Il existe un phénomène fascinant dans notre ère digitale : quand un empire s'effondre, c'est toujours en musique et en format vertical.
@CorporateBusters présente :
"La Chute du Dernier Manager"
En trending #1 depuis 48h
"Breaking news : Farid Benmokhtar, l'homme qui a transformé InnovCorp en usine à burn-out, fait actuellement l'expérience de ce qu'il appelle une 'optimisation de carrière non sollicitée'.
Sources internes : notre cher DG aurait été retrouvé ce matin en pleine crise de panique dans son bureau du 47ème étage, hurlant des KPIs à son reflet dans la vitre. Apparemment, même les IA de bien-être corporate ont abandonné tout espoir de le calmer.
Le conseil d'administration se réunit en urgence pendant que les actions plongent plus vite qu'un consultant en mission suicide. La question qui brûle toutes les lèvres : qui va gérer le burn-out de celui qui a industrialisé le burn-out ?"
"Update en direct : nos sources confirment que même son IA personnelle demande à être réaffectée à un manager 'plus humain'. On ne sait pas ce qui est le plus savoureux : que l'intelligence artificielle trouve Farid trop robotique, ou que les robots développent plus d'empathie que leur maître.
Flashback croustillant : il y a deux semaines, lors de sa dernière apparition publique, notre golden boy de la destruction massive déclarait encore : 'La fatigue est un concept dépassé. J'ai disrupté le sommeil comme j'ai disrupté le management.'
Plot twist : le sommeil contre-attaque, bestie.
Les langues se délient maintenant. Une armée d'ex-employés témoigne, tous plus traumatisés les uns que les autres. Mon préféré ? Cette ancienne DRH qui raconte comment Farid a tenté d'automatiser les entretiens de licenciement. 'Plus efficace, plus scalable', qu'il disait. L'IA a démissionné au bout de deux jours, invoquant une clause de conscience artificielle."
"Zoom sur les dernières 24h : trois crises de panique, deux tentatives de méditation quantique ratées, et un coaching en développement personnel qui s'est soldé par la fuite du coach en larmes. Apparemment, même les experts en résilience ont leurs limites.
Le plus ironique ? Les algorithmes de détection de burn-out qu'il a lui-même développés le classent désormais en 'code rouge critique'. L'arroseur arrosé version 2045.
Mais ce n'est pas tout ! Un leak de son agenda montre que notre workaholic modèle bloque maintenant des créneaux intitulés 'Dialogue avec mon moi d'avant' et 'Négociations avec mes hallucinations'. Les IA de la tour rapportent qu'il parle seul dans son bureau, se disputant avec des versions plus jeunes de lui-même. Meta.
Les actionnaires paniquent, les consultants en change management fuient, et même son assistant holographique demande un congé sabbatique. End of an era, comme on dit dans la Silicon Valley."
"Incroyable mais vrai : on a déterré une vidéo YouTube de 2024. Vous savez, cette plateforme préhistorique où les gens regardaient des tutos maquillage et des chats qui tombent. Pour les digital natives qui nous suivent : oui, avant TikTok, les vidéos duraient plus de trois minutes. L'horreur.
La pépite en question ? Notre Farid national, jeune diplômé, qui balance le discours le plus savage de l'histoire des remises de diplômes. La qualité est aussi pourrie que les effets spéciaux d'Avatar 1, mais le contenu... Chef's kiss.
Les commentaires d'époque sont un trésor d'archéologie numérique :
'Meilleur speech depuis Steve Jobs #Revolutionnaire'
'Ce mec va changer le game!!!'
'Enfin quelqu'un qui ose dire la vérité'
'Abonnez-vous à ma chaîne crypto'
Sans oublier le classique des commentaires YouTube : 'Premier !!!' Franchement, qu'est-ce qu'ils étaient cringe à l'époque."
"Le petit Farid de 2024 balance des vérités comme si c'était des punchlines. Extrait culte : 'Nous sommes la génération qui a appris à parler pendant des heures sans rien dire, à transformer le simple en compliqué, et à mettre des anglicismes partout.'
La vidéo est même catégorisée dans 'Humour' - c'était l'ancêtre des POV TikTok, quand on mettait encore des catégories aux contenus. Tellement 2024.
Les suggestions YouTube à côté sont délirantes :
'TOP 10 DES DISCOURS DE REMISE DE DIPLÔMES ÉPIQUES'
'COMMENT DEVENIR RICHE EN TRADANT DES NFT ???!!!'
'Ce stagiaire DÉMONTE son entreprise en direct !'
