Il existe une loi immuable du management moderne : même les machines finissent par tomber en panne. La différence, c'est qu'elles, au moins, ont droit à la maintenance préventive.
InnovCorp, Paris, 2045. Le bureau de Farid occupe désormais tout le dernier étage de la tour, là où Arnaud de Montferrand rebondissait autrefois sur son ballon de yoga connecté. L'ancien PDG a pris sa retraite l'année dernière, laissant les rênes à son "meilleur élément". Une passation de pouvoir aussi lisse qu'une présentation PowerPoint, aussi froide qu'un KPI trimestriel.
À 44 ans, Farid contemple son royaume de verre et d'acier. Les écrans qui tapissent les murs diffusent en temps réel les performances de ses équipes. Des courbes, des graphiques, des dashboards qui clignotent comme le monitoring d'un patient en soins intensifs. Le patient, c'est lui.
"Monsieur le Directeur Général", annonce son assistant holographique, "votre coach en méditation quantique est arrivé."
Farid acquiesce machinalement. Depuis son premier burn-out, six mois plus tôt, le conseil d'administration a insisté pour qu'il "prenne soin de son capital humain". Traduisez : éviter qu'il ne claque en pleine réunion stratégique. Mauvais pour l'image, la productivité, le cours de l'action.
L'assistant holographique se matérialise, aussi translucide que les promesses du développement personnel corporate.
"Vous avez également un message de votre fils, Rayan. Dois-je l'archiver dans le dossier 'Relations familiales - Traitement différé' ?"
Rayan. 17 ans maintenant. Un an que Farid ne l'a pas vu. Leurs seuls contacts se limitent à des hologrammes asynchrones, des messages vocaux sans réponse. La dernière fois, c'était à l'enterrement de sa mère. Une cérémonie expédiée entre deux calls avec Shanghai. Il était reparti le soir même, prétextant une "urgence business critique".
"Archive", ordonne Farid. Le message rejoint les centaines d'autres, empilés comme des cadavres numériques dans les serveurs d'InnovCorp.
Le coach en méditation quantique entre, tout en sourires calibrés et en postures étudiées. Un certain Kevin, ancien trader reconverti dans le "bien-être disruptif". Son pitch : transformer le stress en performance, la souffrance en excellence opérationnelle.
"Aujourd'hui", annonce Kevin en installant ses capteurs neuronaux, "nous allons travailler sur votre résilience émotionnelle. J'ai développé une nouvelle technique : le mindful cost-killing."
Farid s'installe dans son fauteuil ergonomique à 12 000 euros. Les électrodes se collent à ses tempes, commencent à scanner son activité cérébrale. Sur l'écran mural, des graphiques analysent en temps réel son niveau de stress, sa tension artérielle, son taux de cortisol.
"Respirez profondément", susurre Kevin. "Visualisez votre anxiété comme un centre de coûts à optimiser..."
Un mouvement attire l'attention de Farid. Dans le coin de son bureau, une silhouette familière se dessine. Karim. Mais pas le Karim d'aujourd'hui - celui d'il y a quinze ans, quand ils refaisaient encore le monde entre deux cours à l'ENSMI. À ses côtés, une version plus jeune de Farid, le regard brillant d'idéaux pas encore trahis.
"Ferme les yeux et laisse ton esprit dériver vers un état de pleine conscience performative", continue Kevin, inconscient de l'apparition.
Le jeune Farid s'approche du bureau. "Alors c'est ça le grand rêve ? Une cage en verre avec vue sur le vide ?"
"Silence", siffle Farid entre ses dents.
"Pardon ?" Kevin ouvre un œil, perturbé dans sa liturgie zen. "Un problème avec la visualisation ?"
"Non, continuez." Les capteurs s'affolent, détectant une montée de stress inexpliquée.
Karim s'avance à son tour. "Tu te souviens ce qu'on disait à l'époque ? Qu'on changerait le système de l'intérieur ? Belle performance, vraiment. Tu l'as tellement changé que tu es devenu son meilleur soldat."
