Chapitre 21 : Julie - Jacuzzi

La blonde qui ouvrit la porte sursauta. Elle ne s'attendait visiblement pas à ça.

- Tu es ? demanda-t-elle.

- Un jacuzzi est cassé, répondit Julie.

La blonde hocha la tête. Julie entra sans y avoir été invitée. Elle ne comptait pas attendre quoi que ce soit de cette femme. La blonde gronda, un son rauque très peu féminin, tout l’opposé de ce qu’on pourrait attendre de cette pouffiasse aux ongles parfaits et au brushing idéal.

Julie entra toutefois sans difficulté. Si la blonde exposait verbalement sa désapprobation, elle ne s’opposa pas physiquement. Craignait-elle de détruire sa manucure ? Probablement, supposa Julie.

Julie passa devant une pièce à la porte grande ouverte. Elle reconnut l'odeur douceâtre de corps à peine décomposés. Le cadavre d’un enfant d'une douzaine d'années, au pantalon lacéré, se trouvait exposé sans honte. Une femme nue, assise sur le parquet avec la tête posée sur le canapé, avait un trou béant à la place du cœur. Julie devinait la présence de deux autres corps, empilés l'un sur l'autre, comme deux amants dissimulés derrière le lit défait. D'ici, elle ne voyait que leurs jambes emmêlées, mais ils reposaient dans une large flaque rouge qui coulait jusqu'au somptueux tapis blanc devant la commode au style rococo.

Beaucoup plus de victimes que d’habitude et pour cause : l’événement faisait salle comble. Julie n’avait vu autant de participants et elle ne s’en expliquait pas la cause. Presque dix fois plus de visiteurs que d’habitude. Pourtant, elle n’avait rien fait de si différent. Elle ne comprenait pas.

Pour le moment, il fallait assurer le bien-être des visiteurs. Elle y réfléchirait plus tard. Elle avait tout le temps. Elle craignit un instant de ne pas avoir fourni assez avant de rejeter cette idée : s’ils voulaient de la chair fraîche, ils pouvaient se servir sur leurs propres réserves. Elle fournissait l’amusement, pas le sang.

Seul soulagement : les coupables feraient le ménage. Elle n’aurait pas à nettoyer elle-même comme avant, quand elle ignorait encore sur quels critères choisir ses clients. Elle soupira puis reprit son chemin vers la baie vitrée entrouverte d'où lui parvenaient des rires et des éclats de voix. Probablement y aurait-il là-bas d’autres cadavres. C’était prévisible, malheureusement. Elle ferma son cœur et entra, forçant sa respiration à rester calme. Concentrée et professionnelle : elle venait réparer un jacuzzi. Le reste ne la regardait pas.

La musique vibrait. Des rires emplissaient l'air. Des centaines de gens discutaient autour d'un complexe aquatique composé de piscines et de jacuzzis. Julie observa l'animation quelques secondes avant de voir l'unique endroit vide. Le jacuzzi, sans eau, n'attendait que son intervention pour accueillir de nouveaux visiteurs.

Collée par la blonde muette d'offuscation, Julie commença à dévisser le panneau de contrôle.

- Excuse-moi, mais tu es ? répéta la blonde.

- Julie Admel. Je suis l'organisatrice de tout ça, répondit-elle en désignant la fête de la main.

- Madame Admel ? Je… J'ignorais que tu étais dans le coin.

- Je suis toujours où mes fêtes se passent.

- Pourquoi ?

- Pour pouvoir réparer les jacuzzis, murmura-t-elle quelque peu agacée.

Elle trouva sans difficulté la cause de la panne. Elle commença à changer la pièce défectueuse.

- Tu sais réparer les jacuzzis ? interrogea la blonde.

- Il faut bien, répliqua Julie d'un ton sec.

- Tes tarifs ne te permettent pas d'appeler un réparateur professionnel ?

- Et avoir sa vie sur la conscience ? Non merci…

La blonde frémit.

- Qu'est-ce qui te fait croire que…

- J'ai croisé sept cadavres entre la porte et ici, cingla Julie. Un réparateur lambda ne serait jamais arrivé jusque-là. Il serait parti en courant bien avant. Ensuite, même s'il avait eu le cran de venir, de réparer le jacuzzi et de se diriger vers la porte, on l'aurait laissé faire ? Tu es réellement aussi naïve ?

