Du haut du balcon de la Tour du Sud, Erkhän regardait les flocons danser dans l’air en tombant. Depuis qu’il était revenu de la capitale, quelques semaines plus tôt, il passait le plus clair de son temps à cette occupation. Le jeune Duc désespérait d’ennui. Il avait pourtant été très occupé depuis son retour. En premier lieu, il avait donné l’ordre à ses meilleurs hommes de confiance de démasquer les espions de son demi-frère, quitte à retourner toute la cité si cela s’avérait nécessaire. Une fois découverte, la présence des traîtres l’avait mis dans un tel état de rage qu’ils les avaient exécutés sur le champ, même ceux qui ne représentaient qu’un simple doute. Il ne pouvait pas se permettre de faire preuve de tolérance envers ses ennemis. Que cela serve d’avertissement. Dorénavant, il exécuterait toute personne qu’il soupçonnerait de trahison.
Après ça, Erkhän avait rendu visite à sa mère, comme après chacun de ses voyages. La pauvre femme perdait lentement la tête. Elle s’était enfermée dans la Tour du Nord depuis plusieurs années maintenant et n’acceptait que quelques rares visites. C’était une décision qu’elle avait prise quand ses sautes d’humeur s’étaient aggravées et qu’il devenait de plus en plus difficile de garder le secret sur son état. Erkhän était encore un adolescent à l’époque, mais il avait pris les rênes de la cité en coulisse, sauvegardant les apparences malgré tout. Sa mère n’aurait jamais supporté qu’on la prenne pour folle, elle était bien trop orgueilleuse pour se montrer faible et salir le titre de Duchesse de Lignis.
Avec le temps, elle semblait presque développer des personnalités différentes et il était de plus en plus compliqué pour elle de se reconnecter à la réalité. L’époque où elle rêvait de monter sur le trône, planifiant avec lui de redoutables stratégies et manigances, était révolue. Pourtant, Erkhän continuait à venir discuter avec elle de ses plans, comme autrefois. De temps à autre, elle restait lucide suffisamment longtemps pour le conseiller et l’aiguiller puis redevenait silencieuse, dans le meilleur des cas. Erkhän lui avait longuement parlé du mauvais tour que lui avait joué son demi-frère, même si la flamme dans ses yeux ne s’était pas éveillée. Il était persuadé qu’elle l’entendait.
Depuis, le jeune Duc s’occupait distraitement de sa cité et venait se perdre sur ce balcon plusieurs heures par jour. Il s’ennuyait et l’apathie le submergeait peu à peu.
— Monseigneur.
Erkhän était perdu dans de sombres pensées, ruminant son échec à la capitale. Il ne remarqua ni n’entendit qu’on s’adressait à lui. Le page se dandinait d’un pied sur l’autre, hésitant à l’appeler une nouvelle fois. Il n’aurait dérangé son maître pour rien au monde, mais il devait absolument lui délivrer son message.
— Monseigneur ?
Erkhän tourna à peine la tête. Le visage de son serviteur s’était mué en un masque d’inquiétude.
— Monseigneur, recommença-t-il, aussi pâle que s’il s’adressait à la mort elle-même. Nous nous apprêtons à recevoir de la visite.
Le jeune Duc s’approcha du rebord et plongea son regard dans le vide. Le page avait raison, il pouvait voir un fiacre arriver au loin. Erkhän sembla soudain s’éveiller d’un long rêve et se redressa en souriant. Comment avait-il pu oublier cette visite ? Il n’en connaissait pas la raison, mais il était sûr d’une chose, ça promettait d’être fort intéressant.
— Fais préparer les plus beaux appartements pour notre invitée de marque. Je la recevrai dans mon salon privé.
— Il en sera fait selon vos désirs, Monseigneur.
Erkhän prit le temps de changer de tenue avant de rejoindre son lieu de rendez-vous. Il trouvait que l’élégance était l’une des choses qui le caractérisait le mieux et il mettait un point d’honneur à ce que son allure soit parfaite en toute circonstance. De son point de vue, l’apparence était la seule véritable clef, celle qui ouvre toutes les portes. C’était quelque chose que son invitée illustrait à la perfection.
Il s’inclina devant la sublime femme qui venait d’entrer. Ses pupilles suivirent le contour harmonieux de ses formes, appréciant la silhouette de son corps moulé dans de riches étoffes sombres. C’était un réel plaisir pour les yeux. Sa longue chevelure noire, emprisonnée dans une coiffure structurée parsemée de bijoux, tranchait sur la délicieuse blancheur de sa peau. Erkhän esquissa un sourire, il était plus qu’évident que son apparence lui avait permis de s’élever avec aisance dans les hautes sphères, et ce malgré le passé de sa famille.
