Chapitre 21 - L'appel des animaux

Quitter la maison en cachette avait été un jeu d’enfant quand on pouvait compter sur l’aide de deux chats complices. Ils avaient organisé une diversion à grands coups de miaulements, réclamé des croquettes, tourné autour des jambes d’Éléonore puis exigé de sortir sur-le-champ. Le stratagème des deux chats noirs et blancs avait laissé assez de temps à Aube. Elle avait gagné le fond du jardin où elle les attendait cachée contre la haie.

— Où a-t-on rendez-vous ? demanda-t-elle impatiente.

« Dans le jardin de Jeanne » précisa Chaussette Noire.

« Ce n’est pas trop tôt » ajouta l’autre.

Chaussette Blanche trottina devant. Aube le suivit. Le plus vieux des chats, tranquille, fermait la marche de sa nonchalance féline. Il les rejoignit au pied de la colline sur le terrain étrangement désert.

— Éfflam ! appela Aube.

Mais pour toute réponse, c’est la porte de la maison de Jeanne qui s’ouvrit. Noémie apparut dans son encadrement.

— Noé ? Qu’est-ce que tu...

— Chut ! la coupa-t-elle. Pas si fort. Elle vient juste de s’endormir.

— Jeanne ?

Noémie, les larmes aux yeux, s’approcha et se jeta dans les bras de son amie, la tête au creux de son épaule.

— Oh, Aube ! commença-t-elle. Je ne savais pas comment te prévenir.

« Les pensées, ce n’est pas fait pour les chiens ! » commenta Chaussette Blanche.

« Tais-toi ! » ordonna son camarade plus expérimenté. « La petite n’a pas encore trouvé sa voix intérieure. D’ailleurs, elle ne t’entend même pas. »

— Qu’est-ce que tu fais là ? s’inquiéta Aube. Explique-moi.

— J’étais venue dire bonjour à Jeanne. Elle m’avait donné rendez-vous. Pour m’apprendre à préparer ses gâteaux.

— C’est super ! approuva Aube.

— Oui ! Jeanne explique bien. On avait presque fini. On allait tout mettre au four, mais...

Noémie pleurait maintenant plus fort dans le cou de son amie. Aube, inquiète, la redressa et lui serra les mains.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? Noé ? Dis-moi !

— Jeanne a lâché un plat. Ça s’est brisé sur le sol. D’abord, j’ai cru qu’il avait glissé. Mais Jeanne... Oh, Aube ! J’aurais tant voulu que tu sois là. Jeanne était bizarre, toute blanche. Elle ne parvenait plus à parler et elle tremblait. J’ai cru qu’elle allait tomber elle aussi.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je ne savais pas ce que je devais faire ! sanglota-t-elle. Je lui ai tenu le bras. Elle a avancé lentement, comme ça, en s’appuyant sur moi. Je l’ai amenée jusqu’à son lit. Elle s’est allongée. Je lui ai donné sa couverture et elle s’est endormie.

Aube regarda son amie dans les yeux. Les deux mains sur ses joues, elle sécha ses larmes.

— Elle dort ?

— Oui...

— Noé ! lui dit-elle. Tu as bien fait.

— Oh ! J’ai eu si peur ! continua à se lamenter son amie.

— Rassure-toi ! Elle ira mieux en se réveillant. Je suis sûre qu’elle dort paisiblement.

Noémie se calma et ravala ses pleurs.

— Comment est-ce que tu le sais ? demanda-t-elle à Aube qu’elle dévisageait gravement.

— Écoute ! dit-elle. Dans mon cœur, je le sens.

À présent, Noémie tendait l’oreille vers la porte de la maison restée entrouverte. Un petit bruit régulier venait de la chambre.

— Elle ronfle ! s’exclama-t-elle.

Et les deux amies éclatèrent de rire. Quand elle eut repris son souffle, Noémie se tourna vers Aube.

— Et toi ? Qu’est-ce que tu fais là ?

— C’est Éfflam ! répondit-elle. Il m’a appelé. Les animaux ont besoin de nous.

Les deux chats vinrent se frotter aux jambes de Noémie. La petite fille prit plaisir à les caresser et leur gratter les oreilles.

