Chapitre 21 : Le Chaos et l'Harmonie

Ignar empoigna Jade par le col de sa robe avec une violence inouïe. D’un geste brusque, il l’écrasa contre le tronc de l’arbre le plus proche. La reine d’Indeya eut le temps de voir les lèvres pâles du général se tordre dans un rictus victorieux avant qu’elles ne fondent sur elle. Elles s’enfoncèrent dans son cou, crachant des baisers qui lui déchirèrent la peau. Ses genoux plièrent sous le poids de la honte. Mais avant qu’elle ne ferme les yeux, un éclair écarlate traversa la nuit noire.

Comme si elle venait de se réveiller d’un cauchemar, Ignar se détacha d’elle subitement et recula, poussant un juron dans une langue qu’elle ne comprit pas. Quand elle rouvrit enfin les yeux, elle put observer le chef de la garde qui tapotait avec ardeur son écharpe de fourrure. Cette dernière était illuminée de petites étincelles rougeâtres, et un fin nuage de fumée noire s’en échappait. Puis, Ignar se tourna vers l’obscurité.

— Mais qu’est-ce que… Qu'est-ce qu'il s’est passé ?

— Je suis profondément navrée, je venais vous prévenir que votre pelisse prenait feu, dit une voix calme que Jade reconnut immédiatement.

Une silhouette haute et svelte s’avança dans la lumière, et Jade laissa entrer tout l’air qu’elle retenait dans ses poumons. Elle fut alors secouée d’une furieuse quinte de toux. Elle laissa les larmes couler, et se promit qu’il s’agissait du nectar du soulagement.

Marina d’Elesther tourna la tête vers elle et son regard mordoré la recouvrit d’un voile bienveillant dans lequel elle rêvait de se blottir. Sans la quitter des yeux, la reine de l’ouest poursuivit.

— Il semblerait que vous vous soyez un peu trop rapproché de ce lampadaire, ajouta-t-elle à l’adresse d’Ignar, désignant de la main une lampe à huile perchée sur un grand pilier de bois.

Un lampadaire qui n’avait jamais été là auparavant, pensa Jade. Ayant recouvré peu à peu ses esprits, elle remarqua également que, dans l’obscurité, le bout des doigts de Marina brillait d’une lueur rouge inquiétante. Comme si elle avait perçu sa crainte, la reine d’Elesther croisa les bras sur sa poitrine, dissimulant ses mains.

— Il n’y a jamais eu… de lampadaire… ici… marmonna Ignar, en lissant sa fourrure calcinée.

— Eh bien, Monsieur le Général de la garde royale, vous le voyez comme moi. Ce soir, il y en a un.

Ignar lança un dernier coup d’œil hostile à la lampe qu’il croyait être responsable de la destruction de son bien le plus cher. Puis, il se tourna vers les deux femmes.

— Si vous voulez bien m’excuser, Vos Majestés, annonça-t-il d’un ton raide, je dois m’en aller organiser la relève de la garde.

— Mais faites, Général, faites, répondit Marina avec indifférence, sans un regard pour lui.

Aussitôt Ignar disparu, Jade sentit tout le poids du dégoût l’écraser, et elle s’écroula au sol. Marina s’approcha lentement pour se placer devant elle, droite et patiente, mais ne fit pas l’erreur d’établir le contact. La reine d’Indeya baissa la tête, dissimulant son visage sous ses mèches rouges et ferma les yeux. Marina attendit en silence.

Lorsque Jade rouvrit les yeux, ils brillaient, aussi aveuglants que les étoiles, aussi perçants que les cris étranglés. Quand son regard croisa celui de Marina, il débordait d’émotions qui s’entre-tuaient. La langue de Jade était nouée au plus profond de sa gorge, mais la lueur dans ses yeux parla pour elle. Marina d’Elesther hocha la tête, comme si elle avait compris.

Puis, la reine d’Elesther tendit une main amicale vers sa cadette.

— Je m’apprêtais à rendre visite à la dragonne. Voulez-vous m’accompagner ?

Jade fixa longuement cette main aux doigts écarlates. Elle savait qu’elle pouvait accorder sa confiance à Marina. Elle l’espérait, elle le désirait. Mais une pensée la clouait au sol. Et si ce toucher la brisait un peu plus ?

— Saviez-vous que les dragons de l’Harmonie sont connus pour leurs vertus apaisantes ?

