Chapitre 21 : Arya – Adulte

- Et maintenant, gestionnaire, on fait quoi ? demanda Gontrand.

Les travailleurs restés à la ferme venaient d’informer Arya que les deux bassins étaient terminés.

- Le bassin extérieur est censé se remplir avec de l’eau de pluie mais ici, il ne pleut pas assez alors il va falloir y déverser manuellement l’eau du puits. C’est parti, messieurs. Au travail. Faites une chaîne.

Arya se rendit au puits et accrocha la corde à son harnais. Ce fut elle, qui, d’un coup d’ailes, remonta les seaux depuis le fond du profond cylindre. Ainsi, le bassin fut plein en un rien de temps.

- L’eau va traverser toutes les couches de sable et de gravier jusqu’à reposer sur le lit d’argile au fond, dit Arya. Tout cela va la purifier. Après quoi, elle s’enfuira par les os placés un peu partout, tombant dans le second bassin.

Arya fit entrer les hommes dans la grande pièce aux murs d’argiles et de mortier de chaux. Les hommes avaient réussi à réaliser un toit en bois et tuiles. Ils avaient ouverts leurs yeux, cherché des solutions et trouvé. Arya n’avait même pas eu à intervenir. Elle admirait beaucoup ses travailleurs.

Des os perlaient des gouttes qui tombaient dans le bassin pour le moment vide.

- Bientôt, le bassin entier sera rempli, indiqua Arya. Les consignes changeront plus tard mais voici celles pour le moment : personne ne devra plus jamais boire directement l’eau du puits. Seule celle de ce bassin devra être consommée pour l’hydratation et la cuisine. Les hommes de service prendront l’eau en surface sans jamais remuer le bassin, c’est très important car les éléments néfastes tomberont au fond par sédimentation.

- On va pouvoir boire de l’eau aussi bonne que celle des rivières lointaines ? s’enthousiasma Gontrand.

- Un jour, peut-être. Pour l’instant, vous allez constater une amélioration, c’est certain, pas suffisante à mon goût.

Les hommes soupirèrent.

- Vas-y, Arya, crache le morceau, lança Gautier, le seul homme à se permettre de la tutoyer. On doit faire quoi maintenant ?

- Recommencer à côté, dit Arya en désignant le mur à sa droite. En théorie, des bassins comme ça, il faudrait en aligner au moins cinq pour que l’eau soit vraiment de bonne qualité mais je pense qu’avec deux binômes, le résultat sera acceptable.

Les hommes grondèrent mais ne s’opposèrent pas.

- L’eau devra passer de ce bassin vers le suivant à fond d’argile rempli de cailloux et de sable par trop plein. Il faudra creuser une fente sur la longueur du mur pour que l’eau débordant parte vers le bassin suivant. Pas trop grosse la fente ! La plus fine possible. Seule l’eau doit passer !

- C’est compris.

Le lendemain, l’eau du bassin put être consommée et chacun vit la différence. Arya eut encore droit à un « hip hip hip houra » auquel elle répondit par un « pour les meilleurs travailleurs au monde, hip hip hip » et le « houra » qui suivit fut ponctué de rires et de tapements de pieds.

L’heure de la récolte sonna, mettant en pause les travaux des bassins suivants. L’huissier vint tôt et heureusement, car les silos étaient déjà pleins.

- Revenez au prochain quartier de lune, indiqua Arya.

- Je ne me déplacerai pas pour rien, gronda l’huissier.

- Les silos seront pleins ! assura Arya.

- C’est impossible de travailler aussi vite.

- Ils seront pleins ! insista Arya.

L’huissier plissa les paupières mais il revint pour trouver les silos au complet. Il serra les dents mais ne fit aucune remarque. La récolte se trouvait largement facilité grâce à l’investissement d’Arya. Les travailleurs n’avaient pas à se fatiguer à porter les sacs des rizières jusqu’aux silos. Leurs forces préservées et bien nourris, les hommes proposaient une rentabilité sans commune mesure.

