Chapitre 22 - Kaärna

Kaärna était de bonne humeur. Elle était venue rejoindre Niila à la citadelle de Rhystaen afin de lui faire un compte rendu des progrès de son apprentie. Finalement, les entraînements se passaient beaucoup mieux que ce qu’elle avait espéré. Annyaëlle commençait à prendre confiance en elle et la différence se faisait sentir. Progressivement, le corps de la jeune fille s’habituait à la fatigue musculaire et lui permettait de gagner en endurance et en résistance. Elle s’améliorait vraiment.

L’Ombre traversa les rues familières d’un bon pas, sans avoir besoin de réfléchir au lieu où elle devait se rendre. Rhystaen était devenue son foyer, un endroit où elle pouvait enfin être elle-même. Kaärna aimait les vieilles pierres de la citadelle, chargées de souvenirs anciens, et l’odeur apaisante de la forêt toute proche. Même ici, les effluves d’automne apportées par la brise semblaient s’insinuer pour rappeler une époque révolue depuis longtemps. Rhystaen était une petite cité fortifiée érigée une éternité auparavant par les fondateurs de la Confrérie. Pourtant, malgré les siècles écoulés, les pierres aux teintes gris pâle étaient toujours chargées de la même chaleur, accueillant en son sein chaque nouvelle génération d’Ombres.

Lorsqu’elle trouva enfin Niila, celle-ci participait à une discussion particulièrement houleuse. Dès qu’elle reconnut les deux hommes à ses côtés, Kaärna se figea instantanément. Devant elle se trouvait l’élite de la Confrérie de la Lune. Même si Niila préférait le taire aux aspirants, elle faisait partie des trois Grands-Maîtres, chacun appartenant à l’une des différentes castes.

Kaärna se demandait si elle n’aurait pas mieux fait de s’éloigner, mais elle n’avait jamais eu l’occasion de pouvoir les approcher de si près. N’arrivant pas à se résoudre à partir, elle continua de les observer discrètement. Niila contrastait vraiment avec les deux autres Grands-Maîtres. L’Ombre n’était pas très grande et son air constamment bienveillant lui donnait une apparence docile et fragile, mais Kaärna savait qu’il ne fallait pas s’y laisser prendre, c’était une femme redoutable. De ce qu’elle pouvait voir, elle essayait de calmer ses confrères. Le Sélinos, maître des portails, gesticulait en tout sens et visiblement se contenait pour ne pas s’énerver davantage. Il était tout l’inverse de Niila, très grand et perpétuellement l’air en colère. Jusqu’ici, Kaärna n’avait jamais vu le troisième Grand-Maître, mais elle sut qu’il s’agissait d’un Mélétis dès qu’elle aperçut les marques sur ses paumes. Il semblait terriblement anxieux, mais avait l’air de parler de manière calme et réfléchie. Ils mirent brusquement fin à leur conversation et Niila se dirigea vers elle.

— Est-ce que tout va bien ? demanda Kaärna.

— Très bien, répondit l’Ombre d’une voix trop ferme. Viens avec moi au camp des aspirants. J’ai besoin d’air.

Les deux femmes traversèrent la citadelle sans plus échanger un seul mot. Il était assez rare que Niila perde son attitude joviale, suffisamment pour inquiéter Kaärna et lui indiquer qu’il se passait quelque chose d’important. À mi-chemin, l’Ombre s’arrêta dans la forêt. Quand elle fut certaine que personne d’autre n’était dans les alentours, elle se confia à Kaärna.

— J’ai besoin que tu fasses quelque chose pour moi. Si tu le peux, j’aimerais que tu ailles faire des recherches à la Grande Bibliothèque. Cherche quelque chose en rapport avec une contagion ou un comportement étrange des Kreiis. Mais sois discrète, personne ne doit savoir que tu enquêtes là-dessus.

— Que se passe-t-il ?

— Le Grand-Maître Melorran revient du dernier Conseil. Le Prince Mikhaïl d’Ornate y a réclamé une audience et ce qu’il y a dit était plus ou moins alarmant. Il se rendait à Naerys avec son escorte lorsqu’ils ont été attaqués par un Kreiis particulièrement agressif. Une fois morte, ils ont découvert sur la créature une marque étrange. Ils n’ont aucune idée de son origine, mais ils ont parlé d’une tâche qui semblait s’étendre, et qui surtout, semblait encore vivante.

Kaärna fronça les sourcils, surprise par l’étrangeté de l’information que venait de lui apprendre l’Ombre.

— Une idée de ce que ça pourrait être ?

