Alors que le vent nocturne sifflait le long de leur coche, Lyne remercia mentalement son équipier d’en avoir demandé un pour la soirée. Assis devant elle, il discutait avec Trisron des invités qu’ils devaient rencontrer et passait de temps à autre la main dans ses cheveux fraîchement coupés. Avec sa nouvelle coiffure, sa veste en soie violette et son fard assorti, il était l’opposé du mercenaire avec lequel elle avait chevauché ces vingt derniers jours. Cela ne l’inquiétait pas. Quelle que soit son apparence, elle savait qu’il resterait le même. D’ailleurs, elle aussi dénotait avec celle qu’elle était la veille. D’une part grâce à la prestance de son armure d’argent. D’autre part, parce que, en se rappelant du regard que lui avait lancé Soreth dans le bureau royal, elle avait décidé de se maquiller davantage. La tentative avait porté ses fruits. Non seulement Trisron lui avait fait l’honneur d’un compliment qui ne ressemblait pas à une insulte, mais en plus son équipier faisait tout ce qu’il pouvait pour ne pas la fixer trop longuement. Sa gêne permettait à sa protectrice de l’observer furtivement tandis qu’il parlait avec le diplomate, mais lui donnait surtout la motivation dont elle avait besoin pour supporter la soirée. Elle se sentait prête à soulever des montagnes lorsqu’il était à ses côtés. Alors, elle résisterait bien à quelques bourgeois mal éduqués.
Quand leur voiture s’arrêta, Lyne descendit la première afin d’inspecter les environs. Même si Trisron avait garanti que la fête serait l’un des endroits les plus surveillés de Hauteroche, elle préférait se montrer trop zélée que pas assez. La demeure de Darsham était moins grande que l’ambassade, mais bien plus somptueuse. Des statues de bronze bordaient la route par laquelle ils étaient arrivés, et une fontaine, composée de trois nymphes en marbre, décorait la cour spacieuse où ils se trouvaient. Autour d’eux, des domestiques en livrée s’affairaient à accueillir les convives, garant leur calèche un peu plus loin et les invitant à emprunter un chemin de pierre blanche à travers une roseraie, dans laquelle étaient accrochés des lampions orangés, jusqu’à un édifice lumineux où s’élevait une musique festive. Comme de nombreux gardes patrouillaient dans les alentours, Lyne supposa qu’il n’y avait aucun danger et informa les nobles qu’ils pouvaient sortir. Deux servantes se précipitèrent aussitôt au pied de leur voiture, obligeant la guerrière à reculer pour les laisser faire.
Guidés par une adolescente en robe dorée, les trois erelliens franchirent ensuite un tunnel de rose, où bourgeonnait un printemps lointain, arrivèrent devant le bâtiment des festivités, orné de colonnes torsadées, et entrèrent dans sa pièce principale, déjà remplie par une centaine d’invités.
Impressionnée par la splendeur de la salle, Lyne oublia un instant ses angoisses et sa mission tandis que ses yeux essayaient d’embrasser la complexité des lieux. Du sol de marbre bleu étoilé au plafond de bois sculpté avec précision, au milieu duquel s’affrontaient des armées imaginaires et méditaient des philosophes morts depuis des siècles, l’endroit rayonnait de la richesse de son propriétaire. Trois grands chandeliers en cristal pendaient au centre de la pièce. D’autres, en argent, étaient disposés entre les fenêtres et surplombaient des statues de personnages illustres. De chaque côté de la salle, deux somptueux miroirs aux bordures ciselées la prolongeaient faussement, transformant son immensité en démesure, et réfléchissaient pour l’un des tables couvertes de hors-d’œuvre variés, pour l’autre six habiles musiciens.
Une domestique vérifia leurs invitations puis, non sans une certaine fierté, annonça l’arrivée du prince Soreth d’Erellie. Les conversations se turent instantanément et tous les yeux se tournèrent vers le jeune homme. Il répondit par un salut assuré et, tandis que Lyne essayait de se tenir droite et de ne pas se faire remarquer, déclara d’une voix posée.
— Bonjour à tous et à toutes. Merci de m’accueillir dans votre magnifique ville. C’est toujours un plaisir pour moi de la visiter, et je suis sûr que nous discuterons dans les jours à venir de comment nous pouvons continuer à l’embellir. En attendant, permettez-moi de vous souhaiter une excellente fête.