Cette fois-ci, la reine d’Indeya leva des yeux inquisiteurs vers elle. La mention de l’Harmonie, cette croyance mystérieuse et mystique appartenant au Royaume de Galvin, suffisait déjà à éveiller sa curiosité. Et son association à Lapsi ne la rendait que plus excitante encore. Apprendre avait toujours été une excellente distraction, et à cet instant, elle avait besoin de la meilleure qui soit.

Sans plus d’hésitation, elle saisit la main de Marina et se hissa sur ses pieds.

Lorsque les ongles de la reine de l’ouest frôlèrent sa peau, elle retint un gémissement. Ses doigts étaient aussi brûlants que le fer chauffé à blanc. Pourtant, elle accueillit cette douleur fugace avec une résignation salvatrice.

Les deux femmes se dirigèrent vers la place au centre du jardin. Elles s’immobilisèrent devant la majestueuse fontaine, qui abritait en son cœur la silhouette de la déesse de la Sagesse. Lorsqu’elle baissa les yeux, Jade aperçut Lapsi, couchée dans le bassin, si petite qu’elle était presque totalement recouverte d’eau. La dragonne semblait endormie, à en juger par ses paupières closes et son torse qui se mouvait à un rythme régulier. La reine d’Indeya sentit comme un étau se refermer sur son esprit, qui lui hurlait que jamais plus elle ne connaîtrait cette sérénité.

Un bruit d’éclaboussure, suivi d’une sensation de fraîcheur intense la tira de ses pensées. Jade reporta son attention sur ce qui l’entourait, et elle fut ébahie de trouver Marina d’Elesther les pieds dans l’eau, droite comme un i à quelques centimètres de la tête de la dragonne. Elle s’apprêtait à protester, mettre en garde la jeune femme, mais celle-ci lui ôta toute certitude lorsqu’elle tendit une main vers elle.

Le bout de ses doigts fins était toujours rougi comme le métal ardent. Elle savait la brûlure qui s’en suivrait. Mais Jade prit la main qui lui était offerte, et se laissa entraîner dans la fontaine. La sensation de la fraîcheur de l’eau dans le bas de ses jambes compensa la chaleur intense qui meurtrissait sa main, et une sorte d’équilibre incongru berça tout son corps.

Puis, la reine d’Elesther émit un léger fredonnement au fond de sa gorge, comme pour entonner un refrain. Alors, tout se déroula très vite. Lapsi ouvrit un œil d’or, et lorsque sa pupille géante capta le regard de Marina, elle se redressa en un seul mouvement, prompt et fluide. Dressée sur ses quatre pattes, la dragonne fit face à la reine d’Elesther, qui semblait tout à fait à son aise, malgré son infériorité physique évidente. Un sourire vint même habiller les lèvres écarlates de cette femme aux cheveux de jais.

Soudain, Marina avança une main, paume vers le ciel, en direction de Lapsi. L’animal inclina sa tête blanche, dans une expression de perplexité presque humaine. Et au bout des doigts de Marina, comme sortant de l’extrémité de ses ongles, jaillirent des flammes.

Jaune, orangé, rouge. Un feu pur et vif.

Avant que Jade ait le temps de prononcer le moindre mot, Lapsi ouvrit la gueule et souffla sur les doigts de Marina. Mais au lieu de l’air chaud qui s’échappait d’ordinaire de la gorge des dragons, ce fut un filet d’eau translucide qui sortit de la bouche de Lapsi.

L’eau éteignit les flammes dans un chuintement agréable. Du feu, il ne restait plus qu’une volute de fumée qui s’évaporait des doigts de Marina comme des nuages fous. Cette dernière posa sa main sur la tête de la dragonne, et la bête ferma les yeux de nouveau. Un son guttural et rocailleux s’échappait de sa gorge, qui n’était pas sans rappeler le ronronnement d’un félin.

La reine d’Elesther se tourna vers Jade, sans briser le contact avec Lapsi.

— Approchez.

Subjuguée, et dévorée par une curiosité qu’elle n’avait encore jamais ressentie, la reine d’Indeya obtempéra. Se fiant au signe encourageant de Marina, elle appliqua à son tour une main hésitante sur le front de l’animal, qui ne réagit pas.

Aussitôt, elle fut comme aspirée dans un autre monde. Jade croyait flotter, loin au-dessus du ciel, ou bien peut-être tout en bas, au plus profond des abysses. Là où les sons, les sensations, et les visions n’étaient plus. Elle était comme enveloppée dans une vague chaude et douce, qui la protégeait de l’extérieur, de l’autre. Là, au cœur de cette non-existence, elle se savait en sécurité. Aveugle et sourde, libérée de sa conscience, elle l’effleurait enfin du doigt. La sérénité absolue.

