Seule dans son pavillon, Elista faisait les cent pas. Elle n’avait pas apprécié son entrevue avec Sélène. Elle avait le sentiment que cette dernière ne souhaitait pas vraiment l’aider, elle l’avait expédiée d’une façon plutôt abrupte et grossière.
Elle paraissait pourtant si sage, si irréelle, avec sa silhouette haute et plantureuse, ses longs cheveux d’argent, sa peau sombre et ses yeux de métal. Elle semblait flotter au lieu de marcher, se déplaçait avec une grâce et une souplesse déconcertantes. Elle avait été très impressionnée par sa rencontre avec elle, sa déception était à la hauteur de ses attentes. Un livre. Un vieux livre qui tombait en poussière, aux écrits presque illisibles, auquel il manquait des pages, pour parfaire le tableau ! La gardienne des Mystiques ne pouvait décemment pas s’être moquée d’elle, et pourtant, c’était cette impression amère qui persistait.
Elle consentit à s’assoir pour commencer la lecture. Elle ne trouverait pas le sommeil de sitôt, autant qu’elle occupe son temps à quelque chose. Sa déception crût au fur et à mesure, lorsqu’elle réalisa que tout ce qu’elle lisait, elle le savait déjà.
Après s’être épuisée les yeux à déchiffrer les pattes de mouche à la bougie, elle finit par s’endormir au beau milieu de la nuit. Elle rêva de visages. Son père, Sélène. L’étranger. Puis un dernier visage, inconnu. Une peau bleue écaillée, des cheveux d’argent ondulant gracieusement, un sourire.
Elle se réveilla trempée de sueur, encore troublée par ce sommeil agité. Il lui fallut de longues minutes avant de recouvrer ces esprits, bien qu’elle conservât une sensation étrange. Le jour était déjà levé, mais aucun bruit ne résonnait à Réalta. Elle entreprit de se préparer à retourner à Glyphe. Elle rassembla ses affaires et sortit sur la terrasse en bois du pavillon. Elle jeta un regard vers la maison de Sélène, puis se dirigea vers les écuries. Elle n’irait pas la saluer. Après tout, elle ne s’était pas souciée d’elle après leur discussion. Elle ne la reverrait probablement jamais, elle n’avait pas envie de s’imposer une fausse politesse. Elle mit le pied à l’étrier et se dirigea vers la sortie.
Lorsqu’elle arriva chez elle, deux jours plus tard, elle ouvrit la porte sur une maison vide et silencieuse. Cela sentait l’humidité et la poussière recouvrait déjà les meubles. Son père était parti depuis des semaines, elle constata avec aigreur qu’elle n’avait toujours pas reçu la moindre lettre. Elle jeta ses affaires dans un coin, ouvrit les volets sur les vagues déchaînées, et commença à faire un brin de nettoyage pour se vider l’esprit. Une fois satisfaite de voir sa maison redevenue vivante, elle se fit couler un bain et s’y glissa avec délectation. Elle plongea la tête sous l’eau et se concentra pour tenter un voyage. Elle s’ouvrit aux sensations, aux caresses douces des mouvements délicats et souples, aux bruits étouffés et lointains, aux battements de son propre cœur, à ses poumons pleins qui protestaient de ne pas se vider. Elle suivit à la lettre la procédure décrite dans le livre, en vain. Elle ressortit la tête, cracha, s’essuya le visage, prit une grande inspiration, et recommença.
Lorsque le bain fut totalement refroidi, elle se résigna à en sortir, après une succession d’échecs. Elle se rhabilla et s’installa devant la cheminée qui réchauffait la salle à manger. Elle reprit le livre pour poursuivre sa lecture.