Un murmure approbateur parcourut les convives, puis le brouhaha des conversations reprit. Du coin de l’œil, la prétorienne vit approcher un homme à la peau mate. Elle hésita à le bloquer, puis supposa à l’opulence de son costume qu’il s’agissait du propriétaire des lieux et le laissa s’arrêter devant eux. Il portait une magnifique tunique en soie rouge et or, des bagues assorties, ainsi qu’un chapeau carré destiné à cacher son crâne dégarni. Pendant que ses yeux en amande dévisageaient ses nouveaux invités, il leur serra la main et les salua d’une voix affable.
— Bonsoir, Votre Altesse. Bienvenue dans mon humble demeure. Plus qu’un honneur, c’est un privilège de vous recevoir à ce petit banquet. J’espère que vous le trouverez à votre goût.
— Bonsoir, sire Darsham, et bon cinquantième anniversaire. Ne vous en faites pas, je suis persuadé que la fête sera à la hauteur de votre réputation.
— Vous me flattez, Votre Altesse. Par ailleurs, je tiens à nouveau à vous remercier pour votre venue dans notre cité. Il est rassurant de savoir que nos alliés ne nous ont pas oubliés en ces temps troublés.
Le prince acquiesça d’un air affable, puis son interlocuteur lui attrapa le bras et l’entraîna dans la foule.
— Nous discutions justement de cela avec mes amis. Ils adoreraient entendre votre avis. Vous avez bien quelques minutes à nous accorder.
— Bien entendu, répondit Soreth en adressant un regard désolé à sa protectrice, je vous suis.
Tandis que Darsham et le prétorien impuissant s’enfonçaient dans les invités, Trisron ricana à mi-voix.
— Eh bien, il ne lui aura pas fallu longtemps pour se l’accaparer.
Il se tourna vers Lyne, qui réalisait qu’elle se retrouvait seule au cœur d’une foule de riches bourgeois, et esquissa un sourire devant sa détresse.
— Ne vous inquiétez pas. Tout ira bien. Contentez-vous de ne menacer personne avec votre épée.
Sur la défensive, la guerrière souleva un sourcil sarcastique.
— Pas même vous ?
— Cela serait inutile. La violence ne vous ouvrira aucune porte ici.
— Ma foi, j’espérai plutôt vous en fermer.
Ils échangèrent un regard mauvais, puis le diplomate leva les yeux au ciel et se détourna de son interlocutrice. Celle-ci laissa échapper un soupir pendant qu’il s’éloignait. Travailler avec des gens comme Trisron n’était définitivement pas ce qu’elle préférait de son nouveau métier. Elle scruta ensuite la fête, se demandant comment aborder les inconnus qui l’entouraient, décida finalement de s’accorder un délai de réflexion, et contourna la piste de danse pour se diriger vers le buffet.
Rissoles au fromage, tourtes à la viande, papillotes de poisson, mistembecs au miel, pains d’épice chauds et fruits secs de couleurs variées s’étalaient sur une nappe blanche brodée aux initiales de Darsham. Lyne n’y toucha pas malgré les odeurs alléchantes, écœurée par tant d’extravagance. L’heure devait être au partage plutôt qu’au gaspillage. Elle se contenta donc d’une tartine de pâté et d’un verre de jus de pomme, qu’elle but en cherchant du regard un groupe moins pompeux que les autres.
Elle hésitait encore entre un attroupement de jeunes nobles et deux marchandes qui jugeaient sans retenue les invités, quand une voix amicale l’interpella.
— Vous avez une armure magnifique.
Elle se retourna, surprise, et se retrouva nez à nez avec un vieil homme au visage tanné par le temps. Il portait une barbe grise bien taillée et de longs cheveux cendrés lui tombaient dans le dos. Tandis qu’il inspectait la cuirasse de son interlocutrice, cette dernière lui rendit la pareille en essayant de deviner à quel grade correspondaient les épaulettes dorées qui paraient sa veste noire. Elle connaissait mal la hiérarchie de Hauteroche, mais supposait que le soldat avait été important, car diverses médailles parsemaient sa poitrine, et une épée en or à la poignée ciselée et au fourreau richement décoré était accrochée à sa ceinture. Afin d’éviter tout impair, elle inclina respectueusement la tête.
— Merci pour votre compliment, messire.
— Est-ce bien l’armure des gardes royaux erelliens ? continua le militaire en posant son verre vide et en en attrapant un autre. Je n’en avais pas vu une depuis des mois.
— Oui, je suis l’escorte du prince Soreth.
— Oh, ceci explique cela. Bienvenue à Hauteroche alors, dame… Comment vous appelez-vous déjà ?
— Lyne, messire.
Le vieux soldat haussa un sourcil intrigué.
— Seulement Lyne ? N’avez-vous pas un nom de famille ?
— Ma naissance ne me le permet pas.
