Après une longue semaine de cours, la soirée du dernier jour était enfin arrivée.
Demain, le festival médiéval aurait lieu, et Ayra avait hâte d’y être.
Elle n’avait jamais eu l’occasion d’assister à ce genre d’événements.
À Aetheris, bien sûr, elle avait déjà pris part à certaines soirées mondaines, mais jamais avec beaucoup d’enthousiasme.
Là-bas, les gens semblaient toujours trop préoccupés par son statut.
Ils s’inclinaient de manière exagérée, multipliaient les courbettes, et tout sonnait faux à ses oreilles.
Rien n’avait l’air naturel. Tout était retenue, apparence, jeux de façades.
Même son père lui paraissait adopter un ton surjoué lors de ces événements.
Elle inspira profondément, laissant l’air légèrement épicé gonfler ses poumons, avant de le relâcher lentement.
Demain, tout serait différent — du moins, elle l’espérait.
Une ambiance plus simple, plus joyeuse.
Elle ne serait plus l’héritière d’Aetheris, mais juste une étudiante parmi tant d’autres, noyée dans la foule de Clairmont, entre touristes et habitants.
Élika avait finalement accepté l’idée qu’elle s’y rende.
-
Mais je veux qu’on travaille à fond sur le lien télépathique durant ces jours-ci, lui avait-elle dit d’un ton ferme.
Ayra avait accepté avec joie. Enfin, sa sœur relâchait un peu de lest.
-
Je viendrai peut-être y faire un tour, avait-elle ajouté.
-
Tout ce que tu veux, tant que je peux m’y rendre !
Tous les soirs de cette semaine, elles y avaient travaillé.
Toujours aussi difficile d’atteindre cette plénitude qui permet au corps de lâcher prise et d’ainsi pouvoir partager ses pensées.
Quelque chose retenait Ayra.
Elle ne savait pas trop quoi.
Était-ce l’idée de partager son âme avec sa sœur ?
Elle ne pensait pas.
Peut-être était-ce plutôt le fait que,
En partageant cette force,
Elle s’éloignait encore un peu plus de ce qu’elle considérait comme la normalité :
Une étudiante lambda, perdue dans la foule de l’université.
Au fur et à mesure des séances —
Et Mira avait eu raison sur ce point —
Il devenait plus facile de lâcher prise.
D’éloigner les pensées parasites.
Son corps s’alourdissait doucement,
Ses tensions dans les épaules disparaissaient.
Son souffle devenait plus profond,
Très intérieur, presque en surface.
Elle pouvait entendre les battements réguliers de son cœur,
Comme un rappel discret que tout, en elle, reprenait sa juste place.
Élika semblait avoir trouvé son rythme aussi.
Ses mains, posées dans celles d’Ayra, devenaient plus lourdes.
Sa respiration lente caressait le silence.
Elle était détendue.
Elles restèrent longtemps ainsi.
Le temps semblait s’être arrêté, suspendu entre deux battements.
Ce soir était plus facile que les précédents.
Toutes deux semblaient en harmonie,
Rythmées par le tic-tac discret de Mira,
Veillant sur leur souffle et leurs pensées.
Elle avait l’impression d’être en apesanteur, comme si ses jambes repliées et ses hanches ne touchaient plus le sol.
Ayra ressentit un frémissement.
Un picotement lui parcourut tout le corps.
Quelques frissons suivirent.
Elle vit alors une ombre, recroquevillée sur elle-même, dans les bois. L’odeur du bois humide lui remplit les narines. Elle voyait des jambes, mais elles ne semblaient pas lui appartenir. Elle enjambait des branchages. Elle entendait les feuilles craquer sous ses pieds. Elle reconnu ces grosses bottines noires, lacées . C’était celles d’Elika.
Un élan étrange la poussait vers cette silhouette, un besoin viscéral, presque douloureux, de la rejoindre.
Mais soudain , un vieux puits à moitié effondré, semblait vouloir l’engloutir tout entière. Elle se sentit tout à coup serrée. Sa cage thoracique était opprimée. Des bras la retenaient.
Élika se raidit soudain et souffla, à voix basse :
-
Je pense qu’on va arrêter là. J’ai du mal à me détendre.