- Tu savais qu'il y aurait des cadavres, fit remarquer la blonde.

- Oh ! Mais c'est qu'elle a un cerveau la petite blonde, s'exclama Julie réellement admirative devant cette infime preuve de réflexion.

La femme le prit extrêmement mal. Elle se tendit et dut faire un effort immense pour ne pas hurler.

- Si le réparateur ne pouvait pas sortir en vie, pourquoi le pourrais-tu ?

- Cracher du venin et menacer, tu viens de passer un stade. Je te félicite, dit Julie. Ils me laisseront partir pour pouvoir revivre ça.

La blonde se tourna vers la fête en cours. Tout le monde s'amusait.

- Tu n'as pas le droit de vivre et de savoir.

- Tu sais et tu es vivante, répliqua Julie en rallumant le jacuzzi.

L'eau monta rapidement. Julie appuya sur différents boutons. Tout fonctionnait à merveilles. La blonde n'avait pas prononcé un mot de tout ce temps. Julie se tourna vers elle une fois ses affaires rangées pour constater que la blonde la détaillait des yeux.

- Arrête de chercher, lui indiqua-t-elle. Je ne porte ni collier, ni pendentif.

La blonde se raidit. Difficile, vêtue d'un simple bikini, de cacher le bijou. Elle l'affichait clairement.

- Merci, dit une voix masculine.

Julie se tourna vers un homme nu qui entra dans le jacuzzi avec souplesse et charme. La peau olive, il proposait un visage simple, des yeux et des cheveux noirs. Son corps musclé n’était pas celui d’un mannequin sans être moche non plus. Julie l’aurait classé dans « banal ».

- De rien, répondit Julie. C'est mon travail.

- Pas vraiment. Ton travail est de nous divertir et tu y parviens fort bien. En revanche, la réparation…

- Je ne veux pas avoir à choisir le prochain à mourir.

- Tu le fais pour nos fêtes, fit-il remarquer.

Julie se crispa à ces mots.

- Je vous fournis des serveurs et des putes. Je ne vous oblige pas à vous servir.

- Non, mais tu es consciente que nous allons le faire.

- Absolument pas, répliqua Julie. Dans une majorité de mes fêtes, les intervenants repartent tous vivants. Quelques boutons les grattent, certes, mais on accuse des moustiques innocents. Vous auriez pu vous servir seulement sur votre cheptel. Si vous avez choisi de vous en prendre à mes intervenants, c'est de votre initiative. Oui, je connais les risques, mais j'espère toujours avoir affaire à des gens intelligents et invisibles.

Julie avait volontairement insisté sur le dernier mot. La blonde siffla.

- Sais-tu à qui tu parles ? s'exclama-t-elle agressivement. Le roi ! Il a fait les règles et tu l'accuses de ne pas les suivre. Agenouille-toi et demande pardon.

Julie attrapa la blonde par les cheveux et murmura à son oreille :

- Leurs règles, j'en ai rien à foutre. Parle-moi encore de la sorte et tu vas le regretter. Je ne vais me laisser marcher dessus par une docile.

Julie lâcha la fille et elle recula, les yeux écarquillés, la bouche ouverte dans une exclamation muette.

- Comment as-tu su dès ton entrée ce qu'elle était ? demanda l'homme.

- Elle ne cache pas son pendentif, répondit Julie.

- Qui commande ? demanda l'homme.

Julie se tourna vers son interlocuteur dans le jacuzzi. Elle le regarda dans les yeux, sourit puis répondit d'une voix douce et amusée :

- On m'a posé cette question, il y a bien longtemps. J'en ignorais totalement la réponse.

Le visage d’Eli Handel jaillit dans la mémoire de Julie. Elle le repoussa pour se concentrer sur la situation actuelle. L'homme écoutait attentivement. Son regard sur un visage neutre d'émotion trahissait son fort intérêt pour les propos de son interlocutrice.

- En entrant ici, j'ignorais toujours la réponse mais je suis joueuse. Je vais tenter : le roi.

L'homme sourit.

- Je n'ai pas été initiée, précisa Julie. C'est juste la blonde qui parle un peu trop. Elle m'a donné la réponse. Sincèrement, j'ignore totalement de quoi tu es le roi ou qui tu es et je crois que je m'en fiche. Je vais simplement sortir d'ici et continuer à surveiller de l'extérieur afin que votre soirée soit la plus divertissante possible.

