Chapitre 21 : Le soleil des bas-fonds.
Environ un mois plus tard.
Le Septième – An 2719 – Aux alentours du 15 juin.
Thibault avait la bouche entrouverte et observait fixement le plafond. Le crépi irrégulier qui le tapissait retenait toute son attention. Chaque défaut, chaque ombre de bosse mettant du relief sur ce paysage insipide. Il toussa, sans s’importuner de se couvrir la bouche. Des postillons retombèrent en pluie fine sur la barbe qui avait commencé à naître sur son visage habituellement si lisse. Ses vêtements étaient sales, mais il continuait de les porter. C’était sa seule possession le raccrochant au Sommet. Ceux que lui avait laissés Zoë étaient propres, mais ils n’avaient aucune saveur. Il ne voulait pas se voir dans le miroir en verre blindé qu’elle lui avait fait porter. Et il n’avait pas non plus voulu se servir des lames de rasoir émoussées qu’elle avait proposées, mais elle les avait alors récupérées.
Il essaya de se souvenir des visages de Gabi, de Solène, de Jenkins, et de tous les autres. Il tentait de les dessiner sur le crépi grumeleux. C’était un exercice de fou, mais il était certain que la folie le guettait et en tirait presque du réconfort. Donovan venait tous les jours maintenant. Il ne tarderait pas à arriver. Zoë aussi, venait tous les jours. Des fois ils venaient ensemble. Des fois ils venaient à tour de rôle. C’est grâce à ça qu’il savait qu’il était là depuis à peu près un mois. Lison n’était pas revenue. Quelque chose se préparait. Quelque chose dont Donovan et Zoë n’avaient parlé qu’à mi-mots, et qu’il s’amusait à deviner, se glaçant le sang de son propre gré.
Tobias aussi, venait. Environ une fois par semaine. Il n’avait toujours pas précisément expliqué à Thibault ce qu’il faisait là, ni son rôle dans tout ça, mais Thibault attendait impatiemment ses visites. Il ne parlait presque pas, et l’écoutait plutôt, mais voir son visage lui donnait la force de se raccrocher à la vie. Un autre souvenir du Sommet. Un souvenir vivant qui lui garantissait qu’il n’avait pas tout inventé.
Il pensait à Gabriel, la plupart du temps. Avant de partir, il lui avait promis qu’il serait vite revenu. Il n’avait pas pu tenir sa promesse, et il était persuadé que Gabi devait être fâché. Il avait presque hésité à demander à Tobias de lui faire passer un message, mais il était certain que c’était impossible. Et d’un autre côté, c’était hors de question de le mettre en danger. Il valait mieux le laisser dans l’ignorance, en sécurité tout là-haut.
S’il avait su que, lors de son premier jour de liberté, il serait fait prisonnier par ce qu’il appelait désormais « l’autre camp » dans sa tête, il y aurait réfléchi à deux fois. Cet endroit était puant, l’air était vicié. Il s’était remis à tousser, de plus en plus souvent. Serait-il le prochain de la famille Junon à se faire emporter par la maladie ? Il se sentait faible. En un mois, il lui semblait avoir perdu au moins la moitié de la masse musculaire qu’il avait mis des années à bâtir, juste pour le plaisir de plaire à Solène. La nourriture n’avait aucun goût, ici. Il se souvenait de toutes les fois où elle l’avait invité à manger avec lui, quand il savourait les mets les plus délicats qui se faisaient à Délos.
Il passa la langue sur ses lèvres, pour les humecter, et soupira, les yeux grands ouverts et toujours fixés en direction du plafond. On frappa à la porte. Il ne bougea pas. Il ignora les bruits de pas jusqu’à ce que Donovan vienne se pencher juste au-dessus de sa tête, un sourire mal dissimulé sur le visage. Il cachait le plafond de Thibault, et ce dernier ferma les yeux.
— Bien dormi ?
Thibault fit mine de n’avoir rien entendu et roula sur lui-même.
— Arrête de faire l’enfant…
Cela faisait plusieurs jours que Thibault s’était résolu à parler le moins possible avec eux. Il savait que Donovan pouvait lire à travers ses moindres gestes, et quitte à se faire analyser en permanence, autant économiser sa salive.
— Tu veux bien te laver, aujourd’hui ?
— C’est pas moi, c’est l’odeur de la chambre.
— Je crois que tu y contribues un peu…
Thibault soupira et se résigna à faire face à son frère. Zoë se tenait derrière lui, l’observant avec insistance. Elle avait de nouveau un rasoir en main.