— Princesse Seknä de Redgem, c’est un plaisir de vous recevoir en ma demeure, dit-il en lui baisant la main.
— Duc de Lignis, je dois avouer que j’étais impatiente de vous revoir.
Erkhän lui offrit son sourire le plus charmeur et l’invita à entrer davantage dans le salon en lui désignant les confortables fauteuils qui les attendaient.
— Je vous en prie, prenez place. Permettez ma curiosité, ma chère, mais par quel heureux hasard êtes-vous de passage dans cette partie reculée du royaume ?
— Voyez-vous, un Conseil vient tout juste d’avoir lieu. Notre roi a des choses bien plus importantes à faire que de se déplacer en personne, j’ai donc proposé de lui rendre ce service. Sur le chemin, j’ai eu envie de vous rendre visite avant de rentrer à la capitale. Cela fait si longtemps que nous ne nous sommes pas vus, soupira-t-elle d’un air faussement peiné.
Erkhän lui adressa son demi-sourire favori. Seknä avait visiblement fait du chemin depuis leur dernière rencontre. S’il ne se trompait pas, elle était loin d’appartenir à l’entourage du roi à l’époque, c’était même plutôt le contraire. Elle et ses sœurs n’avaient gardé leur place à la cour qu’à cause de leur lien de parenté avec l’ancienne famille royale. Lorsque le père d’Erkhän avait détrôné et tué l’ancien roi et épousé sa fille, Pällas, celle-ci avait demandé à ce que la famille de sa mère installée à Sectra puisse rester. C’est dans ces conditions qu’il avait rencontré Seknä, alors qu’il n’était encore qu’un enfant et que sa mère ne souffrait pas encore de la maladie. Et puis la reine Pällas était morte dans des circonstances douteuses et le roi Ëkhyr avait banni les quelques membres de sa famille qui vivaient encore à Sectra pour les renvoyer dans leur cité natale, Redgem.
Depuis peu, il avait entendu les rumeurs sur le retour de la princesse et avait suivi cela de près, mais aucune information importante n’était parvenue jusqu’à lui pour assouvir sa curiosité. Erkhän brûlait de lui demander par quel tour de force elle avait réussi à retrouver les bonnes grâces du roi, mais la bienséance l’empêchait d’aborder un tel sujet. La princesse sourit, comme si elle suivait mentalement son raisonnement.
— Vous ne le saviez pas ? Le prince héritier et moi étions fiancés.
Durant une longue seconde, l’étonnement transparut sur le visage d’Erkhän. Effectivement, Seknä avait parcouru beaucoup de chemin depuis leur enfance. De princesse bannie dans la cité de glace à fiancée du prince héritier du royaume, c’était un exploit à la hauteur de ce qu’il tentait d’entreprendre lui-même, de fils bâtard à roi. Il ne savait pas ce qu’elle avait bien pu faire pour plaire suffisamment à leur souverain pour lever son bannissement, mais il comprenait à présent pourquoi le roi lui permettait de siéger à sa place au Conseil. Elle était devenue importante. Erkhän sourit d’amusement en pensant qu’elle ne garderait peut-être pas ce privilège très longtemps maintenant que son fiancé était mort.
— Je n’en étais pas informé, avoua-t-il. Vous avez toutes mes condoléances pour votre perte.
— Oui, c’est tragique. Je n’aurai pas connu mon fiancé très longtemps. Mais passons, je suis venue vous parler d’une tout autre chose.
— Je suis tout à vous.
Il se pencha en avant pour joindre le geste à la parole et laissa son charme opérer. La princesse se mit à sourire de contentement.
— Il est probable, comme mes fiançailles n’ont désormais plus de valeur, que le roi propose ma main à l’ex-Vicomte Kerüs de Vornatus, qui est à présent prince. Ce n’est malheureusement pas quelque chose qui m’enchante. Entre nous, il n’a pas les épaules pour endosser ce rôle, il devrait retourner dans sa cité et se trouver n’importe quelle autre occupation plus constructive.
Erkhän la regarda d’un air amusé. Bien qu’il partage son sentiment, il se demandait ce qui pouvait bien amener Seknä à lui parler à cœur ouvert. Ce n’était pas dans ses habitudes.