Mais aussi vite qu’il l’avait envahie, ce bonheur infini la quitta. Elle rouvrit les yeux, et elle put voir que sa main avait quitté les écailles fraîches de la dragonne. Interdite, elle se tourna vers Marina, qui souriait de plus belle. Les yeux verts de Jade contenaient toutes les questions de l’univers, et même au-delà.

— Lorsque notre esprit sombre dans le Chaos, les créatures de l’Harmonie sont un excellent remède, dit Marina.

Elle avait parlé d’un ton égal, comme si cette seule phrase pouvait expliquer l’ouragan de sentiments qui venait d’étreindre le cœur de Jade.

— Vous voulez dire que cette croyance archaïque de Galvin, basée sur le culte de l’Eau, est en fait liée à la magie ? demanda Jade, incrédule, sa main toujours immobilisée en l’air.

— Exactement. Et le culte de Harmonie est loin d’être archaïque, ajouta Marina d’un air amusé. Le Royaume de Galvin demeure inspiré par cette croyance unique, encore aujourd’hui. Il n’y a guère que nous, habitants du Continent, qui la trouvons archaïque. Si l’on y réfléchit à deux fois, croire en un équilibre apporté par l’Eau et la Mer est loin d’être aberrant.

Jade demeura silencieuse pendant quelques secondes. Si le culte de l’Harmonie et de la Mer – ou encore de la Mère, comme il était parfois appelé par abus de langage – ne lui était pas inconnu, elle était persuadée qu’il était réduit au statut de légende. Et voilà qu’elle apprenait qu’en plus d’être la religion unique d’un des sept royaumes, il était source de magie.

Comme frappée par la foudre, elle ouvrit grand les yeux et tourna la tête vers son interlocutrice, un peu trop violemment.

— Attendez. Voulez-vous dire que l’Harmonie est une Source de magie ?

— Bien sûr, acquiesça Marina tandis qu’elle traçait des cercles apaisants sur le crâne de la dragonne. Au même titre que le Chaos, la Terre, et l’Air. Et c’est justement dans cette source que Lapsi puise son pouvoir.

— Pourtant, il s’agit d’une dragonne…

Marina eut un petit rire mélodieux.

— Tous les dragons ne crachent pas du feu, Votre Majesté. Cette habilité est réservée aux créatures du Chaos.

Discrètement, le regard de Jade descendit sur les doigts de Marina, toujours illuminés tels une lame incandescente. Encore une fois, Marina sembla deviner son trouble.

— Néanmoins, ne voyez pas le Chaos comme une Source négative. Elle désigne la manipulation de la matière pour créer le désordre, la destruction, et parfois même la mort. Elle semble néfaste, mais en réalité elle est tout aussi nécessaire que l’Harmonie.

— Hm. Tout est question de complémentarité, j’imagine, tenta Jade, d’un air pensif, sans quitter des yeux les mains de Marina. La destruction, tout comme la création, peut être nécessaire à la vie. Pour prospérer, la vie a parfois besoin de la mort. Mais étrangement, je doute que cette interprétation soit acceptée à l’unanimité…

— Vous avez bonne intuition, confirma Marina, dans un sourire mélancolique qui tranchait avec son assurance habituelle. De nombreux adorateurs des Six divinités voient la magie d’un très mauvais œil pour cette. Selon eux, les pouvoirs extraordinaires ne doivent appartenir qu’aux dieux. La magie et ses Quatre Sources leur apparaissent donc aussi imprévisibles que dangereuses.

— Elles leur apparaissent dangereuses car imprévisibles, sans aucun doute. Pourtant, les interventions divines ne sont pas plus prévisibles.

Marina stoppa ses caresses et elle se tourna franchement vers la reine d’Indeya. Ses lèvres rouges étaient étirées dans un rictus enchanté qui emplit Jade d’une confiance qu’elle croyait perdue.

— Je vois qu’encore une fois, nos pensées se rejoignent. Contrairement au pouvoir divin qui appartient aux dieux, les Sources de la magie viennent de la Nature. Vous imaginez à quel point une telle chose peut être effrayante pour les hommes.

— Mais puisque la magie est la Nature, l’humain n’est-il pas originaire de l’une de ces Quatre Sources ? Il est stupide d’avoir peur d’où l’on vient.

La reine d’Elesther secoua la tête, et ses mèches sombres qui volaient dans son dos étincelèrent à la lueur de la lune.