— Mais où est-il ? demanda-t-elle.

« Tu ne le vois pas ? » dit l’un.

« Et elle ne t’entend pas, gros bêta » ajouta l’autre.

« Si jeune et déjà sourde. Les humains sont bien mal en point. »

« Tu es bien sûr de toi pour un jeune chat » gronda Chaussette Noire.

Chaussette Blanche s’était couché sur le dos. Il se laissa caresser le ventre.

— Où veux-tu qu’il soit ? répondit Aube avec un clin d’œil malicieux.

— Je ne sais pas. Je ne vois pas où il est.

— Non, précisa son amie. Où voudrais-tu qu’il soit ? Où veux-tu le voir apparaître ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

L’idée de Aube fit son chemin dans la tête de Noémie. Celle-ci sourit intérieurement et comprit. Ce qui lui plairait le plus au monde serait de voir l’enfant-chat en action : sautant d’une branche, courant entre les ronces, son magnifique pelage fondant ses mouvements dans la végétation. Elle savait à quel point ce serait beau. Aube applaudit.

— Extra ! Regarde ! proposa-t-elle en montrant un arbre du doigt à Noémie.

— Éfflam !

Un gros chat sauvage se tenait perché sur une branche basse du chêne le plus proche. Il glissa le long du tronc, se détendit et sauta à terre. Son corps était souple. Ses arrière-pattes musclées avaient des formes félines. Mais ses épaules avaient une apparence humaine. Et ses mains lui permettaient de bien meilleures prises pour s’accrocher aux branches et dévaler la pente de la colline. Dans la lumière de fin de journée, son poil brillait comme la nature après la pluie. C’était un torrent d’eau fraîche, qui fonça vers les fillettes.

Éfflam déboula à toute vitesse devant elles. Il bondit sur Chaussette Blanche. Surpris, le jeune chat sursauta, se redressa sur ses quatre pattes et détala. L’être-chat, deux fois plus grand que lui, était sur ses talons. Ils décrivirent plusieurs cercles en courant avant de rouler au sol tels des chatons. Le chat souffla, excédé. Alors, Éfflam s’arrêta net. Il se releva et s’avança, dressé comme un jeune enfant, vers ses amies. Il avait délaissé son compagnon de jeu improvisé qui entreprit de faire sa toilette d’un air outré et fier.

Chaussette Noire n’avait pas bougé d’une moustache. Il le regardait arriver avec indifférence.

« C’est tout ? La démonstration est déjà terminée ? On aurait dit un enfant qui apprend à marcher ! »

Aube et Éfflam éclatèrent de rire. Chaussette Noire stoïque ne broncha pas.

— Doucement ! chuchota Noémie, interdite. Vous allez réveiller Jeanne !

— Pardon, jeune demoiselle, la rassura l’enfant-chat de sa voix la plus grave.

Il s’approcha d’elle pour s’adresser au plus profond de ses oreilles.

— Sois sans crainte, ajouta-t-il. Dame Jeanne se repose.

— Oh, Éfflam ! s’exclama Noémie qui succombait à l’émotion. Tu parles !

Il se pencha encore plus près d’elle.

— Je parle parce que tu le veux bien, continua-t-il. Le plus surprenant c’est que tu sois parvenue à m’entendre sans y réfléchir, sans prêter attention à toutes ces voix en toi qui te disent que tu n’y arriveras pas !

— Mais c’est vrai que je n’y arrivais pas. C’est la première fois. Comment est-ce possible ?

— C’est comme le vélo, expliqua-t-il. Dès lors que tu as réussi à m’entendre une seule fois, tu portes en toi cette capacité pour le reste de ta vie.

— Éfflam ? intervint Aube. Tu m’as appelée ?

Elle serra les mains de son ami. Son cœur s’emballa. Elle sentit soudain les dizaines, les centaines de petits cœurs d’animaux qui battaient autour d’elle sur la colline. Ils s’accordaient peu à peu à son propre pouls pour arriver à un rythme unique et régulier. Une belle et sereine résonance.