— Diantre, voilà qui est surprenant pour une garde royale. Cela fait de vous un oiseau rare, je suppose.
— Le terme officiel est « bâtarde », corrigea l’intéressée avec humour, mais je préfère le vôtre. Puis-je à mon tour vous demander de vous présenter ?
Le militaire fronça un instant les sourcils, puis son visage s’illumina comme s’il venait de réaliser quelque chose, et il hocha la tête en s’exclamant.
— Par mes ancêtres ! Veuillez pardonner cette indélicatesse ! J’oublie parfois que tout le monde ne me connaît pas. Je suis Yllan Quarno, capitaine du quartier nord.
Les yeux de Lyne s’écarquillèrent de surprise, et elle serra les dents pour ne pas crier de joie. Elle était en train de discuter avec l’un des trois héros de Hauteroche. Elle n’en revenait pas.
— Capitaine Quarno, déclara-t-elle avec enthousiasme, c’est un honneur de vous rencontrer ! J’admire vos stratégies depuis des années ! Elles sont tellement brillantes. Je serai chanceuse d’avoir ne serait-ce qu’un quart de votre talent à ma mort.
Des trois capitaines encore en poste à avoir servi pendant la guerre, Yllan était le seul à avoir eu ce grade du début à la fin de celle-ci. Survivant à plusieurs tentatives d’assassinat durant le conflit, il avait conduit de nombreuses escarmouches victorieuses qui avaient usé les ressources et le moral de l’empire. S’il n’était pas aussi connu que Tolvan, son expérience, son humilité et sa persévérance l’avaient hissé au rang de figure historique. Aux yeux de la prétorienne, il était une légende vivante au même titre que Thescianne ou Lothin.
— Eh bien, s’amusa le vieux héros, si mes exploits inspirent même les gardes royaux, que puis-je demander de plus ?
Il laissa la question flotter dans l’air pendant qu’il terminait son verre, puis reprit d’une voix encourageante.
— Vous ne devriez toutefois pas vous dévaloriser. Je connais la réputation des vôtres. Je suis sûr que vous avez déjà bien plus d’un quart de mon talent.
— Merci beaucoup, fut tout ce que trouva à répondre Lyne tandis qu’elle triturait nerveusement son avant-bras.
Plus à l’aise qu’elle, Yllan se tourna vers le buffet pour attraper un morceau de pain d’épice.
— Je ne crois pas vous avoir vu à Hauteroche auparavant. Est-ce la première fois que vous venez ?
— Oui, jusqu’à maintenant je ne connaissais cet endroit que dans les livres d’histoires.
— Alors ce n’est pas si mal, reprit le soldat avec entrain, vous savez déjà que nous avons une architecture magnifique, un panorama sans pareil et des échoppes remplies des marchandises de tout le continent. Il ne vous reste plus qu’à découvrir nos beaux jardins et nos tavernes pittoresques, et vous aurez compris qu’il n’y a pas de meilleurs lieux pour vivre.
Il marqua une pause, comme pour réfléchir, puis son ardeur sembla s’estomper et il adressa une grimace déçue à la garde royale.
— Vous ne perdez par contre rien à ne pas connaître nos dockers brutaux et nos bourgeois couards. Les uns sont trop bornés pour réussir en politique. Les autres trop riches pour s’en soucier. La ville se porterait bien mieux si nous étions capables de communiquer comme avant, mais ce n’est qu’une vaine utopie. Leurs ancêtres doivent être bien tristes de les voir aussi sots qu’eux furent vaillants.
Après avoir entendu Yllan parler avec autant de passion, la prétorienne s’étonna de sa soudaine amertume. Curieuse de connaître le fond de sa pensée, elle le relança innocemment.
— Vous semblez avoir une piètre opinion des vôtres.
— Il faut dire que j’ai passé plus de quarante ans de ma vie à les côtoyer. Je me suis engagé pour protéger les miens, mais cela m’a conduit à fréquenter bien trop de crapules à mon goût.
— Il n’y a donc personne qui trouve grâce à vos yeux ?
— Si, concéda le vieux capitaine avant d’attraper un morceau de tourte, il y a bien quelques braves qui évitent à Hauteroche de devenir une ruine, et une partie des habitants et habitantes modestes n’ont rien fait pour mériter ce qui leur arrive. Tenez ! Vous voyez les hommes en train de parler là-bas ?
Il désigna d’un signe de la tête deux individus d’une quarantaine d’années. Sobrement vêtus malgré l’occasion, ils discutaient d’un air grave au pied d’une colonnade, indifférents aux mondanités qui les entouraient.