"Vos constantes sont instables", s'inquiète Kevin. "Peut-être devrions-nous passer à la phase de recalibrage énergétique..."
Sur l'écran mural, une notification clignote : "Trending Topic sur TikTok : 'Le Manager de Glace - enquête sur les méthodes de Farid Benmokhtar'. 2 millions de vues en 3 heures."
"Un bad buzz en formation", analyse froidement son IA de réputation. "Plusieurs employés témoignent anonymement. Ils vous surnomment 'Le Terminator du tertiaire'. Les actions InnovCorp sont en baisse de 2,3%."
Le jeune Farid éclate d'un rire sans joie. "Terminator ? Sérieux ? On visait Che Guevara et on finit en Arnold Schwarzenegger corporate."
"Monsieur", intervient Kevin, son assurance de gourou new age légèrement ébranlée, "vos ondes cérébrales indiquent un niveau de stress critique. Je suggère une séance d'urgence de yoga quantique..."
"Dehors", coupe Farid. "Tous dehors."
"Mais votre programme de wellness transformationnel..."
"DEHORS !"
Kevin s'éclipse, ses capteurs neuronaux sous le bras, laissant Farid seul avec ses fantômes. Enfin, presque seul.
"Tu sais ce qui est le plus drôle ?", lance Karim en s'asseyant sur le bord du bureau. "Leïla avait raison depuis le début. Elle a vu la machine que tu deviendrais avant même que tu ne commences ta transformation. C'est pour ça qu'elle est partie. C'est pour ça qu'elle a choisi Ahmed."
Le Neural-Phone de Farid vibre. Une photo apparaît : Leïla et Ahmed à la remise des diplômes de leur association. Rayan est avec eux, souriant, épanoui. Une vraie famille. Pas un hologramme de bonheur corporate.
Le jeune Farid s'approche de la baie vitrée, contemple Paris qui s'étend à ses pieds. "Tu te souviens quand on rêvait de cette vue ? On pensait qu'on verrait le monde différemment d'ici-haut. En fait, on ne voit plus rien du tout."
L'IA personnelle de Farid continue son rapport, imperturbable. "L'article TikTok met en avant vos techniques de management. Citations : 'Il a transformé le burnout en méthodologie', 'Plus froid qu'un algorithme de licenciement', 'Il optimise même ses moments de compassion'."
Karim secoue la tête. "Ta mère aurait adoré ces commentaires. Elle qui passait son temps à dire que tu finirais par perdre ton âme à force de la fragmenter en parts de marché."
Sa mère. Un an déjà. L'enterrement expédié entre deux vidéoconférences. Le couscous qui refroidit dans la cuisine pendant qu'il répondait à des mails "urgents". Son dernier regard, déçu mais pas surpris, comme si elle avait toujours su que son fils finirait par préférer les chiffres aux êtres humains.
"Monsieur le Directeur", intervient l'assistant holographique, "votre coach en résilience émotionnelle suggère une retraite mindfulness d'urgence. Dois-je bloquer votre agenda ?"
"Bloquez ce que vous voulez", répond Farid en fixant toujours ses doubles spectraux. "De toute façon, mon agenda est aussi vide que ma vie."
"Super réplique", commente le jeune Farid. "Un peu mélodramatique, mais ça fait son effet. Tu l'as apprise en formation 'Storytelling pour Leaders' ou c'est ton coach en authenticité qui te l'a soufflée ?"
"Programme 'Management Empathique' lancé", annonce l'IA. "Activation du protocole anti-burn-out. Phase 1 : Régulation émotionnelle corporative."
Une musique zen envahit le bureau. Les stores se baissent automatiquement, plongeant la pièce dans une pénombre calculée pour "optimiser la sérotonine managériale".
"Magnifique", ricane Karim. "Même ta dépression est digitalisée. Tu as un KPI pour mesurer ton taux de désespoir ou c'est encore en phase de développement ?"
Sur les écrans muraux défilent les derniers messages de Rayan : "Papa, t'as vu l'article ?", "On peut en parler ?", "Réponds, pour une fois..."