Ayra resta encore un moment, les yeux fermés,
Le temps de rassembler ses pensées,
De calmer les échos de ce qu’elle venait d’entrevoir.
Elle entendit sa sœur se relever. Mira semblait bouger doucement aussi.
Elle ouvrit enfin les yeux.
La pièce réconfortante de Mira reprit forme autour d’elle.
L’odeur d’épices, omniprésente dans toute la maison, l’enveloppa doucement.
Ayra s’étira un instant, chassant les derniers frissons,
Puis se releva lentement.
Mira, assise en retrait, leur adressa un sourire léger :
-
Je vous l’avais dit, cela ne se ferait pas en un jour.
Mais aujourd’hui, vous étiez bien concentrées.
Vous commencez à comprendre comment vous détendre.
-
Se détendre est un grand mot, lâcha Élika en levant les sourcils.
-
Je pense avoir réussi à me détendre, répliqua Ayra en haussant légèrement les épaules.
-
C’est cela oui… tu dis ça pour faire plaisir à Mira, rétorqua Élika avec un sourire en coin.
-
C’est parce que tu as eu peur de l’ombre !
Elle avait lâché ça, sans savoir pourquoi.
L’impression fugace que cette ombre était liée à sa sœur l’avait traversée,
Et les mots étaient sortis, comme s’ils allaient de soi.
Élika s’arrêta net.
Elle se retourna brusquement vers Ayra.
-
Qu’est-ce que tu viens de dire ? demanda-t-elle, les yeux écarquillés.
Ayra haussa légèrement les épaules, troublée.
-
Je ne sais pas…
Je me suis retrouvée dans les bois.
Une ombre me surveillait.
Elle semblait massive, animale.
J’ai voulu avancer vers elle… mais j’ai été retenue car un vieux puits s’ouvrait sous mes pieds .
— C'est impossible ! Cria presque Elika
Elle était décontenancée.
Elle s'agita un moment, faisant les cent pas dans la petite pièce,
qui semblait rétrécir sous l'effet de son énergie fébrile.
Mira, qui s'était levée à son tour, leur lança un regard inquiet :
— Qu'est-ce qui se passe, les filles ?
Élika la désigna d’un geste brusque :
-
Elle est en train de raconter ce qui m’est arrivé, en début de semaine, lors de ma mission avec Eren !
Je n’en avais encore parlé à personne.
Elle serra les poings, agitée.
-
En plus, j’ai failli commettre une erreur en plongeant dans ce vieux puits…
Ayra, déconcertée, chercha ses mots :
-
Tu veux dire… que c’étaient réellement tes pensées que j’ai vues là ?
L’étonnement l’envahit à son tour,
Tant l’idée lui paraissait irréelle.
-
Eh bien… cela se passe plus vite que je ne l’aurais cru.
-
Bravo, Ayra.
-
Même toi, Élika, ajouta-t-elle avec un sourire, Car c’est toi qui as permis, indirectement, à ta sœur d’entrevoir ce passage dans ta tête.
Mira semblait extrêmement satisfaite.
Elle hocha la tête, les yeux brillants.
-
Incroyable, répéta-t-elle.
Mira fronça les sourcils,
comme si elle venait soudain de prendre conscience de quelque chose d’important.
— Par contre, Élika... c’est quoi, cette histoire avec l’ombre ? demanda-t-elle en la fixant attentivement.
Élika souffla, troublée,
puis raconta en détail ce qu’elle avait vu :
cette ombre, recroquevillée à son approche,
la sensation étrange d’être attirée malgré elle,
et le grand trou menaçant qui s’était ouvert à ses pieds.
Mira, toujours les sourcils froncés,
commença à s’agiter légèrement.
Elle prit l'une de ses boucles blanches, l'enroula autour de son doigt,
tout en réfléchissant en silence, son regard se perdant dans le vide.
-
Tu sais ça depuis combien de temps ? lui demanda Mira.
-
Depuis que ce sont des vaches et des veaux qui disparaissent en un clin d’œil, répondit Élika en haussant légèrement les épaules. Et plus seulement du petit bétail.
Elle fit une pause, avant d’ajouter plus bas :
-
C’est sûr que ce n’est pas un chien sauvage…
-
Mon intuition m’a amenée dans la forêt.