— Pas vraiment, répondit Niila. Mais Melorran pense avoir déjà entendu parler de quelque chose de similaire et ça l’inquiète beaucoup. Il va y avoir une enquête, beaucoup d’Ombres vont être réquisitionnées. Écoute, il y a peu de Mélétis et la plupart commencent à se faire vieux. Un regard neuf ne sera pas de refus, et surtout, j’ai besoin d’être informée rapidement de ce que tu trouveras.

Kaärna acquiesça.

— Très bien, je ferai de mon mieux.

Niila se tourna vers elle et posa une main maternelle sur son épaule.

— Merci. Je sais que ce n’est pas évident pour toi d’être avec eux. Un jour, ils ouvriront les yeux et comprendront que tu es l’une des leurs.

L’Ombre pressa doucement son épaule. Elle n’avait pas hésité à confier cette mission à Kaärna, elle avait toute confiance en elle en dépit de sa marque incomplète et de sa caste différente. La jeune femme refusait de le laisser paraître, mais elle lui était infiniment reconnaissante de la bienveillance qu’elle témoignait à son égard depuis son arrivée.

Soudain, Niila sembla se rappeler la raison de leur rendez-vous.

— Comment va ton apprentie ?

— Je suis plutôt satisfaite, répondit sincèrement Kaärna. L’éloigner des autres aspirants lui a fait le plus grand bien. Dès qu’elle n’a plus eu la possibilité de se comparer à eux ou d’être distraite, elle a commencé à prendre un peu plus confiance en elle et à s’améliorer. Il y a encore beaucoup de travail, mais ça ne fait que quelques semaines. Elle apprend vite.

— J’ai eu raison de te la confier alors. J’ai hâte de voir son évolution au sein de la Confrérie.

Kaärna hésita quelques secondes, puis fixa Niila de ses yeux clairs. Elle avait la désagréable sensation que beaucoup trop de choses lui échappaient à propos de son apprentie.

— Dites-moi. Qu’a-t-elle de spécial ? Je veux dire, il y a eu l’escorte, le fait qu’elle ait dépassé l’âge pour devenir aspirante. Je sens qu’il y a quelque chose que vous ne me dites pas.

Un bref sourire brilla sur le visage de Niila. Il était difficile d’échapper aux intuitions de Kaärna, que son Affinité décuplait naturellement.

— Tu sais que le jour où vous l’avez récupéré elle a échappé de peu à un attentat.

— Oui, c’est ce que j’ai cru comprendre.

— Disons que certaines personnes ont décidé qu’il serait plus sage de l’éliminer, expliqua Niila. Et ils recommenceront probablement.

Kaärna haussa un sourcil.

— Au risque de vous paraître froide, en quoi cela nous concerne ?

À nouveau, un vague sourire passa sur lèvres de Niila. Elle aurait dû se douter que la jeune femme ne se satisferait pas d’une demi-réponse.

— C’est une vieille histoire et je ne peux pas t’en dire plus. Un vieil arrangement.

— Une dette ?

— D’une certaine manière, oui. Mais cela concerne les Grands-Maîtres.

Kaärna se résigna, elle savait qu’il ne lui aurait servi à rien d’insister davantage. Pour autant, elle ne comptait pas en rester là, tôt ou tard elle finirait bien par découvrir de quoi il s’agissait. Même si son aspirante n’avait pas l’air d’en savoir plus qu’elle, elle n’était pas prête à lâcher l’affaire. Mais plus que tout, elle faisait confiance à son instinct, et celui-ci lui soufflait que l’information était capitale. Elle étouffa toutes ses interrogations, pour l’heure, elle avait une tout autre demande à formuler.

— J’aimerais présenter Annya à la prochaine Cérémonie de la Nouvelle Lune.

Niila l’observa avec étonnement.

— Ce n’est pas un peu tôt ?

— Oui, mais elle a suffisamment de retard. L’écart avec les autres aspirants va se creuser plus encore si elle ne la passe pas rapidement. Certains ont passé cette cérémonie il y a déjà des mois. Elle ne peut se permettre d’attendre d’être mieux préparée.

— Hum… réfléchit Niila. Je me fis à ton jugement. Mais ne la quitte pas des yeux, on ne sait pas comment elle pourrait réagir.

Kaärna se doutait qu’elle parlait de l’Affinité puissante d’Annyaëlle même si elle ne voyait pas quel problème cela pouvait poser, aussi ne posa-t-elle pas plus de questions.

— Merci, maître. Nous serons fixés dans quelques jours.