— L’humain est à part. Il n’appartient pas à la Nature, ni au divin.

— Et pourtant… Jade s’interrompit, hypnotisée par les doigts de Marina qui scintillaient encore de leur éclat sanglant. Il peut posséder la magie.

Comme pour lui donner raison, Marina leva une main à hauteur de sa poitrine. À nouveau, des flammes naquirent au bout de ses ongles.

— Certains humains ont en effet des capacités normalement réservées à la Nature, ou aux dieux. Certains pensent qu’il y a des millénaires, une union a eu lieu entre des créatures de la Nature – ou des créatures divines – et l’humain. Cela expliquerait l’existence d’humains dotés de magie.

— Il doit donc exister des lignées d’humains magiques…

— Pas à notre connaissance. Aucun chercheur ni érudit spécialisé en magie n’est parvenu à établir une telle occurence. Pour tous les Penseurs qui se sont penchés sur cette question, la réponse est univoque : l’humain a été créé pour être sans magie.

— Et pourtant…

Jade fixait toujours le feu qui léchait les doigts de la reine d’Elesther avec une fascination morbide.

— Et pourtant, les humains dotés de magie existent. J’existe. Tout comme la sorcière Kiryana. Tout comme la Magicienne Sans Cœur. Tout comme Mademoiselle Gina.

— Alors, vous, votre Source de magie, ce serait…

— Le Chaos. Évidemment.

La voix de Marina était tranchée, et ses mots semblaient alourdis par le poids de la fatalité. Rien n’indiquait que la reine de l’ouest ressentait un quelconque regret vis à vis de cette réalité, pourtant Jade décela une légère amertume, dissimulée derrière ce rempart de sincérité.

— Et mon Chaos s’équilibre parfaitement avec l’Harmonie de Lapsi, enchaîna-t-elle, d’un ton plus doux.

Elle posa un doigt sur le museau de la dragonne, qui émit une sorte de jappement joyeux. La reine d’Indeya esquissa un sourire attendri, mais elle n’osa suivre l’exemple de sa comparse.

— Vos parents devaient posséder des dons de magie, tenta Jade, espérant que sa curiosité serait bien accueillie.

— Je ne le crois pas. Comme je vous le disais, il n’existe pas de lignées d’humains magiques. Pendant longtemps, les érudits croyaient en effet que pour posséder la magie, il fallait des parents magiques. Mais ce principe qui existait auparavant est devenu exception. Il existe bien sûr des humains dotés de magie parce qu’un de leurs parents l’étaient, mais c’est très rare.

— Mais, je ne comprends pas. S’il existe autant d’humains dotés de magie, ils doivent nécessairement tenir ce pouvoir de quelqu’un ou de quelque chose ? Et si ce n’est pas la génétique, alors peut-être est-ce dû à l’influence de environnement, ou alors…?

— C’est une théorie qui a été avancée par quelques chercheurs. Cependant, cela demeure une théorie. À ce jour, nul ne peut expliquer l’existence d’humains nés avec de la magie. Les origines de leur don semblent être imputables à nul autre que le hasard. Et n’étant ni dieu ni Nature, l’humain magique est une anomalie.

— Une anomalie ? répéta Jade dans un rire jaune. L’expression est peut-être légèrement exagérée.

— C’est pourtant une réalité.

Enfin, Marina s’écarta du dragon pour lui faire face, mains croisées devant elle. Ses yeux mordorés reflétaient à la perfection les courbes de l’eau et les rayons lunaires, lui donnant un air sage et omniscient.

— L’humain n’est pas issu des Quatre Sources de la Nature, ni du divin. S’il possède des pouvoirs, alors il rompt l’Equilibre. Il est une Faille.

— Une Faille ?

— C’est le nom donné à tout humain possédant la magie.

Et Jade ne trouva rien à redire. Ses pensées tourbillonnaient dans sa tête telles une tornade enragée, mais une seule, plus forte, plus évidente que les autres, s’échappa du chaos pour s’imposer à elle.

Faille était un bien sinistre mot pour désigner un être extraordinaire.

***

Douze contre deux.

Douze présences imposantes contre deux absences mystères.

Au commencement du troisième jour, la Table des Sept était toujours incomplète. Les deux sièges vides entre Christian et le roi Boris des Andes crevaient les yeux, creusant un trou béant, un peu plus profond que la veille, dans la volonté de tous les participants.