L’huissier accepta de fournir de l’avoine, du blé et du maïs en échange de la totalité du riz. Il refusera en revanche le fromage, la viande ou le poisson. Arya valida le compromis. Les galettes de blé ravirent tous les hommes qui exprimèrent bruyamment leur joie.

La fin des récoltes sonna le retour de tout le monde au domaine. Deux travailleurs moururent du Priae et durent être remplacés. Jurt acceptait sans discuter de fournir de nouveaux ouvriers, s’étonnant sans cesse des faibles pertes d’Arya qui, de son côté, trouvait déjà celles-là intolérables.

Gautier continuait à rabrouer Arya pour ses sorties au marché noir qu’il jugeait dangereuses et trop fatigantes pour la jeune femme.

- Serais-tu jaloux ? lança Arya un soir alors qu’elle se faisait câliner entre ses bras après un plaisir partagé.

- De qui ? gronda Gautier.

- Des ailés que je croise aux marchés, proposa Arya.

- Tu ne veux pas te reproduire, rappela Gautier.

- Il me suffit de refuser la reproduction, répliqua Arya en haussant les épaules.

- Comment ça ?

- Quand une ailée baise avec un ailé, si le corps est prêt, il réclame une reproduction que la femme peut accepter ou refuser.

- Ah bon, dit Gautier. J’ignorais.

- Ceci dit, si la femme refuse trop de fois de suite, l’instinct reprend le dessus et la conscience craque. C’est comme ça qu’ils obtiennent des petits des dorées.

- Les dorées ? répéta Gautier.

- Certains d’entre nous ont les ailes dorées.

- Ça doit être beau.

- Je suppose. Je ne sais pas. Je n’en ai jamais vu. Il paraît que certaines familles de pures tiennent prisonnières des femmes aux ailes brillantes car vois-tu, quand une dorée pond, elle ne donne naissance qu’à un seul très gros œuf qui survivra toujours et la progéniture aura la couleur des ailes du père.

Gautier en savait assez pour comprendre ce que cela impliquait. Arya poursuivit :

- Pour obtenir cet œuf que la dorée n’a aucune envie de leur donner, ils la violent, encore, et encore, et encore, jusqu’à ce qu’elle craque.

Gautier grimaça puis lança un regard malicieux à Arya :

- Et donc ? Tu baises quand tu vas au marché noir ?

- Non ! gronda Arya. Je sens que je craquerai au premier coït venu.

Gautier explosa de rire. Visiblement, le terme choisi le faisait rire.

- Tu suces alors ?

Arya le tapa gentiment sur le torse.

- Non plus, dit-elle en redevenant sérieuse. Je n’ai même pas le temps d’y songer. Je suis tellement occupée ! Il y a tant de gens malades.

- Pas prêtresse donc, médecin.

Arya hocha la tête.

- C’est à cause de ta main que tu as été obligée de partir ?

- Et du fait que je n’existe pas, rappela Arya. Si les jaunes apprenaient mon existence – ou plus exactement ma non-existence, qu’est-ce qui les empêcheraient de m’enfermer et de me violer jusqu’à ce qu’ils obtiennent leurs petits tant désirés ?

Gautier frémit.

- Après tout, je n’existe pas, rappela Arya. Je n’ai pas de droit. Mon mentor, le docteur Daryl, l’avait bien compris alors il a essayé de me donner une autre valeur, un savoir qui les ferait réfléchir à deux fois avant de m’enfermer au fond d’une grotte.

- La médecine, supposa Gautier.

- La chirurgie, le contra Arya.

- J’ignore ce que c’est, indiqua Gautier.

- C’est une spécialité dans laquelle on ouvre les gens avec des couteaux très coupants pour aller à l’intérieur de leur corps retirer leurs maladies.

- Ça a l’air compliqué !

- Ça l’est. Quand je suis partie, seuls trois chirurgiens pratiquaient à la clinique et des dizaines de patients mouraient en attendant qu’un se libère pour eux.

- Sauf que pour ouvrir des gens avec des couteaux très coupants, mieux vaut avoir deux mains opérationnelles, comprit Gautier.