« N’oubliez jamais de les honorer, ceux qui vous servent, ceux qui vous sont dévoués, les pourvoyeurs. Les… »
Elista fronça les sourcils. Il manquait des pages. Elle observa de plus près le bouquin jauni. Elle passa son doigt sur les vestiges du papier disparu. À bien y regarder, ces pages avaient été arrachées. Malgré l’âge avancé de cet ouvrage, il ne manquait pas une feuille, sauf à cet endroit précis, où une dizaine avait été délibérément enlevée.
Elle relut la phrase qui précédait la coupure. De qui parlait-on ? Pourquoi vouloir dissimuler ces personnes apparemment primordiales ? Elle referma le livre d’un coup sec, excédée. Ce voyage à Réalta ne lui avait apporté aucune réponse, au contraire. Elle allait devoir se débrouiller par elle-même. Elle se résolut à essayer chaque jour de renouveler l’expérience de cette balade spirituelle aquatique. Elle y arriverait. Il le fallait. Si elle parvenait à maîtriser ses trajectoires, peut-être pourrait-elle retrouver le meurtrier d’Aurore.
Alors qu’elle se massait les tempes pour soulager sa migraine naissante, elle entendit des coups fermes résonner sur les murs de sa maison. Elle sortit et fut surprise de trouver un des chevaliers fixer une affiche à grand renfort de marteau.
- Pouvez-vous m’expliquer ce que cela signifie ? demanda-t-elle avec agacement.
- Ce sont les ordres de la Reine.
Elista s’approcha pour découvrir de quoi il en retournait. Elle ravala le cri de stupeur qui gonfla dans sa poitrine. Elle retourna dans sa maison précipitamment, incapable de réfléchir posément, envahie par une agitation incontrôlable. Elle marcha sans s’arrêter autour de la table, tentant de rassembler ses pensées, mais son esprit était pareil à une mer tempétueuse, dont chaque vague renforçait la douleur causée par sa migraine désormais bien installée.
Elle avisa ses affaires encore en tas au sol, ainsi que le livre sur la table. Elle vida ses sacs et les remplit de nouveau avec des vêtements propres, quelques vivres, puis glissa l’ouvrage à l’intérieur. Elle referma les volets, éteignit la cheminée, et ressortit, son espadon sur le dos. Elle verrouilla la porte et se dirigea d’un pas décidé vers les écuries sur la terre ferme, à l’entrée de Glyphe. Elle ne prêta pas attention aux flaques qui s’écartaient sur son chemin, ni aux vagues qui chantaient à ses oreilles. Elle harnacha son cheval avec empressement, puis se mit en selle, direction, la capitale. Elle aurait le temps, durant le voyage, de réfléchir à toutes les questions qu’elle devrait poser, ainsi qu’aux informations qu’elle devrait communiquer. Il lui sembla que plus elle courait après la connaissance, plus elle lui échappait, les questions s’accumulaient, encore et encore.
Après deux jours de cheval, elle arriva à Aimsir dans l’après-midi. Elle entra dans la citadelle par la porte nord. Elle emprunta une des rues qui longeait le mur d’enceinte du château. Elle avait hâte de pouvoir se réchauffer au coin d’un bon feu, après des heures passées à la merci du vent froid de l’hiver. Lorsqu’elle se présenta à l’entrée des écuries, les chevaliers en faction reconnurent sans peine son arme sacrée. Elle ne passait jamais inaperçue. Ils lui ouvrirent les portes et l’accueillirent avec distinction. Elle fut conduite à l’intérieur, où elle attendit dans le hall d’entrée de longues minutes, debout, malgré la fatigue. Elle prit le temps d’observer cette pièce majestueuse, les détails de la rampe d’escalier, des statues, des œuvres d’art accrochées aux murs, des moulures et du marbre brillant.
Enfin, des pas résonnèrent dans les couloirs. Adelle et Myhrru s’approchèrent, un grand sourire éclairant leurs visages gracieux. Elista se sentit soulagée sans comprendre pourquoi. Des larmes roulèrent de ses yeux, elle en fut très embarrassée.