- Non, répondit l'homme d'une voix douce et calme. Déshabille-toi et rejoins-moi dans le jacuzzi.

Julie sursauta puis obtempéra en soupirant. Les dents serrées, elle retira son chemisier, le jeta en boule sur les dalles et le piétina. Elle plongea ses yeux dans le regard du Vampire impassible. Elle connaissait bien ce genre de pervers et était déterminée à ne le satisfaire en rien.

Elle ouvrit le bouton de sa jupe longue et l'arracha avec rage. Le Vampire daigna lever un sourcil alors qu'elle entrait dans le jacuzzi en sous-vêtements. Tout autour, les bruits de la fête se poursuivaient comme si de rien n’était. S’en fichaient-ils vraiment ou bien faisaient-ils semblant ? Julie n’aurait su le dire et elle s’en fichait.

Le Vampire ne dit rien, se contentant de la fixer. Il avait l’habitude d’être obéi. Il savait qu’il n’avait pas besoin de répéter. Julie dégrafa son soutien-gorge puis retira sa culotte blanche qu'elle laissa remonter à la surface de l'eau, portée par les bulles, comme un vieux vêtement oublié. Elle garda son corps dissimulé dans les eaux bouillonnantes, jusqu'au cou. Son interlocuteur la dévisageait, l'air sévère, ses bras musclés posés en croix le long du rebord qu'il tapotait nerveusement de ses ongles limés.

La vapeur lui monta au nez, la chatouillant. Les bulles chaudes lui faisaient du bien, pas assez pour lui faire oublier la nature des participants à cette fête. La musique résonnait. Les fêtards riaient et s’amusaient. Nul ne semblait s’intéresser aux utilisateurs du jacuzzi tout juste réparé. Julie leva les yeux sur son vis-à-vis et maugréa :

- Si la soirée se passe mal, ça sera de ta faute.

- Ta présence dans ce jacuzzi améliore infiniment cette soirée, précisa le roi.

Julie secoua la tête.

- Les hommes, tous les mêmes. Tu as toutes les femmes que tu veux mais non, il te faut celle qui est inaccessible.

- Rien ne m'est inaccessible.

- Et ce n'est pas trop chiant ?

Le roi frémit sans toutefois perdre son sourire. Il grimaça et ne répliqua rien. La vérité ne méritait aucune réponse.

- Ta vie est une insulte à toutes nos lois, finit par annoncer le roi. Ceci dit, il m'importe davantage pour le moment de savoir comment cela a pu se produire que de réparer l'erreur.

Julie allait parler mais il l'en empêcha d'un geste.

- Ta vie m'intéresse. La vie d'une simple humaine. Ça ne s'est pas produit depuis… trop de temps pour compter. Ne me prive pas de ce moment si rare en dévoilant tout trop vite. Ce suspens est un nectar délicieux.

Julie soupira et garda le silence.

- Contente-toi de répondre à mes questions, indiqua-t-il, et ne développe pas trop, je demanderai les détails au compte-goutte. Puisse ce moment durer une éternité.

- Je ne suis pas immortelle, rappela Julie.

- C'est intéressant et inhabituel. Quelle soirée magnifique !

Julie soupira de nouveau. À aucun moment elle n'avait prévu d'être l'attraction du jour car elle ne doutait pas que l'ensemble des invités, malgré leur désintérêt affiché, écoutaient avec une grande attention. Le roi n'était pas le seul à s'amuser follement à ses dépens.

- Ton entreprise ne sert que des… ? demanda le roi sans finir sa phrase.

- Au départ, non. Mes clients étaient uniquement des riches. Mon père appartient au monde du luxe. Il est millionnaire. Il m'a rejetée il y a quelques années, me déshéritant du même geste. Il me croyait morte. Il s'en voulait et souhaitait se faire pardonner. Quand j'ai ouvert mon affaire, je l'ai contacté et il m'a transmis des noms, des adresses, des numéros de téléphone, tout pour bien démarrer. Ensuite, le bouche à oreille a commencé à fonctionner et d'autres gens sont venus, dont des…

- Comment as-tu pu le savoir ? demanda-t-il très intéressé.

- Vos initiés ne cachent pas leur pendentif et vous les envoyez réaliser les démarches à votre place, indiqua Julie et le roi gronda.