Alors, Aube sentit que d’autres cœurs différents pulsaient de leur volonté forte et singulière. C’étaient des cœurs d’humains. Celui de Noémie. Celui de Jeanne. Mais aussi celui de Max et de sa mère. Puis, plus loin, ceux de tous leurs voisins. Ils entouraient la nature. Des cœurs qui s’activaient, rentrés chez eux, entre leurs quatre murs. Des cœurs entourés de machines, d’écrans et d’ondes électromagnétiques. Un battement qui noyait tous ces cœurs dans un brouillard de tremblements.

C’était des ténèbres de sensations où risquaient de se briser les émotions les plus fragiles. Le rythme lent de la sagesse. Le flot régulier et inconditionnel de l’amour. La lumière de la nature.

— Je t’attendais, résuma Éfflam pour son amie. Les animaux attendent ta décision.

— Quelle décision ? s’interposa Noémie.

Maintenant qu’elle entendait, elle n’acceptait plus de ne pas comprendre.

— Les animaux veulent savoir si je suis d’accord de les aider à saboter les antennes wi-fi et les mobiles du quartier, précisa Aube.

— Mais on avait dit...

— Oui, je sais, la coupa-t-elle. On a prévu la fête-réunion. Max est en train de préparer les affiches et les invitations.

— Ah !

Noémie se détendit à l’idée que le grand frère de son amie n’abandonnait pas la partie.

— Et tu pourras terminer les gâteaux avec Jeanne quand elle ira mieux.

— Oui, c’est vrai, admit-elle. Mais quand est-ce qu’on fait cette fête ?

— Bientôt, promit Aube. En attendant, je vais aider les animaux à se protéger des ondes. On va éteindre tous ces appareils dans les maisons.

— Tu vas rentrer chez des gens ? s’inquiéta Noémie.

— Oui. Mais je ne serai pas seule. Les animaux sont prêts à nous accompagner, et ils ont besoin qu’on leur montre la marche à suivre.

— Ce soir ?

— Maintenant !

Noémie frissonna. L’air de fin de journée rafraîchissait. Le soleil s’était déjà caché derrière la cime des arbres. Éfflam lui toucha l’épaule et lui transmit de sa chaleur. Elle retrouva sa bonne humeur comme si elle venait d’enfiler un gros pull de laine en hiver et s’était glissée auprès du radiateur, un chocolat chaud à la main et un chat sur les genoux.

— D’accord, choisit-elle. Je viens avec vous.

— Éfflam ? demanda Aube en serrant à nouveau la main de son ami. Comment est-ce que j’appelle les animaux ?

— Parle-leur dans ton cœur, répondit celui-ci.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Baladine
Posté le 14/01/2023
Bonjour Michael,

Je reviens par ici avec plaisir. C'est un joli chapitre. On est content qu'enfin Noémie parvienne à voir Efflam et à comprendre la langue des animaux !
-Si jeune et déjà sourde. Les humains sont bien mal en point. => J'aime bien cette remarque. Elle sous-entend qu'il y a eu un lien auparavant et que le lien s'est brisé, que les humains sont abîmés.
- Elle sentit soudain les dizaines, les centaines de petits cœurs d’animaux qui battaient autour d’elle sur la colline. Ils s’accordaient peu à peu à son propre pouls pour arriver à un rythme unique et régulier. => très belle image

A bientôt !
MichaelLambert
Posté le 15/01/2023
Merci Claire !
Elly Rose
Posté le 18/11/2022
Bonsoir,
Je crois que mes émotions ont bien fait yoyo sur ce chapitre. La peur et la joie se sont succédé à une vitesse vertigineuse mais quel plaisir que de se rendre compte que même Noémie peut voir Efflam. Ce petit enfant-chat aussi sage que facétieux!
Et les deux Chaussettes sont tout simplement hilarant, chacun à leur manière!
Un très grand bravo!
MichaelLambert
Posté le 19/11/2022
Merci encore pour ce message du soir !
Oui, dans cette histoire plutôt joyeuse, j'avais à coeur que la peur et autres sentiments négatifs puissent quand même avoir leur place, parfois juste de manière fugace (pour préparer la suite ?)
Vous lisez