— Qu’est-ce que ça change ? Ce n’est pas comme si je voyais grand monde ici.
— On voudrait que tu sois sous ton meilleur jour, aujourd’hui, indiqua Zoë avec une étrange intonation.
— Pourquoi ? C’est mon anniversaire ?
— Ton anniversaire est en mars…
— On n’est pas encore en mars ?
Donovan ne put retenir un léger rire, et les lèvres de Zoë tremblèrent.
— Lison a demandé qu’on te fasse faire le tour de la base.
Thibault haussa un sourcil. Alors comme ça, Lison se souvenait de son existence. Étonnant.
— Ça marche.
Son frère et sa sœur échangèrent un regard interloqué devant la vitesse à laquelle il avait répondu. Mais cela faisait trop longtemps qu’il était enfermé, il n’allait pas refuser de se dégourdir un peu les jambes, et il se redressa dès que Donovan se fut écarté du lit.
— Je te détache. Elle m’a donné la clé.
Thibault jeta un regard vif sur le petit objet que tenait son frère entre ses mains. Pour peu, il aurait assommé Donovan et pris ses jambes à son cou, mais devant la porte ouverte, ses habituels geôliers montaient la garde. Il observa négligemment Zoë alors que Donovan s’affairait autour de sa cheville, puis lui tendit les mains quand il se fut relevé. Donovan eut un sourire. Il fit non de la tête. Pas de menottes ? Un fourmillement désagréable provoqua un spasme dans les mains de Thibault, et il laissa retomber ses bras le long de son corps. Zoë avait déjà pris la direction du couloir. Il la suivit. Donovan marchait juste derrière, suivi des deux gardes qui restaient un peu en retrait. Ils marchèrent sur une dizaine de mètres pour rejoindre une salle de bain, dans laquelle Donovan s’engouffra à la suite de Thibault, qui lui jeta un regard étonné.
— Je reste là, au moins le temps que tu te sois rasé.
Il déposa l’objet de terreur sur le rebord du lavabo, et il sembla à Thibault qu’il détectait une vague angoisse sur le visage de son frère.
— Trop douloureux pour moi, indiqua-t-il sarcastiquement. Je n’aime pas trop les coupures, ni les effusions de sang. Ça n’aurait pas été ma méthode de prédilection.
La plaisanterie ne fit pas rire Donovan. Thibault soupira, et rinça son visage avant de s’attaquer à sa besogne. Le reflet du miroir lui renvoyait la version la plus pathétique de lui-même qu’il eut jamais observée. Si Solène l’avait vu comme ça, elle l’aurait fui. Quand il eut terminé de se raser, il remit l’arme à son frère puis se dirigea résolument vers la cabine de douche.
— Hé, Don…
— Oui ?
— Tu feras gaffe, le flexible de douche me semble tout indiqué en revanche…
Deux secondes plus tard, Thibault reçut une claque magistrale à l’arrière du crâne.
— Ça te fait rire ?!
— Non, pas tellement en fait, répondit-il dans un murmure.
Il se déshabilla et entra dans la cabine, sans plus prêter attention à son frère qui avait détourné les yeux, fulminant. Thibault avait ressenti un peu de plaisir à le choquer, mais la claque traduisait une inquiétude réelle, il le savait. Il resta un long moment sous l’eau, et quand il ressortit, ses vêtements sales n’étaient plus sur le sol.
— Qu’est-ce que tu en as fait ?!
Sa propre voix, vibrante sous le coup de l’émotion, lui parut étrangère. Il fit un pas brusque vers Donovan qui lui jeta une serviette propre en plein visage.
— Ils sont là. Zoë a proposé de les laver, va. On ne va pas te les voler !
Thibault lui jeta un regard rempli de hargne et se sécha, avant de prendre les autres vêtements, ceux proprement pliés sur une petite étagère à côté du lavabo. C’était un pantalon tout ce qu’il y avait de plus simple, et une chemise trop grande pour lui. Ça irait pour sa sortie du jour.
— Bon, quel est le programme maintenant ?
Il repassa la serviette dans ses cheveux qui gouttaient sur les vêtements et la jeta ensuite par terre. Donovan se pencha pour la ramasser et la replier, sourcils froncés, puis vint se poster devant lui.