- C’est ça. Le rouge que j’ai sauvé m’a condamnée en croyant me sauver, raconta Arya. J’ai fui avant que quiconque ne comprenne ce qui se passait.

- Tu bluffais quand tu as dit au démographe que si un prêtre mettait les pieds ici, tu lui montrerais tes ailes.

- Bien sûr que je les garderai sagement repliées, frissonna Arya. Si un jaune voit mes ailes, je suis fichue. Ce n’est pas pour rien que je ne me rends en ville que la nuit et quand je vais à la bibliothèque, je me pose dans un coin tranquille et je marche un peu.

Gautier fronça les sourcils.

- Tes propos ne font que me donner davantage d’arguments : tu dois cesser d’aller en ville.

- Gautier ! grogna Arya.

- Arya ! Je ne rigole pas ! cria Gautier, le front plissé et les yeux emplis d’inquiétude. Un médecin qui soigne des gens au marché noir, qui porte une tunique verte et qui repart vers les plaines ? Combien de temps avant que ça ne se sache et que des ailés débarquent ici en demandant à te voir ? Aucun de nous ne pourra lutter. Si nous te perdons, nous perdons tout.

- Vous êtes parfaitement capables de vous débrouiller sans moi. Je ne fais qu’alléger votre peine, rétorqua Arya.

- Tu crois que ça n’est que ça ? Je ne vais pas te dire que je t’aime, parce que ce n’est pas vrai et je ne pense pas que tu m’aimes non plus. Ce que nous faisons, c’est agréable et c’est tout mais nous t’apprécions, tous, et nous te respectons. Tu comptes pour nous, autant que chacun de nous comptons pour toi. Nous voyons à quel point chaque perte te touche. Nous formons un groupe solidaire. Je n’ai aucune envie que des purs viennent t’emmener pour te traiter comme une simple cane !

Arya baissa les yeux et une larme coula.

- Arrête d’aller au marché noir ! gronda Gautier.

- Non, dit Arya avant de se lever. La médecine, c’est mon bol d’air frais. Tu ne comprends pas. Guérir quelqu’un est la chose la plus merveilleuse que je connaisse. Je serais prête à perdre mes ailes en échange de la promesse d’exercer la médecine. Je suis malheureuse ici.

- Arya, murmura Gautier mais la jeune femme sortit de la maison des gestionnaires pour ne reparaître que le lendemain à l’aube, le visage fermé.

Gautier ne lui fit plus jamais la morale et les mots « marché noir » furent bannis. Arya disparaissait un soir par lune et les travailleurs faisaient comme si rien ne se passait. La gestionnaire et le contre-maître continuèrent à se donner ce plaisir réciproque dénué de sentiments.

Les deux bassins suivants furent terminés avant l’hiver. Arya modifia les règles. Désormais, l’eau pour boire et cuisiner serait pris dans le dernier bassin, celui ayant subi le plus de traitements. Le bassin intermédiaire servirait de bains. Chacun devait se décrasser au maximum sur les cailloux avant d’entrer dans l’eau. Le premier homme à tester fut surpris de la trouver tiède.

- Je n’ai pas choisi l’emplacement au hasard, annonça Arya. J’ai fait de nombreux repérages. Nous, les ailés, sentons les courants d’air chaud. Ici, il y a une source thermique naturelle. Ceci dit, l’endroit étant bien isolé, vous pouvez même en faire un sauna.

- Un sauna ? répéta Gautier.

- Vous faites chauffer des pierres en dehors et quand les pierres sont bien chaudes, vous les amener à l’intérieur puis vous faites couler de l’eau dessus. L’eau va s’évaporer, réchauffant l’air .Vous verrez, c’est très agréable.

Après les premiers tests, Arya eut de nouveau droit à un « hip hip hip houra ». Le potager donnait. Les canards fournissaient assez pour que chacun puisse avoir un œuf par jour. On buvait de l’eau propre et on se lavait à l’eau chaude. On mangeait des fruits, des galettes de blé, de l’avoine, des châtaignes, des champignons et même parfois des huîtres.