— Le brun s’appelle Meriamart et le blond Harien. Ils sont tous deux membres du conseil et je n’ai pas à me plaindre. Ils choisissent toujours la ville plutôt que leur bourse. C’est agréable de travailler avec eux.
Lyne acquiesça en les regardant, toutes les personnes puissantes de Hauteroche devaient se trouver à cette soirée, puis laissa par mégarde échapper ses pensées à voix haute.
— Dame Isyse n’est sans doute pas comme eux…
— Absolument ! J’ai d’ailleurs cru comprendre que vous en aviez eu un aperçu hier soir. Elle est aussi cupide et tordue que sa sœur est honnête et droite. Difficile d’imaginer qu’elles partagent le même sang. J’aimerais pouvoir la confronter plus souvent, mais elle est du genre à applaudir les idées de Darsham plutôt qu’à soumettre les siennes.
Les lèvres de la garde royale se retroussèrent aux propos du capitaine, il avait du goût en matière d’individus, puis elle l’écouta médire des invités tandis qu’il testait l’ensemble des hors-d’œuvre disposés sur la table. Sa fringale étonna Lyne, mais elle décida de ne pas lui en tenir rigueur, soulagée qu’il reste des conseillers intègres. D’autant que le vieux soldat cessait de temps à autre de râler pour lui donner des suggestions avisées ou échanger des anecdotes militaires. Constatant qu’aucune d’elles n’évoquait la dernière guerre, la prétorienne fit attention à éviter le sujet à son tour. En dépit de ses paroles acerbes, Yllan était de bonne humeur et elle n’avait pas envie que cela change.
Le héros finissait d’avaler une petite quiche aux algues, lorsqu’il désigna trois individus du menton, deux hommes et une femme, qui marchaient au milieu de la foule. Comme ils portaient des uniformes identiques au sien, même si la militaire avait troqué son pantalon contre une jupe courte et des chausses, Lyne supposa qu’il s’agissait de ses pairs. Il le confirma rapidement.
— Voici l’avenir de Hauteroche, nos jeunes capitaines.
Il indiqua la soldate au visage plat et cuivré, que ses cheveux noirs mi-longs et ses grands yeux bruns magnifiaient.
— Solveg est la plus récente. Elle a été nommée il y a moins de trois ans pour remplacer l’ancien responsable du quartier ouest. Elle a du talent, mais manque de sérieux, comme beaucoup d’enfants de riches. Une place de conseiller c’est trop de charge pour quelqu’un d’aussi frivole. Enfin, on a tous été jeunes. Elle s’amendera avec le temps.
Même si le capitaine parlait de sa consœur comme d’une adolescente plutôt que d’une égale, la garde royale le trouva moins sévère qu’avec d’autres bourgeois et supposa qu’il espérait vraiment la voir progresser.
— Elle est à peine plus vieille que moi, répondit-elle pour la soutenir, elle va s’améliorer.
Yllan hocha la tête en souriant, puis avala une poignée de fruits secs alors que la prétorienne détaillait les deux hommes, similaires dans leur attitude et physiquement opposés. L’un était un colosse blond aux cheveux courts, l’autre un petit soldat svelte à la peau brune et à la tignasse noire comme la nuit. Il émanait de lui une étrange tranquillité, qui n’était pas sans rappeler la puissance contenue d’Ecyne et de la nonchalance assurée de Soreth.
— Je suppose que ce sont les capitaines Jarrett et Tolvan qui discutent avec elle.
— C’est bien cela. Jarrett est à l’image de son physique, courageux, fort, et sans aucune subtilité. De temps à autre il faut une main ferme pour s’occuper de la ville. Il remplit le rôle à la perfection. C’est assez rare qu’un enfant succède à son père dans le conseil, mais il avait les atouts pour le faire. Je ne vous recommande par contre pas de plaisanter avec lui, il n’a pas beaucoup d’humour.
Il arrêta ses explications pour terminer une papillote, puis reprit tandis que la guerrière exultait silencieusement en pensant au dernier membre du groupe.
— Je n’ai pas grand-chose à dire sur Tolvan que tout le monde ne sache pas déjà. Cependant, soyez sûr qu’il a toutes les qualités qu’on lui prête, et même plus encore. Il est tellement droit que je doute que des Erelliens puissent s’en faire un ennemi, mais il n’hésiterait pas à coller votre prince en cellule s’il l’estimait dangereux. Alors, restez prudente.