— Écoute-moi bien, Thibault. Essaye de ne pas faire ta tête de mule aujourd’hui, d’accord ? Lison veut te présenter au grand chef. Si tu veux un peu plus de liberté ici, il va falloir que tu te contrôles. Fais semblant s’il le faut, mais sois diplomate. Toutes tes petites blagues, tes comportements d’enfant gâté, et ta manie à te plaindre de tout, ça ne fonctionnera pas avec lui.
— Merci pour tous ces compliments.
Donovan leva les yeux au ciel, visiblement agacé.
— C’est exactement à ça que je fais allusion, Thibault. C’est dans ton intérêt, tu comprends ? Il faut…
— Ça va te surprendre, Don, mais avoir passé dix ans au Sommet, ça m’a au moins appris à me taire quand je sentais qu’il le fallait. J’ai fait face à pire qu’à votre grand gourou, je t’assure.
Donovan scruta son visage, passant vivement d’un œil à l’autre, comme s’il essayait de déceler une autre vérité dans la déclaration de son frère. Thibault soutint le regard, et finit par soupirer.
— Je serai sage.
— Tant mieux. On va rester avec toi, Zoë et moi. Donc si tu as besoin…
Il hocha la tête, et fit mine de se diriger vers la porte, mais Donovan le rattrapa par l’épaule.
— Autre chose… Il y a des rumeurs, comme quoi un nouveau décret va passer. Un décret impérial, visant directement le Septième, et qui n’a pas l’air de plaire au chef…
— Quel genre de décret ? demanda son petit frère, intrigué.
— Le genre qui nous donnerait à être surveillés en permanence. Ils veulent faire un recensement exhaustif de tous les habitants de Délos, et renforcer l’obligation de posséder une page, en la rendant indispensable.
— Comment ça ?
Donovan grimaça.
— L’argent. Les pages deviendraient l’unique moyen de paiement de la cité. En gros, ils veulent supprimer l’argent liquide. Ça peut paraître anodin comme ça, et ça ne choquera personne des étages supérieurs, mais ici ça compliquerait beaucoup le quotidien des habitants. Pour quelqu’un comme moi par exemple, si je fais des achats via ma page au Septième, on se demandera pourquoi je ne suis pas au Sixième où je suis recensé. On pourrait me couper l’accès à mes propres fonds, à distance. Et les montants dépensés seraient aussi épiés. Si une personne qui vit officiellement seule dépense pour dix, c’est que neuf autres vivent de manière illégale autour de lui. C’est une idée terriblement brillante. Sans accès à l’argent, ceux qui résident hors du système ne pourraient plus survivre. L’Assemblée semble partagée sur la question, et le Gouvernement veut donc convaincre l’impératrice de promulguer le décret, puisqu’elle seule a le pouvoir de passer outre l’avis de ses sujets.
— Je vois, répondit Thibault.
Lui aussi, tout comme l’Assemblée, se sentait partagé face à cette idée. Sûrement pas pour les mêmes raisons cependant. D’un côté, cela voulait dire que ce serait la fin de Diane, qui ne pouvait probablement survivre que grâce à des revenus illégaux. D’un autre, il avait une petite idée de qui était derrière ce projet, et cet homme-là n’était pas tout à fait son ami.
***
Une chemise rouge sombre, découpée dans une étrange matière satinée. Un pantalon noir, ample, dont le fond se perdait dans deux bottes de cuir épais. Une arme automatique à sa ceinture. Des cheveux gris fer. Une mine sévère, taillée dans la roche. Il était grand. Ses larges épaules laissaient deviner une impressionnante musculature. Lison riait, debout face à lui. Il tourna légèrement la tête en entendant le bruit de pas des nouveaux arrivants, et ses yeux gris vinrent percer l’âme de Thibault.
— Ah, le voilà, le fameux jumeau.
Thibault resta de marbre. Il détourna le regard, pour observer la pièce dans laquelle il se trouvait. Tout était gris, ici encore. Il n’y avait vraiment aucune fantaisie, comme dans le reste de la base que Zoë et Donovan venaient de lui faire visiter. Le plafond crépi était le même que dans sa cellule. Il n’y avait pas de fenêtre. Non, il n’avait aperçu aucune fenêtre depuis son arrivée... Ils étaient sous terre, ça devenait de plus en plus évident. Thibault frissonna à cette idée. Sous terre, plus bas encore que le Septième. Lui qui avait été si haut… C’était un sacré plongeon.
— Il est muet ? reprit la voix grave de l’homme.
Lison eut un nouveau rire, léger, et Thibault braqua son regard sur elle. En un mois, il ne l’avait vu que deux fois. Le jour de son arrivée, puis à l’incinération de Margot. Il avait oublié ce rire, qu’elle ne lui avait pas laisser entendre jusqu’alors, mais détesta aussitôt sa mélodie.