Il semblait très mécontent. Julie continua :

- Peut-être ai-je eu des … comme client avant, mais je ne m'en suis rendue compte de manière claire qu'il y a quatre ans. Depuis, j'ai appris à faire la différence. Les demandes sont particulières. J'ai arrêté de servir les humains. Ils sont sales.

- Sales ? répéta le roi.

- Vous avez le mérite, à cause de l'invisibilité, de faire disparaître toute trace derrière vous. Les milliardaires humains s'en fichent et me laissent tout nettoyer derrière eux. J'ai laissé tomber. Je ne sers que des …

Le roi se rassit confortablement. Il réfléchissait. Julie comprit qu'il choisissait sa prochaine question. Elle attendit tranquillement, profitant des bulles relaxantes sur son corps éreinté.

- Les informations que tu possèdes sur nous, tu les as découvertes seules ou bien quelqu'un te les a transmises ?

- L'un de vous me les a expliquées, répondit Julie.

Elle vit son interlocuteur se raidir violemment à cette nouvelle. Elle garda le silence mais comme le visage du roi grimaçait de plus en plus, elle souffla :

- Tu m'as demandé de ne pas trop en dire à chaque réponse alors…

- Tu es parfaite, précisa-t-il. Je suis en colère d'une force que tu ne peux imaginer. Je savoure…

Julie plissa le visage, montrant son incompréhension.

- Ressentir des émotions est tellement rare. Tu l'as dit. J'ai tout ce que je veux, quand je veux et tu as raison : c'est chiant. Pour une fois, quelque chose a dérapé. Je savoure cette profonde rage qui m'habite et me consume. C'est agréable de ressentir.

Julie fit la moue. Elle ne comprenait pas mais acceptait. Il lui avait dit qu'elle se comportait de manière parfaite. Cela lui suffisait.

- Tu as réussi à lui échapper ? interrogea-t-il après un temps que Julie trouva infini.

L'idée même d'être en mesure d’échapper à monsieur Handel lui parut tellement incongrue qu'elle ne put empêcher un petit rire nerveux de sortir. Après quoi elle se renferma pour annoncer :

- Non, il est mort.

Quel choc ! La musique cessa brutalement. Les rires, les discussions, tout s'arrêta. Le silence fut total en un clin d'œil. Julie se sentit très mal. Elle sentait le regard et l'attention des centaines d'invités peser sur elle. C'était terrifiant. Était-ce possible ? Le roi avait blêmi.

- Je conçois que vous viviez depuis longtemps, mais au point de vous croire immortels ? s'étonna Julie. Je veux dire… Vous savez que vous pouvez mourir, n'est-ce pas ?

- Là n'est pas le problème, précisa une femme en s'accroupissant à côté de Julie.

Julie la regarda, s'arrêtant sur son cou vierge.

- Je suis la femme du roi, annonça la nouvelle venue. Je m'appelle Malika. Je suis en charge de la sécurité.

Julie hocha la tête. Étrange, pensa-t-elle, qu'elle se présente comme la femme du roi et pas comme la reine. En même temps, elle s’appelait « Malika » que Julie savait vouloir dire « reine » en arabe. Le choix n’était probablement pas anodin.

- Tu dois comprendre que nous sommes un groupe fermé et restreint. La perte de l'un des nôtres est une tragédie. Saurais-tu comment il s'appelait ?

- Je connais le nom qu'il donnait à l'humanité dans cette vie-là mais je doute que ça vous soit très utile, indiqua Julie, toujours mal à l'aise sous les feux des projecteurs.

- Dis-moi quand même.

- Eli Handel, dit Julie.

Il y eut un petit moment de silence, puis Malika reprit.

- Personne ne connaît ce nom-là. Aurais-tu une information, n'importe quoi, sans en dévoiler trop pour ne pas retirer cet adorable suspens à mon époux, qui pourrait nous aider à retrouver son identité ?

Julie réfléchit un moment puis annonça :

- Oui, je crois que oui.

Malika indiqua clairement son intérêt.

- Lorsqu'il m'a expliqué qui il était et ce qu'il attendait de moi, il a voulu le faire en toute liberté d'expression alors nous sommes allés dans… une ampoule blanche ? Un genre d'endroit hyper sécurisé au milieu de nulle part dans un entrepôt délabré. Il a dû mettre sa main et dire un mot de passe pour entrer. Je suppose que c'est le genre d'endroit à enregistrer les allées et venues.