Lyne opina du chef, quelque peu inquiétée par l’avertissement, puis tourna son regard vers le plus admiré des héros de Hauteroche. Si Yllan était une légende parmi les connaisseurs, Tolvan était pour sa part célèbre sur l’ensemble du continent. Il faisait partie de ces gens qui marquaient le destin des nations, et dont les exploits seraient narrés des siècles après leur mort. Jeune orphelin de quinze ans au début de la guerre, il avait servi moins d’une semaine dans l’avant-garde avant d’être envoyé en mission suicide avec son régiment. En étant le seul survivant de l’expédition victorieuse, il avait été porté aux nues par les conseillers, prêt à tout pour remonter le moral des militaires, qui l’avaient propulsé capitaine du quartier centre. Il ne s’était toutefois pas comporté comme la marionnette fantoche que le conseil espérait, et avait fait preuve d’un talent exceptionnel pour la stratégie et le commandement qui avait permis à la cité franche de tenir tête à l’empire jusqu’à ce qu’il batte en retraite. Par la suite, Tolvan avait travaillé avec un sérieux et une droiture sans égale, n’hésitant ni à conduire ses troupes au front ni à punir des marchands ou des politiciens malhonnêtes. Cela en avait fait l’individu le plus apprécié et le plus connu de Hauteroche. Il n’y avait rien d’étonnant à ce que l’enquête sur les meurtres lui soit confiée, mais Soreth avait raison de se demander pourquoi Mascarade ne craignait pas d’attirer son attention. Personne n’avait jamais vaincu le capitaine sur son territoire.
Penser à leur ennemi ramena Lyne à la réalité, et elle s’efforça d’ignorer le héros qui s’éloignait dans la foule pour se recentrer sur celui qui mangeait un morceau de fromage en face d’elle.
— Avez-vous avancé sur la destruction des silos ?
— Pas vraiment, grommela Yllan, et soyez sûr que les autres conseillers me le rappellent tous les jours.
— Je suis désolée. Cela ne doit pas être simple de supporter toutes ces insinuations.
— Bah, moi je suis trop vieux pour me laisser ennuyer par les ragots, mais ce n’est pas aussi facile pour la petite Keyne. Elle vient d’être nommée, et on l’accuse déjà d’avoir manqué à son devoir et mis la ville en danger.
— Ce n’est pourtant pas sa faute si les soldats sont partis.
— Les responsables du quartier cherchent une coupable, pas la vérité. Quant au conseil, il a trop peur de voir la situation dégénérer pour les faire taire.
Il laissa échapper un soupir et passa une main dans sa barbe.
— Si je veux l’aider, il faut que je retrouve ces satanés soldats.
— Pensez-vous y arriver ?
— J’ai envoyé des éclaireurs fouiller tous les villages alentour. Ils ne pourront pas fuir éternellement.
— Et, hasarda timidement Lyne, s’il s’agissait plus d’une attaque contre la ville que d’un oubli ?
Le silence retomba, et le front d’Yllan se plissa alors qu’il détaillait la prétorienne avec une attention nouvelle. Finalement, il esquissa un étrange sourire.
— Alors nous les démasquerons quand ils viendront s’écraser sur nous. Hauteroche ne perdra pas.
La guerrière hocha la tête en se demandant si c’était l’expérience ou la fierté qui faisait parler le capitaine, puis il reprit plus doucement.
— La plupart des nôtres n’envisagent pas encore cette option, mais je ne suis pas étonné que ce soit votre cas. Vous semblez plus vive que les autres.
— Merci, répondit la prétorienne en sentant la chaleur lui monter aux joues.
— Merci à vous d’avoir égayé ma soirée surtout. Et même si à mon grand regret je vais devoir vous abandonner, soyez sûre que votre compagnie est la plus agréable que j’ai eue depuis longtemps.
Bien que déçue d’apprendre le départ de son interlocuteur, la garde royale lui adressa un sourire satisfait.
— Il y a quelques heures, j’avais peur de me retrouver seule au milieu de cette foule. Je serais venu avec plus d’entrain si j’avais su que cela me permettrait de vous rencontrer.
— Voilà un sacré compliment, s’amusa le héros. J’espère que nous aurons l’occasion de nous revoir d’ici la fin de votre séjour. En attendant, n’hésitez pas si je peux faire quoi que ce soit pour vous ou votre prince.
— Je n’y manquerai pas !
Le vieux soldat lui adressa un dernier sourire, attrapa un morceau de pain d’épice, et lui tourna le dos pour s’enfoncer dans la foule. Tout en le regardant disparaître au milieu des conversations animées, Lyne décida qu’elle avait besoin de respirer un peu d’air frais. Sa rencontre avec le capitaine légendaire, couplée à l’atmosphère de la fête, lui donnait l’impression d’être en train de rêver. Elle devait remettre les pieds sur terre avant sa prochaine discussion.