— Si tu es taillé dans le même bois que ta sœur, nous devrions nous entendre, tous les deux.
Thibault reporta son attention sur le sourire carnassier de l’homme qui s’était approché. S’entendre ? Une réplique cinglante lui brûla la gorge, mais au mouvement infime que fit Donovan, il se rappela ses recommandations.
— Je ne sais pas si je suis taillé dans le même bois que ma sœur, monsieur. Je ne suis qu’un humble ex-esclave.
La remarque eut tout de même le don de faire ravaler son sourire à Lison.
— Estimes-tu donc que c’est tout ce que tu es ? demanda l’homme avec un haussement de sourcil.
Thibault eut une moue perplexe, et l’homme lui adressa un nouveau sourire.
— Tu peux m’appeler Phoebus, jeune homme. J’aimerais en savoir plus, sur tes années en tant qu’esclave…
L’estomac de Thibault se serra. Le moment de jouer la comédie était arrivé. Il hocha la tête, prenant une expression incertaine, et suivit l’homme qui lui désignait une table un peu plus loin. Zoë et Donovan le suivirent, et s’assirent à ses côtés, tandis que Lison venait prendre place en face d’eux, à la droite du fondateur de Diane.
— J’imagine sans mal les traumatismes que tu as dû encaisser en vivant là-bas dans ta condition. Mais avant que je ne te pose quelques questions, je voudrais commencer par te rassurer. Tu es en sécurité ici. Nous ne te voulons aucun mal. Nous t’avons traité un peu durement, à ton arrivée, mais c’était le temps de nous assurer que tu étais stable. Après toutes ces années passées en captivité, c’était un risque réel… Il fallait que tu comprennes que ta famille était libre d’aller et venir comme elle l’entendait, et que toi aussi, tu aurais bientôt droit à la même chose…
— Je suis maintenant libre d’aller où bon me semble ? demanda Thibault d’une voix éteinte.
Il était assez satisfait de son ton. Pas trop hâtif, ne laissant percer l’excitation qu’il avait ressentie à cette idée.
— Pas n’importe où, et pas immédiatement, mais les choses se feront petit à petit. Je sais que Tobias t’a expliqué quel était notre but ici. Je sais aussi, grâce à ce qu’il m’a dit, que tu avais été pris dans l’attentat du premier décembre 2714, et pour cela, je te présente mes excuses sincères. Les esclaves sont des victimes du système, et sûrement pas nos cibles.
— Je comprends, indiqua Thibault.
— À la bonne heure ! As-tu des questions pour moi ?
Thibault agita la tête pour signifier que non, et l’homme posa un regard perçant sur lui.
— On m’a expliqué pas mal de choses, ajouta alors Thibault, devant son insistance.
— Bien. Le contraire n’est pas vrai cependant, je ne sais que très peu de choses à ton sujet. Tobias ne m’a rien raconté de très spécial et…
— Parce qu’il n’y a rien de bien spécial à raconter, l’interrompit Thibault avec un haussement d’épaule.
— Peut-être, peut-être. Mais pourquoi ne pas me résumer ton histoire, depuis ton départ de chez toi en 2709 ?
Thibault fut pris d’un mouvement nerveux. Son genou tremblait sous la table, et Donovan vint coller le sien tout contre. Il inspira alors et se mit à tousser.
— Apportez-lui un verre d’eau. Qu’est-ce qui te gêne, Thibault ? Préfèrerais-tu que ton frère et tes sœurs ne soient pas là ?
Thibault prit l’eau qu’on lui avait servi, et par-dessus le verre, observa la mine agacée que Lison adressait à l’homme. Il hésita à répondre par l’affirmative, rien que pour la contrarier un peu plus, mais en même temps, la présence de Zoë et Donovan le rassurait.
— Ils ne me gênent pas. Mais je crains que mon récit vous déçoive…
— Nous verrons bien…
Il se tut, laissant à Thibault tout l’espace pour s’exprimer. Le jeune homme hésita, puis, pris d’une soudaine inspiration, entama l’histoire qui avait commencé au 10 mai 2709. Il fallait être subtil. Il relata précisément les événements qui s’étaient produits après qu’on l’eut arraché à son foyer. Les fourgons. Les étages. Les tortures du maître. Le seul détail absent, Gabi. Il n’existerait pas dans son histoire. Il raconta le reste. L’arrivée au palais, la formation. Son rôle d’esclave de compagnie même. Pas l’affection que lui portait Solène, mais il ne voulut mentir complètement et indiqua qu’elle les avait toujours bien traités. Il parla de Rebecca. Plus froide. Plus violente. La punition de Max quand il avait essayé de s’enfuir. Son quotidien, souvent ennuyeux dans cette version. La proposition de l’impératrice de rester travailler au palais après la fin de sa peine. Dans le service, il prétendit. Elle lui avait offert de continuer à la servir.