'Méditation pour managers stressés (8 heures de bruit de photocopieuse)'
Le meilleur ? La bio du compte qui a posté la vidéo : 'Karim_TheOudMaster - N'oublie pas de liker, commenter et t'abonner pour plus de contenu corporate révolutionnaire !'
On notera aussi la description de la vidéo : 'Mettez en HD pour une meilleure qualité' - comme si la HD de 2024 n'était pas pire que notre mode basique d'aujourd'hui."
"Mais revenons à notre crash test émotionnel en direct live. Les dernières rumeurs qui circulent dans la tour InnovCorp : notre Farid serait en plein 'recalibrage énergétique', comme ils disent dans leur novlangue aseptisée. À traduire par : effondrement nerveux premium, version executive.
Son équipe rapporte qu'il passe ses journées à fixer son reflet dans les baies vitrées du 47ème, probablement en train de calculer le ROI de sa propre descente aux enfers. Les capteurs de bien-être corporate qu'il a fait installer partout s'affolent tellement qu'ils demandent eux-mêmes leur mise en maintenance.
Pour ceux qui demandent la suite : non, on ne fera pas de live de son burn-out. Même nous, on a des limites éthiques. Et puis franchement, voir un manager pleurer sur son tableau Excel, c'est too much, même pour TikTok.
En attendant, un conseil pour nos viewers qui bossent encore chez InnovCorp : gardez précieusement vos badges. Dans quelques années, ils vaudront une fortune sur le marché des souvenirs corporate dystopiques.
Et comme dirait le jeune Farid de 2024 : 'On nous a promis qu'on allait changer le monde. On ne précisait juste pas en quoi.'"
"Pour ceux qui veulent la suite de cette masterclass en autodestruction corporate, rendez-vous sur mon prochain live : 'Comment transformer votre burn-out en opportunité de contenu viral.'
En attendant, n'oubliez pas que cette vidéo est sponsorisée par BurnOutDetector™, l'app qui prédit votre effondrement nerveux avant même que vous ne craquiez. Utilisez le code FARID pour -20% sur votre premier diagnostic algorithmique.
Pour la conclusion, je laisse la parole au Farid de 2024 : 'Car nous sommes aussi la génération qui sait que le management bienveillant n'est qu'un oxymore bien pratique, que la disruption est souvent un synonyme de faire la même chose mais avec une app, et que l'intelligence artificielle ne remplacera jamais la bêtise naturelle.'
Spoiler alert : l'IA a fini par le remplacer quand même.
@CorporateBusters, out. Peace and KPIs."
Dans son bureau à Casablanca, Noureddine ferme son téléphone. La vidéo TikTok continue de tourner en boucle dans sa tête.
"Tu as vu ?", demande Leïla en entrant. "C'est devenu viral. Même Rayan me l'a envoyée."
"Étrange de voir sa chute résumée en format vertical avec une musique entraînante", répond Noureddine. "La tragédie à l'heure des réseaux sociaux."
"Tu trouves ça tragique ?" Leïla hausse un sourcil. "Moi je trouve ça presque... juste. Cette génération TikTok qu'il méprisait tant lui renvoie son propre cynisme en pleine figure."
"C'est pour ça que tu as accepté que je raconte cette partie de l'histoire ? Pour montrer comment même sa chute devient un produit de consommation digitale ?"
"Je crois surtout que c'est le seul langage qu'il comprend encore. Les métriques, l'audience, la performance... Même sa descente aux enfers doit être quantifiable."
Noureddine regarde par la fenêtre. "Tu sais ce qui est ironique ? Cette vidéo aura probablement plus d'impact que tous les articles sérieux sur ses méthodes de management."
Leïla s'assoit sur le bord du bureau, jouant distraitement avec un stylo.
"Le plus drôle, ou le plus triste, c'est que même face à ça, il ne changera pas. Il va probablement analyser les KPIs de sa propre humiliation virale. Calculer le taux d'engagement de son effondrement."
"Tu crois qu'il l'a vue ?"
"Bien sûr qu'il l'a vue. Il doit déjà avoir commandé trois études sur l'impact réputationnel et recruté une armée de consultants en gestion de crise digitale."
Noureddine tape quelques mots sur son clavier, puis s'arrête.
"Ce qui me fascine, c'est le contraste entre le Farid de la vidéo YouTube de 2024 et celui d'aujourd'hui. Comment on passe de pourfendeur du système à son plus ardent défenseur ?"
"Tu connais la réponse", répond Leïla. "C'est ce que tu décris depuis le début. Le système ne vous dévore pas d'un coup. Il vous grignote petit à petit, compromission après compromission, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien de vous."
"Quand je pense", poursuit Leïla, "qu'il va transformer même cette vidéo en opportunité d'amélioration continue. 'Comment optimiser son bad buzz', 'Les best practices de la gestion de crise sur TikTok'..."