- En effet, oui. Tu saurais nous dire où et quand ?

- L'endroit exact, non, mais la ville de départ et le temps approximatif de voiture, oui.

- Ça me convient. Il n'y a pas tant d'ampoule blanche que ça.

Julie donna les informations demandées puis annonça :

- C'était il y a quatorze ans, le 22 juin.

Malika hocha la tête mais ne fit rien d'autre. Julie s'était attendue à ce qu'elle ouvre une tablette, un téléphone, un ordinateur, mais non. Probablement que quelqu'un d'autre le faisait pour elle.

- Elijah, annonça Malika à voix haute.

- C'est le mot de passe qu'il a dit, oui, confirma Julie.

- Ce n'était pas un mot de passe. C'était son nom.

- Oh ! souffla Julie.

Elle connaissait donc son nom depuis le départ sans le savoir.

- C'est impossible ! s'écria un homme en apparaissant comme par magie aux côtés de Julie, la faisant sursauter. Elijah avait… était… Non ! Il avait trois mille ans ! Il ne peut pas mourir !

Julie se sentit mal devant de tels nombres. Eli Handel – Elijah – ne parlait jamais de lui. Comment un homme aussi vieux avait-il pu garder une telle âme d’enfant ? Il pouvait jouer des heures au playmobil ou aux légo !C'était inimaginable !

- Comment est-il mort ? demanda Malika.

- Elijah aimait vivre parmi les humains, répondit Julie en choisissant d’appeler l’ancien Vampire par son vrai nom. Il m’a dit qu’il avait été transformé enfant et que, n’ayant eu la possibilité de vivre durant sa vie humaine, il courait après une vie normale. Il a choisi un métier proche de l'humanité. Il résolvait des conflits apparemment insolubles, souvent causes de guerre. Nous étions souvent amenés à traverser des zones très dangereuses. Lors des entrevues avec les deux parties, j'étais souvent présente pour prendre des notes.

- Prendre des notes ? répéta l'homme. Pourquoi faire ?

- C'est malin de sa part, dit Malika.

L'homme et Julie ne cachèrent pas leur incompréhension.

- Nous avons une mémoire parfaite, indiqua Malika à Julie. Elijah se souvenait de chaque mot prononcé avec une totale clarté. Des notes sont a priori sans intérêt. En revanche, demander à un humain de prendre des notes est beaucoup plus intéressant, continua Malika en se tournant vers l'homme. En effet, ce que Julie écrivait correspondait à ce qu'un humain normal retenait de l'échange. Cela donnait une assez bonne idée à Elijah de ce que les autres personnes présentes avaient pu retenir.

Julie et l'homme hochèrent la tête. Cela avait du sens. Julie continua :

- Nous venions d'arriver après un trajet interminable : avion, train, bus, jeep, le tout dans une zone très dangereuse, avec des mines, des bombes et des armes partout. Une fois sur place, l'après-midi venait de débuter. C’était le moment de l'entrevue, mais à cause du décalage horaire, pour moi, c'était le beau milieu de la nuit. Je ne tenais plus debout. Il m'a dit de me reposer, que ma présence n'était pas nécessaire. J'ai été réveillée par un boucan inouï. Des cris, des hurlements, des armes… Je suis sortie de la chambre d'hôtel. Une personne m'a dit qu'un attentat à la bombe venait d'avoir lieu dans une des salles de réunion de l'hôtel, fort heureusement dans l'aile voisine, mais qu'il y avait des centaines de morts. Je suis retournée dans ma chambre. J'ai laissé passer l'orage. Trois jours après, j'ai quitté cette zone très dangereuse. N'ayant toujours pas de ses nouvelles dix jours après l'attentat, j'ai supposé qu'il était mort. Il n'a pas vu venir la bombe, voilà tout.

- C'était il y a combien de temps ? interrogea le roi.

- Je vais commémorer le dixième anniversaire de sa mort le mois prochain, indiqua Julie.

La musique reprit, l'animation aussi. Certains invités avaient disparu mais une bonne quantité comptait bien vivre l'instant présent.

- Sa disparition t'a tellement plu que tu la fêtes ? demanda le roi.