- Excusez-moi, balbutia-t-elle, je ne sais pas ce qu’il m’arrive.
- Ce n’est rien, la rassura Adelle. Viens, nous allons discuter au calme.
Myhrru lui posa une main sur l’épaule, puis elles la conduisirent dans un salon où tout était bleu ciel : les fauteuils de velours, les rideaux, les tapisseries aux murs, les tapis…Les meubles étaient faits de bois clair et doré, assortis au parquet. Au fond de la pièce, une imposante cheminée de marbre beige offrait des flammes réconfortantes. Elista fut surprise de trouver une jeune femme qu’elle ne connaissait pas, assise sur une méridienne. Elle sécha ses larmes du mieux qu’elle pût, honteuse de s’être laissé aller ainsi sans raison.
- Je te présente Dyme, de Muspell, dit Adelle.
Elista haussa les sourcils. Que faisait une habitante de Muspell ici ?
- Installe-toi à ton aise, poursuivit la princesse.
La Mystique de l’Eau s’assit sur un fauteuil si confortable qu’elle se demanda si elle parviendrait à s’en extraire.
- Que nous vaut le plaisir de ta visite ?
- Plusieurs sujets, à vrai dire, répondit Elista d’une voix hésitante. J’ai vu la présentation publique affichée un peu partout concernant ce Roy.
Le visage de Dyme se crispa.
- J’ai rencontré cet homme à Glyphe, il y a des semaines de cela. Il m’a dit s’appeler Till.
- Quoi ? s’exclama Dyme.
Elista se tourna vers elle, un peu impressionnée par la présence et l’autorité qui se dégageaient d’elle. Elle chercha du regard Adelle et Myhrru pour savoir si elle pouvait continuer de parler.
- Till, dis-tu ? s’étonna Adelle. Sais-tu d’autres choses sur lui ?
- Non, notre discussion a été succinte. J’ai toutefois pensé que cette information pourrait être utile.
- Tu as parfaitement raison.
- Si je puis me permettre, poursuivit Elista, pourquoi avoir besoin de placarder son visage dans tout le royaume ? C’est un Mystique, on croirait que vous le traitez comme un criminel.
- Parce que c’en est un ! explosa Dyme en se levant brusquement. Il a usurpé son titre en assassinant la vraie Mystique !
- Calmez-vous, Dyme, ordonna Myhrru d’un ton ferme.
Elista en resta bouche bée. La guerrière de Muspell se rassit en soupirant de colère.
- Ce Roy, ou Till, peu importe, s’est introduit à Muspell pour voler l’arme sacrée. Tu n’es pas sans savoir qu’il n’existe que deux moyens pour prendre son arme à un Mystique : la mort, ou la levée du sceau par une formule complexe. La Mystique du Feu était la sœur de Dyme. Malheureusement, un dramatique accident l’avait laissée totalement paralysée. Il a profité de cette faiblesse pour la tuer afin de s’emparer le Fouet du Feu, avant de s’échapper et de disparaître, expliqua Adelle.
- C’est affreux, murmura Elista.
Elle repensa à sa rencontre avec ce drôle d’énergumène. Si elle avait su quels étaient ses projets macabres, elle lui aurait fait goûter de son Espadon. Elle comprenait mieux la démarche des Trath le concernant. Il s’agissait d’éviter un scandale. Un vrai nid de vipères, à plus forte raison qu’Elista savait qu’il était protégé de toute condamnation grâce à son nouveau statut…
- À ce jour, nous n’avons toujours aucune piste, conclut Myhrru.
Un domestique toqua à la porte. Il entra, poussant une desserte sur laquelle se trouvait un plateau avec du thé et des pâtisseries. Il posa le tout sur la table basse et repartit en courbant le dos. Elista but une gorgée brûlante et croqua dans un gâteau au miel des plus délicieux.
- Il y a autre chose dont j’aimerais vous entretenir.