Elle évita le balcon principal, rempli d’invités occupés à parler et admirer les jeux de lumière de la roseraie, et lui préféra l’arrière-cour tranquille, qui jouxtait à la fois la salle de bal et la cuisine. Constituée d’une surface de gravier opalin et d’un modeste jardin, cette dernière s’était retrouvée délaissée à cause du vent glacial qui la balayait sans répit.
Tandis que la fraîcheur nocturne ravivait ses sens, Lyne fit quelques pas dans la nuit et, un verre de sureau à la main, détailla le parterre de fleurs qui s’étalait devant elle. Elle en apprécia la composition malgré le piètre éclairage des lieux, notamment les couleurs rosées et blanches des hellébores et des perce-neiges qui venaient tout juste d’éclore. Elle porta ensuite sa coupe à ses lèvres, savourant le liquide pétillant en écoutant les bruits alentour se mélanger à la musique festive. Un carrosse passa dans la rue, puis un chien se mit à aboyer et, comme pour lui répondre, deux fêtards crièrent leur amour au monde. Leurs propos, qui impliquaient pêle-mêle le froid, les ânes, la lune, et au moins l’un de leurs pères, amusèrent la guerrière, qui se demanda s’ils se rendaient à l’anniversaire de Darsham ou s’ils étaient trop joyeux pour y rester. Elle cessa toutefois d’écouter leurs tirades extravagantes quand un bruit étouffé s’échappa d’un buisson de troène à proximité.
Soudainement intriguée, elle tourna la tête vers l’arbuste impeccablement taillé et scruta attentivement l’obscurité. Il ne se passa rien pendant long moment, puis elle crut apercevoir un bref mouvement dans l’ombre du persistant. Elle fit alors glisser son épée hors de son fourreau et s’approcha précautionneusement, tous ses sens à l’affût. Au premier pas, le gravier crissa sous ses bottes. Au second, un courant d’air glacial balaya la cour. Au troisième, une silhouette bondit sur elle.
La vitesse de son assaillante prit Lyne de court, et elle recula instinctivement alors qu’un choc métallique retentissait au niveau de sa cuissarde droite. Elle pivota sur elle-même pour envoyer sa jambe gauche en direction de son agresseuse, mais ne rencontra que le vide. Sa cible venait de rouler agilement pour la frapper au flanc. Elle dévia le coup au dernier moment, mais rata à nouveau sa riposte, gênée par l’obscurité et la dextérité de son adversaire.
Elles jouèrent ainsi au chat et à la souris durant plusieurs minutes. L’ombre tournant sans relâche autour de la guerrière tandis que celle-ci se défendait sans réussir à contre-attaquer. Avec sa tunique noire et sa lame peinte de la même couleur, l’assaillante de Lyne était quasiment indiscernable dans la pénombre, ce qui obligeait la prétorienne à se fier autant à ses sens qu’à son instinct pour rester en vie. Elle détourna d’ailleurs plus d’une fois l’épée de son adversaire juste avant qu’elle atteigne les failles de son armure, ce qui lui laissa supposer qu’elle n’affrontait pas une banale voleuse, mais une assassine expérimentée. Loin de l’effrayer, cette idée ne fit que renforcer sa détermination. Elle devait la neutraliser avant qu’elle s’en prenne à quelqu’un d’autre.
Heureusement, personne ne pouvait tenir le rythme de son assaillante sans s’épuiser, et celle-ci perdit peu à peu en vitesse et en réactivité. Moins fatiguée qu’elle, Lyne ralentit à son tour pour la mettre en confiance, continuant pendant plusieurs secondes de bloquer aux derniers moments et de rater ses ripostes. Lorsqu’elle fut finalement convaincue que l’assassine n’était plus en état de se battre, elle fit un pas en avant afin d’exposer son visage. Croyant saisir l’opportunité d’en finir, l’ombre exténuée se jeta dans son piège et frappa avec toutes les forces qu’il lui restait. La prétorienne esquiva l’attaque d’un mouvement sur le côté, envoyant simultanément son poing armuré dans le flanc droit de son adversaire. L’impact lui brisa les côtes dans un craquement sinistre et la projeta au milieu des fleurs. Lyne se dirigea aussitôt vers elle pour l’immobiliser, mais l’assassine se releva avant qu’elle ne la rejoigne et se mit à courir vers le mur de pierre qui séparait le jardin de la rue. La guerrière proféra un juron devant son obstination et s’élança à son tour.