- Je ne la fête pas, cingla Julie. Je la commémore, nuance. Elijah était… un monstre, vraiment. Ce qu'il me faisait subir était atroce. Cependant, quand il m'a trouvée, j'étais dans la rue, je volais pour me nourrir, sans avenir, sans capacité. J'étais la fille d'un millionnaire qui croyait que tout lui tomberait tout cru dans le bec et qui venait de se prendre une méchante claque. J'étais désemparée et incapable d'aller de l'avant. Il m'a montré ce dont je suis capable, il m'a donné la force, le courage et la confiance en moi. J'ai appris dans la douleur, c'est certain, mais aujourd'hui, je suis millionnaire par mon travail, pas par ma naissance. Alors oui, pour lancer mon affaire, j'ai utilisé la carte bleue d'Elijah, à laquelle je n'ai jamais vu de limite. Mais depuis, je l'ai remboursé. Pas sur son compte, puisque j'ignore où il est, mais sur un compte que je n'utilise jamais et qui lui est destiné. Sa disparition a été un réel soulagement, je ne le nierai pas. Je n'oublie tout de même pas que je suis dans ma situation grâce à lui. Il a été mon mentor là où le monde entier m'avait tourné le dos.

- Je comprends, dit le roi. Comment t'es-tu retrouvée intéressante pour Elijah ? Je ne veux pas être insultant, mais à nos âges, un humain en vaut un autre. Qu'as-tu fait pour qu'il te voie ?

- J'ai possédé un pendentif sans savoir qui commande, annonça Julie.

Le roi serra la mâchoire.

- Comment es-tu entrée en possession de cet objet ?

- Je l'ai pris sur le cadavre de ma meilleure amie, juste après que l'un de vous l'ai vidée de son sang.

Le roi était mécontent, cela se voyait. Julie comprenait. Ce Vampire avait commis ce jour-là une erreur impardonnable. Il aurait dû retirer le collier ou au moins s'assurer que personne n'allait le prendre et qu'on allait enterrer sa victime avec.

Cela faisait bien longtemps que Julie n’avait plus repensé à Emy. Son ventre se noua au souvenir de sa meilleure amie, tombée entre les mains d’un mec dégueulasse, gras et puant la cigarette sale. Le roi avait au moins le mérite d’avoir la classe. Tomber entre ses mains sembla plus honorable aux yeux de Julie.

- J'ignore l'identité de l'agresseur, précisa Julie qui aurait bien voulu la transmettre au roi, juste histoire qu’il le punisse pour sa faute. J'avais une vidéo du meurtre mais je suppose qu'Elijah l'a détruite.

Le roi hocha la tête et son visage s'adoucit. Il semblait prêt à continuer la discussion, sa colère lointaine.

- Quelle était ta relation avec Elijah ? Je sais que tu prenais des notes. Tu étais son assistante ?

- J'étais son esclave, annonça Julie à qui cela arrachait la gorge de l’avouer.

- Quelles étaient exactement tes devoirs d'esclave ?

- Je devais le divertir.

Julie laissa passer un moment, dont le roi profita pour regarder la fête en souriant.

- Il a dû connaître de beaux moments grâce à toi, finit-il par dire.

- Au début, non, avoua Julie. J'étais nulle. J'ignorais totalement comment le divertir. Et puis, j'ai appris à le connaître, à comprendre ses aspirations, tellement différentes de celles d'un humain classique. Il pouvait passer des nuits entières à regarder les dessins animés de Disney. Avant de me rencontrer, il n'avait jamais vu un film de sa vie. C'était hallucinant !

- Je n'ai jamais vu de film, annonça le roi.

Julie sourit puis annonça :

- J'aimerais mettre en place des fêtes où le but est de découvrir des films, des séries, des dessins animés. Je suis sûre que ça fera un carton. Vous êtes tellement vieux que l'arrivée du cinéma est arrivée hier à vos yeux.

Le roi sourit mais ne répondit rien.

- J'ai compris qu'il t'avait tirée d'une mauvaise passe mais ça n'explique pas pourquoi tu mettais autant d'efforts à le divertir. Un humain est rarement esclave volontairement.

- Lorsqu'il s'ennuyait, Elijah chassait, indiqua Julie en sentant ses intestins se vriller.

- Et tu ne voulais pas avoir la vie d'autres humains sur la conscience, supposa le roi.

- Oh non ! s'exclama Julie. Tu n'as pas compris. Il ne chassait pas n'importe qui. J'étais son unique proie.

- Je ne comprends pas. Raconte-moi des chasses.

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