Seule ombre au tableau : la tristesse affichée d’Arya. Elle partait très souvent dans ses pensées et Gautier le savait : elle rêvait de médecine. Elle s’évadait pour la clinique. Les soins apportés à sa main avançaient mais à une vitesse très lente. Gautier tremblait : le jour où elle aurait retrouvé toute sa dextérité, les quitterait-elle pour retourner en ville ? À ses yeux, c’était une évidence. Il n’avait pas osé en parler aux autres mais son angoisse augmentait à chaque progrès d’Arya. Tandis que les autres félicitaient la gestionnaire lorsqu’elle remuait un peu mieux les doigts, Gautier, lui, s’enfermait dans un silence pesant et détournait le regard.

- Arya !

La jeune femme sortit de ses pensées pour se tourner vers son contre-maître qui venait de l’interpeler. En plein hiver, les hommes prenaient soin des rizières, les remettant en état pour les semences suivantes. Arya n’était guère utile. Les gros obstacles étaient rares. Elle servait surtout à retirer de l’eau les racines sucrées au goût si agréable !

Gautier lui désigna le ciel de la main. Arya constata qu’un ailé approché, un ailé aux ailes d’ébène. Le contre-maître s’approcha d’elle.

- Ses ailes semblent noires, dit-il en plissant les paupières. Ça existe, des ailes noires ?

- Comme tu peux le constater.

- Ça veut dire quoi, quand les ailes sont noires ?

- Que ce sont de pauvres gens dans le besoin, répondit Arya, rejetés par les purs colorés. Ce sont eux que je soigne au marché noir.

- Tu veux dire que tu t’opposes au pouvoir en soignant des gens là-bas ?

Son ton laissait clairement entendre son mécontentement. Arya détourna le regard. Elle n’avait aucune envie de se disputer une fois de plus avec Gautier sur ce sujet. L’aile noire se posa à côté d’Arya. En hiver, les rizières étaient sèches, offrant une aire d’atterrissage stable.

- Docteur, la salua Othander.

- Othander, répondit Arya à celui dont elle avait soigné les yeux rouges plusieurs lunes plus tôt. Je suis surprise de vous voir ici. J’ignorais que vous saviez où me trouver.

- Vous ne dissimulez pas votre destination, indiqua Othander. Je me suis contenté de voler droit dans le même sens que vous.

- S’il est capable de le faire, n’importe qui le peut, grogna Gautier.

L’aile noire se tourna vers le travailleur et plissa les paupières. Il ignora cependant l’humain pour redonner son attention à la gestionnaire.

- Une des nôtres a besoin de soin d’urgence. Accepteriez-vous de l’aider ?

- Non, grogna Gautier.

- Gautier ! s’exclama Arya.

- Ne nous laisse pas. Arya, s’il te plaît ! supplia Gautier. Si tu y vas, tu ne reviendras pas.

Il tremblait et des larmes perlaient à ses yeux.

- Je vais soigner cette femme et je reviens, lança Arya avant de redonner son attention à l’aile noire. Je vous suis !

- Merci, dit Othander.

Arya déploya ses ailes et son vis-à-vis fit de même. Jaune ou noir, les deux excroissances dorsales proposaient la même envergure. Ils s’envolèrent sans effort, laissant derrière eux la centaine de travailleurs figées de stupeur, le cœur empli d’appréhension.

Gautier vit la gestionnaire suivre l’aile noire sur les marécages, disparaissant à l’horizon au-dessus de ses terres inhospitalières. Quelque chose lui disait qu’elle ne reviendrait pas. Heureusement, le temps étant à la préparation des rizières, aucun homme ne se trouvait à la plage, aux cailloux ou dans les forêts à l’autre bout de l’île. Tout le monde était là. Gautier se sut seul aux commandes. Il alla voir Gontrand, lui expliqua la situation et son comparse accepta volontiers de lui servir de second. Les hommes allaient devoir plus que jamais se serrer les coudes.

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