Ce matin-là, la tension s’était doucement étiolée pour laisser place à une fatigue palpable. Les regards qui d’ordinaire se croisaient dans une lutte silencieuse de fierté et de pouvoir, étaient désormais tous braqués sur le Dévoué Daryn, attendant la sentence avec une lassitude pesante. Et celle-ci ne se fit pas attendre.

Daryn épousseta son pupitre d’un geste machinal, jeta un œil agacé vers Perrault qui s’amusait toujours avec ses mains, et se tourna vers les souverains pendus à ses lèvres.

— Je déclare la Vac…

Ses mots furent avalés par un gargouillis de surprise qui s’échappa de sa bouche, tandis qu’une bourrasque de vent envoyait valser les portes-fenêtres. Toutes les têtes pivotèrent vers les rideaux qui dansaient sauvagement dans le vent, mais nul ne prononça un mot.

Le Penseur Perrault trottina jusqu’au balcon pour refermer les battants de bois, mais à peine eut-il posé les mains sur les poignets qu’un nouveau souffle, plus dévastateur que le premier, le propulsa en arrière. Il lutta pendant de longues secondes, mains devant le visage, face au ciel rougeâtre de l’aube, avant d’abandonner. Il recula lentement vers son confrère, les épaules voûtées.

— Pardonnez-moi, reprit Daryn, après un raclement de gorge discret. Je disais donc : je déclare ici présent la…

De nouveau, il fut forcé au silence. Un concert d’exclamations de stupéfaction provint de la Table, se mêlant aux hurlements du vent. Certaines têtes avaient pivoté vers la large cheminée non usitée qui faisait face à la Table, tandis que d’autres restaient figées en direction du balcon. Ces deux endroits partageaient un point des communs des plus surprenants.

Entre les portes-fenêtres et au pied de la cheminée s’écoulait une étrange fumée d’un bleu azur. Les volutes surnaturelles se propagèrent progressivement dans la large pièce, aussi sûrement qu’une vague de la Mer Tumultueuse, créant une sorte de lac de brume bleue.

Dans la panique, Kiryana et Marina s’étaient levées d’un même mouvement. Diane serrait les dents si fort que sa mâchoire semblait prête à craquer sous la pression. Abasourdie, Jade fixait la fumée avec des yeux écarquillés, une main serrant le poignet de son époux. Le roi Amalric ne semblait pas conscient que sa bouche était grande ouverte, prête à avaler la fumée. Eléanor de Percée était plus livide encore qu’à l’ordinaire, ce qui ne devait pas être sans rapport avec la poigne de fer de Valmec qui lui broyait l’avant-bras. Garance et Boris des Andes quant à eux demeuraient aussi immobiles que des statues, et un léger sourire saugrenu déformait les lèvres pâles de Boris.

Puis, tout se déroula très vite.

Diane des Ospales se leva, aussi furtive que l’éclair, et s’appuyant sur le marbre de la Table, elle foudroya Christian du regard.

— Par le Néant, qu’attendez-vous pour appeler la garde ?

Jade secoua la tête exactement au moment où son époux lui offrait un coup d’œil interrogateur. Puis, le roi d’Indeya secoua la tête.

— Nous ne savons pas d’où provient cette fumée, rétorqua Christian avec un calme insoupçonné. Pour l’instant, rien ne nous dit qu’elle représente un danger.

Le coin supérieur des lèvres de Diane se retroussa dans un rictus dédaigneux.

— Nous n’avons pas le temps de savoir. Et tout ce que nous ne savons pas peut nous détruire.

— Avec tout le respect que je vous dois, Votre Majesté, en Indeya, nous n’attaquons pas lorsque…

— Par tous les dieux.

Le murmure effaré qui franchit les lèvres de Garance rétablit l’ordre plus efficacement qu’un cri assourdissant. Peu à peu, les regards suivirent le mouvement de ses yeux noirs, grands ouverts en direction de la cheminée. Et à raison.

Devant la cheminée se dressaient deux silhouettes. La plus petite était dissimulée sous un capuchon marron et tenait un panier rempli de fruits au creux de son bras doré par le soleil. La seconde était longue et noire, enveloppée dans une immense cape de velours qui ne laissait rien paraître de son corps. Rien, excepté le bas de son visage, blanc comme la neige, et ses lèvres peintes dans un violet profond. Comme si elles avaient senti les regards sur elles, les lèvres se tordirent dans un rictus menaçant.

Soudain, la petite forme marron fit glisser le capuchon dans son dos, découvrant un visage rond et avenant, et des cheveux courts et ondulés de la couleur du miel. La jeune femme offrit un sourire contrit.