Son interlocuteur l’écoutait avec une attention soutenue. Thibault priait pour que Tobias n’ait pas été plus précis que lui dans les histoires qu’il avait rapportées à cet homme, mais il ne l’interrompit à aucun moment. Après tout, l’ex-majordome du palais n’avait plus été là après le mariage de Solène, et cette partie du voyage n’appartenait qu’à Thibault. En écoutant son récit, Lison s’était tellement crispée que la ride au milieu de ses sourcils resterait probablement figée là pour le reste de son temps. Quand il se tut, ce fut elle qui parla la première.
— Je suis désolée qu’on ne t’ait pas sorti de là plus tôt, Thibault. Mais je crois que tu as tort de défendre l’impératrice Solène.
L’estomac du jeune homme fit un bond. Il était resté si loin de tout signe d’affection, comment pouvait-elle penser qu’il la défendait ?
— Je ne crois pas que…
— Tu l’apprécies, je n’ai pas besoin de sous-titres pour le comprendre. Mais rappelle-toi de ce qu’elle est. De ce qu’elle représente. De ce qu’elle fait… ! Ou plutôt, qu’elle ne fait pas. Son peuple se meurt, et elle joue à la dinette avec ses prisonniers ?
Thibault eut le sentiment d’avoir reçu une brique au fond de l’estomac. C’était un portrait très vilainement dressé. Rien n’était plus éloigné de la réalité.
— Pourquoi vouloir retourner au Sommet, maintenant que ta peine est terminée ? l’interrogea Phoebus sans lui laisser le temps de répondre à Lison.
— Je vous l’ai dit, on m’a offert du travail.
— Il n’y a pas qu’au Sommet, qu’on peut trouver du travail.
— Quitte à travailler, je préfère que ça soit là-haut plutôt que sous terre comme un rat.
Le peu de chaleur forcée qui se dégageait de l’homme sembla vaciller. Il fixa Thibault de son regard de fer, et hocha lentement la tête.
— Il te ressemble plus que tu ne me l’avais laissé entendre, Lison. Vous êtes plein de colère, tous les deux.
Lison se recula sur sa chaise, croisant les bras sur sa poitrine. Elle fronçait encore les sourcils. Thibault ne parvenait pas à savoir si la remarque de son chef l’avait atteinte.
— Je suis en colère, admit-il finalement en regardant sa sœur. Ce n’est pas tout à fait ce à quoi je m’attendais en revoyant Lison.
Elle croisa furtivement son regard, puis s’avança de nouveau sur sa chaise, venant poser ses coudes sur la table.
— Thibault, nous aussi on a vécu pendant toutes ces années. Et pas beaucoup mieux que toi. Bien sûr on a été libres, plus que toi, je ne t’enlèverai pas ça. Mais c’est cette même liberté que je veux pour toi aujourd’hui…
— Je serai donc libre de faire les choses comme tu l’entends ? jeta-t-il sarcastiquement.
Lison donna l’impression qu’il l’avait giflée. Il avait parlé avec une brusquerie inhabituelle, et ressentit un plaisir sauvage en la voyant se ratatiner. Ça n’allait sûrement pas jouer en sa faveur, il le sentait aux coups de genoux de moins en moins discrets de Donovan, mais c’était trop tentant pour ne pas en profiter.
— Tu te trouvais plus libre au Palais Immaculé, Thibault ? s’enquit Phoebus.
La question piège. S’il disait oui, il ne pourrait pas ressortir de cette fichue cellule. S’il disait non, il aurait du mal à faire comprendre pourquoi il estimait que Solène ne devait pas être la cible de leurs attaques.
— Je ne sais pas. Pour le moment, je dirais que oui, j’étais plus libre. Je n’ai jamais été enfermé dans une pièce pendant plus d’un mois, quand j’étais là-bas. Je ne pouvais pas exactement partir, mais ma cage était certainement plus grande.