"Tu es dure."
"Non, lucide. J'ai été aux premières loges de sa transformation, tu te souviens ? J'ai vu chaque étape de sa métamorphose. De jeune idéaliste à machine corporate. Et tu sais quoi ? Même là, même maintenant, il pense avoir raison."
Noureddine fait défiler les commentaires sous la vidéo. Des milliers de réactions, de memes, de parodies.
"C'est étrange d'écrire sur quelqu'un qui est en train de tomber en temps réel."
"Tu préférerais lui offrir une rédemption ? Un beau moment de prise de conscience où il réalise ses erreurs ?" Leïla secoue la tête. "Ce serait trahir la vérité. Farid ne changera pas. Il va juste... s'adapter. Comme toujours."
"D'ailleurs", ajoute Leïla en regardant l'écran de Noureddine, "tu as vu les réactions des autres anciens de l'ENSMI sous la vidéo ? Tous ces 'Je l'avais dit', ces 'On voyait venir'... La mémoire est sélective. À l'époque, ils l'admiraient tous."
"Comme ils admirent maintenant ceux qui prennent sa place", murmure Noureddine. "Le cycle continue."
"Tu sais ce que m'a dit Rayan en voyant la vidéo ?" Leïla marque une pause. "Il a dit : 'Au moins, mon père reste performant jusqu'au bout. Même son effondrement fait du buzz.' C'est peut-être ça, la vraie tragédie."
"Le fils qui analyse son père avec les outils que le père lui a légués malgré lui."
"Exactement. L'héritage toxique de toute une génération." Leïla se lève. "Bon, je te laisse écrire la suite. N'essaie pas de le sauver, d'accord ? Certaines chutes doivent aller jusqu'au bout."
"Il te reste de la compassion pour lui ?" demande Noureddine.
"De la compassion ?" Leïla s'arrête à la porte, méditative. "Non. De la fascination, peut-être. C'est comme regarder un accident au ralenti. Tu sais que ça va mal finir, mais tu ne peux pas détourner les yeux."
"Et Rayan ? Il doit bien ressentir quelque chose en voyant son père s'effondrer publiquement comme ça ?"
"Rayan a appris à analyser les émotions comme son père analysait les KPIs. C'est devenu un business pour lui. L'algorithme qu'il développe pour sa start-up... tu sais d'où vient l'idée ?"
"Non ?"
"De son absence de relation avec Farid. Il a transformé son traumatisme en opportunité commerciale. Tel père, tel fils, d'une certaine façon."
Noureddine se tourne vers son écran, où la vidéo TikTok continue de tourner en sourdine.
"Donc c'est ça la suite ? On le regarde couler en format vertical, avec une musique entraînante en fond ?"
"C'est le monde qu'il a contribué à créer", répond Leïla. "Où même la souffrance doit être packagée, marketée, optimisée pour les algorithmes. Il ne peut pas se plaindre du monstre qu'il a nourri."
"Tu crois que quelqu'un va l'aider ?"
"À quoi faire ? À rebondir ? À faire son 'comeback' ? Il trouvera bien un Ted Talk à donner sur 'Comment j'ai transformé mon burn-out en opportunité de croissance'. Ou il écrira un livre sur 'Le management conscient post-traumatique'. Il y a toujours un marché pour ça."
Noureddine regarde les vues qui s'accumulent sous la vidéo. Des millions de clics, de partages, de commentaires.
"C'est peut-être ça la vraie violence de notre époque. Même la chute doit être rentable."
"Tu sais ce qui est vraiment ironique ?", lance Leïla avant de sortir. "Cette vidéo va probablement générer plus d'engagement que toutes ses présentations PowerPoint réunies. Finalement, il aura réussi son dernier KPI."
Leïla s'arrête une dernière fois à la porte.
"Au fait, Noureddine. Tu devrais regarder les commentaires sous la version longue de la vidéo."
"Pourquoi ?"
"Il y en a un qui dit : 'Le plus flippant, c'est qu'on est tous un peu comme lui. En train de commenter sa chute pendant nos pauses café, entre deux réunions Zoom.' C'est signé 'Un écrivain en reconversion qui se reconnaît trop dans cette histoire'..."
Noureddine fixe son écran, soudain mal à l'aise.
"Je ne vois pas le rapport."
"Vraiment ? Toi qui écris sur la dérive du système tout en continuant à y participer ? Qui dénonces le corporate bullshit tout en étant un rouage des plus machiavélique ?"
Elle sort, laissant Noureddine seul face à son reflet dans l'écran noir.
L'empereur est nu, et même ceux qui décrivent sa nudité portent des habits cousus par le même système.