— Nous sommes légèrement en retard, je crois ? commença-t-elle d’une voix chantante. Toutes nos excuses. À vrai dire, S…

Ł’imposante statue noire à ses côtés se raidit et la jeune femme sembla le sentir immédiatement, comme un sixième sens. Elle lui adressa une grimace désolée, avant de reprendre.

— Pardon. Je voulais dire, la Magicienne a omis de m’indiquer que la Table des Sept se réunissait cette semaine. Ah, et aussi le fait que j’y étais conviée.

Elle paraissait trouver la situation presque amusante, et son visage où se reflétait le soleil était rayonnant. Lorsque ses yeux pétillant croisèrent le regard blanc glacial de la reine des Ospales, son sourire diminua de moitié.

Dans un grincement lourd, une chaise de bois racla le sol. Eléanor de Percée s’était levée, aussi lente que l’aurore. La nouvelle venue posa ses yeux noisette sur elle, et son sourire devint spectral.

— Bonjour, Mère.

Il y eut une sorte de flottement. Le temps ne semblait plus avoir de prise dans l’espace qui séparait les deux femmes. Mais l’instant fut rapidement brisé. La chaise de Christian d’Indeya griffa le sol à son tour, et il fut le premier à marcher vers les nouveaux arrivants.

— Reine Juliette de Crystallide, je présume ? demanda le roi d’Indeya d’une voix chaleureuse, penchant le buste dans une révérence sobre. Bienvenue au Palais des Lumières et au Royaume d’Indeya.

— Oh, je vous remercie ! s’exclama Juliette, ravie, acceptant la main que lui tendait Christian sans hésiter. J’espère sincèrement que nous ne vous avons pas trop fait attendre.

— Nous vous souhaitons tous la bienvenue, clama Garance de sa voix grave, tout en se levant d’un air solennel.

Tels son reflet parfait dans un miroir, tous les souverains la copièrent.

— Naturellement, nous sommes ravis de vous compter parmi nous, renchérit Jade.

— Peut-on savoir qui vous accompagne ? l’interrogea Garance, cachant sa méfiance derrière une douce politesse.

Juliette porta la main devant sa bouche, l’air choqué. Ses yeux marrons fusaient entre la silhouette noire à ses côtés et le regard sage de la reine des Andes.

— Par Thelma, je suis confuse. Nous arrivons de manière imprévue et nous omettons de nous présenter. Je suis sincèrement désolée.

Elle fut encouragée par le sourire maternel de Garance.

— Je suis donc la reine Juliette, héritière du trône de Crystallide.

Elle se tourna vers la forme toute vêtue de noir et tendit une main vers elle. Son sourire se fit alors éclatant.

— Et voici celle que vous appelez Crudelis, la Magicienne Sans Cœur.

Un silence de mort envahit la salle illuminée des rayons du soleil naissant. Comme toujours, le silence fut brisé par celle qui ne l’avait jamais supporté.

— C’est une plaisanterie ? cracha Diane.

— Absolument pas, répondit Juliette, l’air sincèrement étonnée.

— Quoiqu’il en soit, la princesse Juliette ne peut pas siéger à la Table, intervint une voix grinçante. Elle ne réside pas en Crystallide. Pour régner, un souverain doit gouverner son royaume.

Tous se tournèrent vers le Dévoué Valmec, qui toisait la reine de Crystallide avec une grimace d’un profond mépris.

— C’est faux.

Cette fois-ci, tous les regards convergèrent vers Jade, qui ne daigna pas accorder son attention à Valmec.

— La Loi Sacrée a été modifiée lors de la dernière Table des Sept. Dorénavant, un souverain peut gouverner depuis le lieu qu’il souhaite. La reine Juliette est donc tout à fait légitime à siéger à cette Table des Sept, peu importe son lieu de résidence.

La lueur qui habita les yeux violets de Valmec était pur poison.

— Mais la Magicienne Sans Cœur n’est pas pour autant la bienvenue, remarqua Diane froidement.

— C’est à moi de décider qui est le bienvenu dans mon royaume, objecta Christian, ferme et juste.

— En réalité, vous n’avez pas vraiment le choix.

Juliette était intervenue de sa voix légère, gazouillante comme un oiseau. Pourtant, ses traits étaient rigides et sa posture stoïque. Derrière la jovialité de son ton, une détermination sans faille venait d’être éveillée. Elle savait que nul ne pourrait la contredire une fois qu’elle aurait prononcé ces mots.

— Parce qu’elle est mon Attendante.