— Vraiment, Thibault ? C’est amusant, parce qu’on discerne encore les contours du collier qu’ils ont attaché à ton cou pendant dix ans. Était-elle si grande, cette cage ?
Une désagréable sensation de chaleur s’empara de lui, provoquant un picotement déplaisant sur ses joues. Il affronta le sourire en coin du chef de Diane, puis finit par baisser les yeux. Lentement, il leva la main, d’un geste à demi-conscient, et caressa du bout du doigt l’endroit où s’était trouvé le collier. Il l’avait vu sur Gabi, quand on lui avait enlevé le sien. Cette peau plus lisse et plus pâle, enfermée depuis trop longtemps sous le métal. Il ne pouvait pas répondre. Il ne pouvait pas dire que depuis le mariage de Solène, il avait quitté le sien bien souvent. Qu’il était resté volontairement esclave. Il ne pouvait pas dire qu’il avait partagé la couche de l’impératrice pendant des années, et que son héritier était peut-être le sien. Un spasme nerveux agita ses lèvres une seconde. Qu’aurait pensé Lison, en sachant que le jeune futur empereur était peut-être son neveu ? Il lui lança un regard en coin. Elle l’observait elle aussi, la bouche entrouverte, penchée vers lui comme si elle avait voulu lire dans ses pensées. Il lui adressa un grand sourire. Voilà, maintenant elle avait l’air confuse. C’était mieux. En abaissant la main, les yeux de Thibault rencontrèrent le tatouage sur son poignet. Il le désigna à Phoebus.
— Et ça, alors ?
— Ça, Thibault, c’est pour ta propre protection. Personne n’osera te faire du mal si tu portes ce tatouage.
Il se retint de lever les yeux au ciel. Le culot qu’avait cet homme.
— Qu’allez-vous faire de moi ? demanda-t-il finalement.
— Cela dépendra de toi. Nous ne te laisserons pas repartir au Sommet, pour ton propre bien, et le nôtre. Je ne te forcerai pas non plus à prendre part à nos activités, car je doute que tu sois convaincu du bien-fondé de Diane. Pour le moment, donc…
— Vous voulez vous en prendre à Solène.
Phoebus avait commencé à se redresser, et Thibault le coupa dans son élan. Il observa son visage sec et froid. L’homme reposa les bras sur la table devant lui et plongea son regard dans le sien.
— Oui, nous souhaitons la voir disparaître.
Thibault ignora le rugissement d’animal blessé que semblait émettre son cœur. Il inspira doucement, puis expira plus lentement encore.
— Vous vous trompez de cible. Solène a été tenue dans l’ignorance de tout ce qui compte pour vous. Elle ne sait pas comment vit son peuple, en bas.
— Alors qui devrait être la cible, selon toi, Thibault ? Rebecca ?
Thibault hésita. Rebecca, oui, elle avait pris davantage de décisions politiques que Solène ces dernières années, Gabi le lui avait bien assez dit. Mais il y avait quelqu’un d’autre, de tout indiqué, envers qui leur colère pourrait être commune.
— Seth Pluto, répondit-il nonchalamment.
C’était faire d’une pierre deux coups.
— Seth Pluto ? répéta lentement son interlocuteur.
— À ce jour, il est celui qui fait le lien entre l’impératrice et le Gouvernement, et son père est le ministre de l’économie. Il aspire lui-même à reprendre le poste, et probablement à devenir premier ministre, un jour. Il le sera, tôt ou tard. Il a une grande influence, et manipule Solène pour lui faire valider les projets de loi qui l’arrangent et assoir sa puissance au sein du Gouvernement.
Tant pis, il la ferait passer pour plus fragile qu’elle n’était. Mais si cela pouvait lui éviter d’être la cible des attaques terroristes…
— Je te remercie pour cette information, Thibault. Seth Pluto était déjà dans notre collimateur, mais ce que tu me dis confirme plusieurs théories.
— Vous savez que le peuple aime l’impératrice ? Vous ne gagneriez rien à l’abattre. Pas l’adhésion des étages supérieurs en tout cas.
— Peut-être. Peut-être bien, oui.
D’un coup, il se tourna, et fit un pas pour s’éloigner de la table. Lison, les sourcils éternellement froncés, observait encore son frère. Phoebus se dirigea alors vers elle et lui posa une main délicate sur l’épaule, puis jeta un dernier regard vers Thibault.
— Je te remercie d’avoir partagé ta vision des choses. Je t’autorise à quitter ta cellule désormais, mais toujours accompagné, et tu la regagneras chaque soir pour…
— Je pourrais…
Il hésita une seconde. L’homme paraissait surpris d’avoir été interrompu.