Dans son bureau de Casablanca, Noureddine fixe son écran, les doigts suspendus au-dessus du clavier. Leïla entre sans frapper, une tasse de thé à la main.
"Alors, tu l'as fait craquer ?", demande-t-elle en s'asseyant sur le bord du bureau.
"Non", soupire Noureddine. "Il résiste. Même confronté à ses fantômes, même face au souvenir de ta mère, il s'accroche à son personnage."
"Normal", dit Leïla. "Tu crois vraiment qu'il suffit de quelques apparitions et d'un bad buzz pour démolir quinze ans de conditionnement corporate ? Il a transformé le déni en art martial."
Sur l'écran, Farid continue son dialogue avec ses spectres. L'IA tente désespérément de réguler ses constantes vitales pendant que le jeune Farid et Karim le narguent avec leurs vérités dérangeantes.
"Je pourrais le sauver, tu sais", murmure Noureddine. "Un plot twist, une épiphanie soudaine, une rédemption..."
"N'y pense même pas", coupe Leïla. "Ce serait trahir l'histoire. Farid a choisi sa voie. Il préfère s'autodétruire en première classe plutôt que d'admettre son erreur."
"L'ironie", poursuit Leïla en sirotant son thé, "c'est qu'il croit encore contrôler quelque chose. Comme si son burn-out était juste un autre projet à manager."
Dans le bureau vitré de Farid, l'IA poursuit sa tentative de stabilisation : "Activation du protocole Wellness Premium. Injection de luminothérapie managériale. Recommandation : séance d'urgence de méditation disruptive."
"J'aurai pu lui écrire une autre fin", insiste Noureddine. "Une prise de conscience, un retour aux sources..."
"Pour quoi faire ? Lui offrir une rédemption facile ? Le transformer en conte moral pour cadres en quête de sens ?" Leïla secoue la tête. "Non. Laisse-le suivre sa trajectoire jusqu'au bout. C'est ce qu'il a toujours voulu, après tout. Être le meilleur, même dans sa chute."
Sur l'écran, le jeune Farid et Karim commencent à s'estomper, leurs silhouettes devenant aussi transparentes que les promesses d'un consultant en transformation digitale.
Leïla se lève, s'approche de la fenêtre. En contrebas, Casablanca s'éveille doucement, bien loin des tours glacées de la Défense.
"Tu sais ce qui est vraiment triste ?", dit-elle. "Ce n'est même pas une tragédie. Juste une banale histoire de notre temps. Un type brillant qui devient ce qu'il détestait, qui optimise sa propre destruction avec l'efficacité d'un tableau Excel."
Dans son bureau parisien, Farid reste seul. Les fantômes sont partis. L'IA continue son monologue de bien-être algorithmique. Sur les écrans, le bad buzz enfle, les actions chutent, les messages de Rayan s'accumulent.
"Dois-je programmer une séance d'harmonisation quantique pour demain ?", suggère l'assistant holographique.
"Non", répond Farid. "Prépare-moi plutôt le dossier sur la restructuration de la filiale allemande. Et lance le protocole de gestion de crise médiatique."
"C'est tout ?", demande Noureddine, les yeux rivés sur son écran.
"C'est tout", confirme Leïla. "Pas de rédemption, pas de happy end. Juste la réalité froide d'un système qui dévore ses enfants, même les plus zélés."
L'empereur est nu, mais ses capteurs de bien-être corporate continuent d'optimiser sa nudité.
Je pense qu'il y a un petit problème de format au début du chapitre, il y a une redite ^^.
Sinon, alors je suis ton histoire depuis le début, en mode "Protocole Fantôme activé", ce qui n'est pas très bien, je le reconnais. Je crois que cette historie est trop réelle, et cela me faisait inconsciemment un peu peur de commenter ^^'. Je rattrape cela immédiatement. J'aime beaucoup ton style et ton intrigue, même si je trouve cela terrifiant.
J'ai une petite question (qui m'a poussé à commenter en fait). Tu vas vraiment le condamner? Il n'y a aucun espoir pour lui, même avec son fils? Est-il vraiment trop tard?
à bientôt!