Il lui fallut une poignée de secondes pour rattraper la fuyarde blessée. Toutefois, alors qu’elle s’apprêtait à lui sauter dessus, elle se retrouva soudainement propulsée en arrière, comme percutée par une main invisible. Elle retomba lourdement dans l’herbe, désarmée, le souffle coupé, une douleur intense au niveau du thorax, puis se remémora l’impact métallique qu’elle avait entendu, caractéristique d’une flèche heurtant une armure. Elle roula aussitôt sur elle-même, esquivant de justesse un trait destiné à sa tête, et se jeta derrière un vieux chêne en priant ses ancêtres.
Elle s’efforça d’y reprendre sa respiration, son cœur palpitant toujours douloureusement, et tendit l’oreille à l’affût du danger. Des murmures étouffés se réverbèrent au loin, puis deux individus passèrent d’un côté ou de l’autre du mur et le silence revint. Non pas un troublé par le brouhaha de la musique et des conversations, mais un pesant et lourd que rien n’osait déplacer. Seule au cœur de la nuit, collée autant qu’elle le pouvait à sa maigre protection d’écorce, Lyne dégaina discrètement sa dague. Tant qu’elle restait immobile, elle était à l’abri des tirs, mais cela n’empêcherait pas ses assaillants de venir la chercher. Dans ce cas, elle le leur ferait regretter.
Elle attendit ainsi durant ce qui lui sembla être une éternité, puis des bruits de course et de cotte de mailles brisèrent le silence, et cinq soldats déboulèrent dans la cour. Ils s’arrêtèrent en avisant les traces de lutte au milieu des fleurs et se déployèrent en ligne.
— Nous sommes l’armée de Hauteroche, cria l’un d’entre eux, ceci est notre unique sommation. Rendez-vous !
La prétorienne hésita à révéler sa cachette, elle n’avait pas oublié les traîtres des silos, mais se décida en craignant que les militaires tombent dans une embuscade.
— Je suis Lyne, garde royale erellienne ! Deux individus viennent de m’attaquer avant d’escalader l’enceinte. L’un d’entre eux possède une arme de trait. Ne restez pas là !
L’avertissement porta ses fruits et les soldats se baissèrent derrière leurs boucliers. Après quelques secondes d’attentes, et comme aucun projectile ne les frappa, ils avancèrent prudemment dans le jardin afin de débusquer ceux qui s’y terraient. Ils n’y trouvèrent cependant rien d’autre que la prétorienne, son arme, une lame noire tachée de sang, et deux carreaux d’arbalète lourde. La découverte de ces derniers, dont l’un avait la pointe abîmée, valut de nombreux regards étonnés à Lyne. Peu de personnes pouvaient se targuer d’avoir survécu au tir d’une machine conçue pour percer l’acier. La guerrière comprit aussitôt la chance qu’elle avait d’être en vie, et s’efforça de faire bonne figure en remerciant mentalement les forgerons de Lonvois. Sans leur talent, elle n’aurait jamais quitté ce jardin.
Une fois leur inspection terminée, les soldats rendirent son épée à la garde royale et lui apprirent que le conseiller du quartier sud, Harien, avait été retrouvé mort quelques minutes plus tôt. Ils étaient arrivés dans l’arrière-cour en cherchant ses meurtriers, hélas trop tard pour les appréhender. Lyne sentit son cœur se pincer en se remémorant l’homme qu’Yllan lui avait montré peu de temps auparavant. L’assassinat d’une personne aussi importante allait secouer Hauteroche, et elle avait laissé les coupables s’enfuir. La seule bonne nouvelle était que son combat avait permis aux militaires de récupérer ce qu’ils supposaient être l’arme du crime. Cela ne suffisait pas, mais c’était mieux que rien.
Quand ils eurent consigné le récit de la guerrière, les soldats lui demandèrent de retourner dans la salle de bal, soucieux que d’autres tueurs rôdent dans les environs. Elle s’exécuta en dépit de son envie de poursuivre ses assaillants. Elle devait retrouver son partenaire, et comprenait parfaitement que les gardes ne veuillent ni la voir interférer dans leur enquête ni se mettre en danger.
L’intérieur du bâtiment résonnait des brouhahas paniqués des invités, mais restait plus ordonné que s’y attendait Lyne. Plusieurs troupes de militaires s’efforçaient de sécuriser le périmètre sous le commandement de Jarrett, tandis qu’au niveau de la porte principale Solveg escortait par petits groupes les convives à leur calèche, et que Darsham et Tolvan rassuraient les autres au milieu de la pièce. Soreth se trouvait pour sa part dans un coin de la salle, sous la protection d’un soldat et d’une soldate de la cité, qui semblèrent soulagés de voir la prétorienne arriver. Celle-ci se retint de courir vers son ami, heureuse qu’il aille bien, et sentit ses inquiétudes s’apaiser lorsque leurs regards se croisèrent à travers la foule.