— Je ne peux qu’être d’accord avec vous, ma dame. Avec cet individu comme prince, l’image du royaume va prendre un sacré coup.
— Pourquoi pensez-vous que le roi ait préféré m’envoyer au Conseil plutôt que lui ? Si au moins il était intelligent, soupira-t-elle, mais le pauvre n’est pas né avec les bonnes cartes en main. Mais vous, vous avez la carrure d’un prince. Vous avez toutes les qualités requises.
La discussion commençait à devenir intéressante. Erkhän regardait la princesse avec des yeux emplis de curiosité. Il avait hâte de savoir où elle voulait en venir et ce qu’elle manigançait.
— Que proposez-vous ?
— Une alliance. Vous et moi. Je ferai de vous un prince.
Erkhän demeura parfaitement stoïque, comme si cette annonce ne l’atteignait pas le moins du monde. Pourtant, les mots de la jeune femme avaient immédiatement réveillé sa méfiance naturelle malgré son insatiable soif de pouvoir. Qu’avait-elle donc en tête ? S’il savait bien une chose, c’est que Seknä ne faisait jamais rien qui n’était pas dans son propre intérêt. Et dans ce cas, que pouvait-elle gagner pour s’allier ainsi à lui ? Il croisa les mains, intrigué, tentant d’imaginer tout ce qu’ils pourraient faire ensemble si elle était véritablement dans son camp.
— C’est une proposition intéressante. Comment comptez-vous vous y prendre ?
— Je suis dans les bonnes grâces de votre père, minauda-t-elle sur le ton de la confidence. Sa Majesté a beaucoup de mal à me refuser quelque chose. Bien sûr, il faudra procéder par étapes et cela prendra un peu de temps.
Elle avait dit cela d’un air si enjôleur qu’Erkhän ne pouvait s’empêcher de sourire, amusé qu’elle utilise les mêmes charmes que lui. Cette femme savait comment lui parler. Seknä allait lui permettre de se rapprocher de l’entourage du roi pendant qu’il préparerait l’occasion parfaite de se venger de son idiot de demi-frère. Oui, il tenait enfin sa chance. Elle allait faire un allié de choix à n’en pas douter. Un serpent redoutable. Il sourit de plus belle, une dernière chose était à définir.
— Mais dites-moi, qu’avez-vous à gagner à ce que je devienne prince ?
Les lèvres de Seknä s’étirèrent en un large sourire triomphant.
— C’est évident. Vous deviendrez le prince héritier et vous m’épouserez, ainsi vous ferez de moi votre reine.
J’ai beaucoup aimé le passage où il parle de sa mère.
Sinon à part ça même si aucun personnage n’est mauvais c’est tout de même le personnage que j’aime le moins.
En tous cas bonne continuation.
Tant mieux, je voulais montrer une autre facette d'Erkhän à travers elle :)
C'est marrant, ce personnage soit on l'adore, soit c'est celui qu'on aime le moins ^^ je trouve ça très intéressant !
Merci et à bientôt !
Aah Erkhän ! Mon personnage préféré ! Que je suis ravie de le retrouver !
Le passage ou il évoque sa mère et la relation qu'il entretient avec elle est très touchant. J'ai même de la peine pour lui qui a pratiquement perdu sa mère telle qu'il la connaissait.
Quand j'ai vu Seknä (qui en impose toujours autant), je me suis dit "oh non ! Elle va corrompre mon duc adoré !" s'il devenait un des méchants de l'histoire je m'en remettrais pas, une trahison ! puis en fait elle lui propose juste un mariage (rien que ça xD).
En vrai j'aime bien les enjeux politiques et les stratégies qui se mettent en place. J'apprécie aussi l'ambition et sa soif de pouvoir des deux personnages, et j'ai particulièrement aimé en apprendre plus sur le passé de Seknä. ça donne de la profondeur au personnage et on comprend mieux comment elle en est arrivé là.
Voili voilou, on se retrouve au prochain chapitre !
J'aime beaucoup écrire les passages avec sa mère, même si c'est assez triste.
Je ne suis pas certaine qu'il ait besoin de qui que ce soit pour ce corrompre xD Mais j'ai hâte de découvrir ce que tu penseras de son évolution dans l'histoire !
J'ai ajouté le passé de Seknä lors de ma dernière réécriture, je suis contente que ça fonctionne :)
Merci de continuer à me lire et à me partager tes avis !!!