ce que je veux…
Il avait enfin obtenu la réaction qu'il attendait. Toute la rancœur et la frustration qu'ils ressentaient à cause d'elle s'étaient envolées. Nevra la serra fort contre lui, la tête appuyée contre celle de son amie. Comment pouvait-il la détester quand elle mettait son cœur à nu et se montrait si vulnérable ? Comment ne pouvait-il pas l'aimer quand elle versait toutes les larmes de son corps pour lui, en lui disant qu'elle avait besoin de lui ? Il avait la sensation qu'il ne pourrait jamais se libérer de cette relation qui n'était pas vraiment de l'amour, mais qui était plus qu'une simple amitié, mais avait-il envie qu'il en soit autrement ? Ne se complaisaient-ils pas tous les deux dans l'ambiguïté de leurs sentiments, entre amour et affection ? C'était peut-être ça, la véritable nature de leur relation. Mais dans cet inlassable jeu du chat et de la souris, qui était la souris et qui était le chat ?
Nevra embrassa fermement la tempe de son amie, ses doigts perdus dans sa longue chevelure blanche.
— Je ne vais pas t'abandonner ni te remplacer, murmura-t-il. Tu es la seule qui compte pour moi.
Rena acquiesça faiblement en reniflant, son visage enfoui dans le cou du vampire, le col de sa tunique trempé des larmes de la yôkai. Il ne savait pas quoi dire de plus, il n'était même pas sûr de savoir ce qu'il ressentait. Un étrange mélange de satisfaction, d'orgueil et de mélancolie lui serrait le cœur. Tant qu'il était tout pour elle, tant qu'elle n'avait besoin de personne d'autre de lui, il se fichait que leurs sentiments ne soient pas sur la même longueur d'onde. Le vampire dansait sur le fil du rasoir, il jouait à un jeu dangereux, un jeu d'équilibriste qui pouvait le précipiter dans le vide au moindre faux pas.
Il resserra son étreinte. Il voulait l'embrasser, il en mourait d'envie, mais c'était un geste qu'il ne pouvait pas se permettre, c'était la limite à ne pas franchir. Il se contentait donc de la chaleur de son corps lové contre le sien, de la douceur de ses cheveux entre ses doigts, de sa tête posée contre son épaule, et de son souffle tiède dans son cou.
Il sécha délicatement les dernières larmes qui perlaient au coin de ses yeux rougis. Quand il l'avait rencontrée, elle était juste mignonne. Elle avait grandi, il l'avait trouvée jolie. Là, sous ses airs de Madeleine éplorée, il la trouvait plus belle que jamais. Ses yeux s'attardèrent un instant sur ses lèvres, si délicates et si attirantes, puis il s'en détourna pour déposer un baiser sur son front.
— Il faut qu'on aille déjeuner, lui dit-il avec douceur. On va être en retard pour l'entraînement des recrues.