Les trois visages se tournèrent vers elle, étonnés, dans l’expectative.
- Il y a quelques semaines de cela, j’ai vécu une expérience inhabituelle avec mon pouvoir. Je ne sais pas encore comment, mais j’ai réussi à…comme… séparer mon esprit de mon corps. J’ai voyagé à travers l’eau dans tout le royaume, sans quitter ma baignoire, exposa-t-elle.
Ses interlocutrices la dévisagèrent, stupéfaites.
- Comme dans les légendes ? s’émerveilla Adelle.
- Il semblerait. Sur les conseils du sage de mon temple, je me suis rendue à Réalta, rencontrer Sélène Eolas. Malheureusement, elle n’a pas su m’expliquer comment procéder. Elle m’a simplement raconté que seuls les premiers Mystiques furent capables d’utiliser cette faculté car la magie était plus puissante à l’époque, d’après ses dires. Elle m’a également donné un vieux bouquin très théorique, dont certaines pages ont été arrachées.
Elle sortit le livre de son sac et le tendit à Adelle, qui l’examina avec attention.
- « N’oubliez jamais de les honorer, ceux qui vous servent, ceux qui vous sont dévoués, les pourvoyeurs. Les… ». De qui s’agit-il ? demanda la princesse.
- Là est toute la question. Il me paraît évident que les pages manquantes n’ont pas été supprimées par hasard, répondit Elista. Cela signifie qu’une information primordiale concernant nos pouvoirs nous est volontairement dissimulée. Je ne sais en revanche si cela a un lien avec la faculté de « voyage ».
- C’est louche, commenta Dyme.
- Je suis d’accord, ajouta Myhrru. Qui aurait un intérêt à faire une chose pareille ?
- Sélène ? suggéra Elista.
- Tu n’y penses pas ! Elle est notre gardienne, que pourrait-elle en retirer ?
- Je ne sais pas. Le fait est que ce livre se trouvait dans sa bibliothèque depuis fort longtemps. Et pour être honnête, je ne l’ai pas trouvée vraiment encline à m’aider.
- Cela ne signifie rien, rétorqua Adelle. Ce livre a pu être dans les mains de quelqu’un d’autre, au regard de son ancienneté. Par ailleurs, si la faculté de séparation entre le corps et l’esprit est inutilisée depuis des siècles, il paraît difficile pour elle de te guider sur ce point.
- Tu as sans doute raison, se résigna Elista. Je vois le mal partout ces derniers temps.
Adelle se leva et posa sa main sur son épaule.
- Ce n’est rien. Entre le meurtre d’Aurore et le vol de l’arme sacrée du Feu, il est normal d’être un peu pessimiste.
- L’enquête avance concernant Ira et son compagnon ?
- Non, souffla Adelle un brin découragée, ils semblent s’être volatilisés.
- Ne perds pas espoir, la rassura Elista, nous les retrouverons. Je vais faire au mieux pour m’exercer à « voyager », ils ne pourront pas m’échapper.
- Ils ne pourront pas nous échapper, rectifia Myhrru. Nous aussi, nous allons nous entraîner. Si nous conjuguons nos efforts, peut-être pourrons-nous éviter d’autres crimes.
Adelle soupira. Elle sourit tristement.
- Puissiez-vous avoir raison.
C'est bien Till que deux des perso ont vu dans des états de conscience proche du sommeil ?
Oh j'ai hâte de le relire celui-là ! Il est tellement bien retranscrit, tellement "palpable".
J'ai juste vu une faute :
"Elle emprunta une des rues qui longeait le mur d’enceinte du château." -> longeaient
À bientôt !
Lorsque ce sera le moment de la révélation, tu comprendras beaucoup de choses et tu verras autrement les petits détails que j'ai semé partout ;p Tout ce que je peux te dire, c'est que les personnages qui apparaissent dans les esprits des autres sont en lien avec le livre...
Merci pour ta lecture et à bientôt!