— Je pourrais voir l’extérieur ? risqua-t-il néanmoins.
C’était une envie sincère. Pas uniquement liée au besoin panique qu’il ressentait de quitter cet abominable endroit, mais il s’était habitué, au Sommet, à passer de longues journées en extérieur, et tous ces murs gris le rendaient malade.
— Pas pour le moment. Mais ce sera la prochaine étape, si je juge ton comportement irréprochable.
— Irréprochable ?
Thibault eut un rictus, mais il acquiesça. De la diplomatie. Il regagnerait sa liberté pas à pas. Lison se leva à son tour, et sans ajouter un mot à l’attention de ses frères ou de sa sœur, quitta la pièce en compagnie de Phoebus.
Me revoilà !!!! Enfinnnnn !!! J'avais trop hâte de reprendre ma lecture !!
J'a retrouvé avec plaisir Delos et ses personnages (= Chapitre très intéressant, qui permet de découvrir ce fameux chef, Phoebus. Il est plus austère que ce que j'avais pu imaginer, très calme. Une introduction plutôt sobre mais je pense que ce personnage a encore beaucoup à nous montrer.
C'est intéressant de voir Thibault jouer subtilement entre ses convictions et ses doutes, a tenir un discours crédible mais sans complètement trahir ce qu'il pense. Vraiment intéressant, j'ai été happé par les dialogues et je n'ai pas vu le chapitre passer. Assez drôle de le voir mettre Seth dans le collimateur xD Effectivement, d'une pierre deux coups...
Le paragraphe sur les page est intéressant, on sent un fort parallèle avec notre univers xD Et en même temps c'est crédible dans le contexte de Délos.
Bon, maintenant que Thibault commence à ressortir, je sens qu'on va repartir assez vite en pleine action... Hâte de la suite !!
Mes remarques :
"Ses vêtements étaient sales, mais il continuait de les porter. C’était sa seule possession le raccrochant au Sommet." suggestion de tournure -> Il continuait de porter ses vêtements sales : c'était sa seule ...
"les mets les plus délicats qui se faisaient à Délos." -> de Délos ? (pour alléger d'un verbe)
"et une chemise trop grande pour lui." couper le pour lui ?
Je continue !
Merci d'être revenu hihi
Oui cette première rencontre avec Phoebus est plutôt tranquille. Faut pas dévoiler l'animal trop tôt !
Quant à Thibault... Un poil pragmatique concernant Seth, pas forcément très honorable, mais hé, c'est Thibault hein. Ceci dit en effet il commence ici à réfléchir pour, peut-être pas la toute première fois, mais il réalise que les choses sont sérieuses !
Merci pour le parallèle sur les pages et notre monde ! C'est directement inspirés de notre monde, j'ai travaillé quelques temps dans une banque et voilà d'où vient l'analyse ^^
« Thibault avait la bouche entrouverte et observait fixement le plafond. » -> ça lui va si bien, niark niark
Sacrée dégringolade pour le garçon. Tu transmets bien son désarroi.
L'étau se resserre autour des gens en marge, avec ce problème des espèces. Ça me rappelle la Norvège, je crois, qui a dû forcer ses banques et ses commerçants à maintenir le paiement en espèces. Les mêmes directives ont été passées en France, pour limiter l'exclusion. Bien pensé !
« Son peuple se meurt, et elle joue à la dinette avec ses prisonniers ? » Mouahahah !
« Seth Pluto » -> mais ouiiiii ! Jalousie, quand tu nous tiens. Quoiqu'il doit tenir le Premier ministre dans la paume de sa main.
Peccadilles :
S’il avait su que lors de son premier jour de liberté, il -> que, lors (ou aucune virgule)
dans sa tête -> supprimer ?
prit ses jambes -> pris
mais la claque était synonyme d’une inquiétude réelle -> mmmh… plutôt « traduisait » ?
n’était plus là après le mariage -> n'avait plus été ?
Je suis contente que tu aies ressenti un effet de chapitre pivot ! On arrive en effet sur une période plus sérieuse. Je n'en dis pas plus parce que je suis à un doigt du spoil.
Pour la partie sur les espèces, pour l'anecdote, j'ai travaillé deux ans en banque ^^
Il y a toujours eu des rumeurs comme quoi l'espèce allait finir par disparaître, une réflexion résumée succinctement ici, inspirée de discussions à ce sujet, que j'ai pu avoir avec mes collègues ou mes clients. Je suis ravie que ça t'ait plu !