-
Tu aurais dû venir m’en parler directement, dit Mira d’une voix basse, tendue.
-
J’habite ici depuis plus de quinze ans, et jamais il n’y a eu ce genre d’événements…
Agitée, elle se détourna vers sa bibliothèque personnelle.
Elle chercha quelques secondes parmi les volumes anciens,
Puis sortit un gros livre qu’elle posa sur la table dans un bruit sourd.
Ayra observait la scène en silence.
Une agitation sourde montait en elle,
L’idée que quelque chose d’anormal puisse troubler ce qu’elle était venue chercher ici —
À Clairmont.
L’énergie, c’était une chose.
Les symboles mystérieux, aussi.
Mais une bête féroce… ça, non.
Ayra serra les lèvres.
Quel genre de bête, d’ailleurs ?
Mira tourna un instant les pages du livre,
Avant de s’arrêter exactement là où elle le souhaitait.
Elle invita les filles à s’approcher.
Sur la page jaunie,
Ayra put lire distinctement :
Varnak
Venu des tréfonds d’Abyrel. Né de la cendre et du chien errant.
Ce monstre, aux allures mêlées de chien géant et de lézard,
Aime s’attaquer aux proies qu’il rencontre.
Il observe vicieusement, tapi dans l’ombre.
Fourbe et rapide,
Il peut capturer en quelques secondes une proie faisant jusqu’à trois fois sa taille,
Simplement par la lueur de ses yeux luisants.
Seul un natif d’Abyrel peut le contrôler.
Un Varnak non maîtrisé est capable de ravager tout ce qui l’entoure,
Allant jusqu’à décimer des familles entières si ses proies venaient à lui manquer.
-
Mais qu’est-ce qu’il viendrait faire ici ? s’agita Élika.
-
Et comment, surtout ?
Mira porta sa main à son menton, pensive.
-
Ça, c’est une bonne question…
Vous m’avez parlé d’une énergie plus forte… de vibrations inhabituelles…
Peut-être qu’une faille s’est créée.
Elle réfléchit un instant, les yeux dans le vide,
Puis murmura, presque pour elle-même :
-
Oui… c’est tout à fait possible.
Ayra, qui était restée silencieuse jusqu’ici, osa enfin poser la question qui la hantait :
-
De quoi ?
Mira la regarda longuement,
Puis répondit doucement :
-
Votre venue, avec vos forces…
A peut-être un peu bousculé le climat paisible de Clairmont.
Un lieu déjà sensible à tout ce qui touche aux mondes invisibles.
-
Il ne serait pas plus judicieux de retourner à Aetheris ? demanda Élika.
Le sang ne fit qu’un tour dans la tête d’Ayra.
Non ! Alors là, hors de question !
Mira jeta un œil discret à Ayra,
Puis prit la parole avec calme :
-
Non.
Tu es capable d’arrêter cette bête.
Elle tourna la tête vers Élika :
-
Élika, tu es née à Abyrel.
Pour le moment, elle reste dans la forêt.
Elle ne semble pas vouloir s’aventurer dans le village.
Ayra ne risque pas grand-chose.
Elle fit une courte pause avant d’ajouter :
-
Il faut juste être plus vigilants, c’est tout.
Et puis… nous parlons d’une bête,
Pas du roi d’Abyrel en personne.
Mira esquissa un sourire fin :
-
Cette créature ne vise pas Ayra.
Elle veut seulement assouvir son besoin instinctif de chasser.
-
Et pour le festival ? Tu penses qu’il est bien d’y aller ? demanda Élika, l’inquiétude dans la voix.
Mira tourna légèrement la tête vers elle.
-
Il va y avoir de la musique forte, beaucoup de mouvement, beaucoup de monde.
Un Varnak préfère chasser les proies solitaires ou les petits groupes affaiblis.
-
Bien… répondit Élika, mais son ton n’était pas vraiment convaincu.
Ayra, elle, se sentait plus rassurée.
Elle espérait de tout cœur que cette nouvelle menace ne viendrait pas troubler la tranquillité qui s’était installée depuis leur arrivée à Clairmont.
Elle voulait croire que tout irait bien.