De manière générale, le thème de l'argent est assez présent dans le roman. Je me suis pas mal inspirée de cette expérience professionnelle en vérité (et des traumatismes qui y sont liés mouhaha).
Merci encore une fois pour tes corrections ! :D
Bon chapitre ou on apprend de plus en pus de choses et surtout ou l'on rencontre " Le boss". Je dois dire que j'ai bien aimé ce personnage. la description que tu en fais et le caractère mesuré qu'il semble avoir colle parfaitement.
Lison aussi est très bien construite et on comprends très vite qu'elle a des idées extrêmes. Thibault se pose la question de savoir comment elle réagirait si elle savait pour son fils et je dois dire que je pose la même question. =)
J'ai noté que durant son entretien avec Phoebus, Thibault ne parle pas du tout de Gabriel. Alors la je suis un peu septique. Comment se fait il que Diane ne soit pas au courant de son existence et du lien qu'il entretient avec Thibault. Ils devraient au moins savoir qu'il ont vécu au sommet ensemble pendant plusieurs années via les médias ou via Tobias. Et même si ils ne le savent pas ( que qui parait improbable). Ils devraient au moins faire le rapprochement. Tu dis dans ce chapitre que les médias se sont assurés de bien liés Gabriel et Rebecca. Ils devraient avoir deviné que Gabriel et Thibault était en contact permanent. Je ne sais pas ce que tu en pense mais ca me parait gros que Diane soit passé à côté de ca.
Sinon ton histoire est toujours très agréable à lire, peu être un peu moins palpitante durant ces derniers chapitres mais ce qui se comprends d'un point de vue scénaristique. ;)
J'ai vraiment hâte de connaitre le fin mot de l'histoire !
A bientôt !
Merci de ton nouveau retour ! Qui m'a un peu surprise xD
Alors oui en effet, Thibault décide de ne pas parler de Gabriel. Je l'ai bien précisé "Le seul détail absent, Gabi. Il n’existerait pas dans son histoire.". Pourquoi Thibault fait ce choix : il y a un côté un peu irrationnel. Il comprend que Lison en veut à ce à quoi il s'est attaché pendant dix ans, et Gabriel arrivant dans ces "choses" c'est une manière de le protéger. Là, il ne faut pas chercher de logique, c'est un choix personnel.
Maintenant par contre, par rapport à cette question : "Comment se fait il que Diane ne soit pas au courant de son existence et du lien qu'il entretient avec Thibault." -> mais est-ce que le personnage de Gabriel a de l'importance, pour Diane ?
Si pour nous, du point de vue de l'histoire, Thibault et Gabriel sont des personnages principaux, aux yeux de Phoebus en revanche, ils sont très secondaires : ce sont des esclaves. Si Thibault a un intérêt du fait qu'il soit le frère de Lison, Gabriel, lui n'en a aucun. C'est l'esclave de Rebecca, qui elle, est capitale aux yeux de Diane, mais c'est tout. Gabriel n'est personne pour eux. Ou plutôt, ils n'ont aucune idée de son importance, puisqu'il se résume, via les médias, à être le gentil petit esclave un peu mystérieux qui suit Rebecca partout. Pourquoi Phoebus serait-il intéressé par Gabriel et sa relation avec Thibault ?
Ensuite... Comment Diane aurait-il connaissance de sa relation avec Thibault ?
Gabriel et Rebecca sont liés parce que Rebecca l'emmenait souvent à l'extérieur, alors même qu'elle était pourchassées par les journalistes.
Thibault, de son côté, est assez peu sorti du Sommet pendant dix ans, et les fois où c'est arrivé, ce n'était pas en tête à tête avec Gabi, mais avec Solène. En outre, il n'y avait pas de caméra au Sommet, donc ce qui s'y passait se passait dans le secret.
Quant à Tobias, durant leurs retrouvailles, il indique à Thibault qu'il a évité de parler de tout ce qui était trop personnel (comprendre les relations de Thibault avec les autres ; et en plus ça faisait cinq ans qu'il avait quitté le Sommet et n'a pas vu la relation Thibaut/Gabi évoluer vers autre chose).
J'espère que ça répond à ta question du pourquoi Diane ne s'intéresse pas à Gabi :)
Pour le reste, je pense que les palpitations vont bientôt revenir haha
Enfin j'espère, mais j'aurais tendance à croire que oui. Tu me diras ^^
À bientôt !