Soreth remercia aussitôt ses protecteurs, puis examina sa partenaire pendant qu’elle s’approchait.
— Eh bien, on a l’impression qu’un troupeau de bœuf vient de te piétiner. Tu as même de l’herbe sur ton armure !
— J’aurai préféré, soupira Lyne épuisée. Je me suis battue dans les jardins, puis on m’a tiré dessus à l’arbalète… deux fois.
Une lueur d’inquiétude traversa les yeux du prince.
— Comment te sens-tu ?
— Ça ira, le rassura son amie en souriant avant d’ajouter un peu dépitée, mais j’ai laissé deux assassins s’échapper.
— Si tu n’as rien, c’est l’essentiel.
— Je croyais que c’était la mission qui importait.
Il y eut un bref silence, puis le prétorien secoua lentement la tête.
— Ne t’inquiète pas pour cela. Fais seulement attention à toi. S’il faut se sacrifier, je m’en chargerai.
La guerrière le dévisagea en se demandant s’il était sérieux puis, devant l’absence d’un sourire narquois ou d’air moqueurs, supposa que c’était le cas. Elle hésita alors à lui hurler dessus, ou le frapper, pour le ramener à la réalité, mais n’en fit rien. Même s’il pouvait toujours rêver pour qu’elle le laisse se sacrifier, ce n’était pas le bon endroit pour un esclandre.
— Devons-nous retrouver Trisron ? s’enquît-elle pour changer de sujet.
— Non. Il s’est assuré que je sois protégé et a disparu. Je pense qu’il veut vérifier que rien de tout cela ne perturbe la paix ou ne retombe sur le royaume.
Lyne acquiesça, soulagée de ne pas devoir rentrer avec le diplomate, puis se dirigea vers l’entrée en espérant que l’attente n’y soit pas trop longue. Par chance, les bourgeois s’y battirent pour avoir le privilège de céder leur place au prince, et ils purent rapidement profiter d’une escorte pour les accompagner à leur coche.
Alors que ce dernier filait dans la nuit, qui n’avait plus rien de rassurant, Lyne raconta à son partenaire les détails de son affrontement avec les meurtriers et de sa rencontre avec Yllan. De son côté, Soreth lui parla de sa propre soirée, et en particulier de l’examen qu’il avait fait de la pièce de l’assassinat. Deux gardes égorgés, leurs armes encore à la ceinture, gisaient devant la salle sans fenêtres où l’on avait découvert le conseiller. Malgré le désordre des lieux, attestant de la défense d’Harien, aucun indice n’avait été trouvé en dehors de la lame noire. À cette piste les prétoriens pouvaient ajouter le commanditaire, Mascarade, même s’ils ne réussissaient pas à comprendre ce qu’il ou elle préparait. Affamer, effrayer et désorienter la ville lui permettrait de la plonger dans le chaos, mais si des pillards extérieurs pouvaient tirer parti d’une telle situation, ce n’était pas le cas pour des criminels déjà implantés. L’augmentation des gardes, la diminution des ressources et la fuite des commerçants ne pouvaient que nuire à ses affaires. Du moins, à celles qu’ils lui connaissaient.
Ah un chapitre de discussion qui se termine par de la bagarre ! Parfait, c'est super efficace !
J'ai bien aimé le vieux capitaine et sa gourmandise !
Quelques détails :
"Celle-ci laissa échapper un soupire pendant qu’il s’éloignait." -> j'ai noté que tu utilises plusieurs fois "soupire" (forme conjuguée du verbe) à la place de "soupir" (le nom).
Oh je ne savait pas ce qu'étaient des mistembecs (j'ai cru que tu inventais) : tu m'as donné envie de gouter ça !
"je suis sûr qu’elle va s’améliorer." -> Et moi, maintenant, je suis sûr que Lyne c'est toi puisque tu accordes cet adjectif au masculin ! ;-)
— Avez-vous avancé votre instruction sur la destruction des silos ? -> Soit il manque un mot, soit je ne comprends pas le sens de cette phrase (avancer l'instruction ?)
"ce obligeait la prétorienne à se fier autant à ses sens qu’à son instinct" -> il manque un mot !
"Non pas un troublé par le brouhaha de la musique et des conversations, mais un pesant et lourd que rien n’osait déplacer." -> J'ai dû m'y reprendre à plusieurs fois pour comprendre que tu parlais du silence, le début de la phrase me semble un peu tarabiscoté !
Enfin, je ne vois pas ce qui concrètement relie ce meurtre au mystérieux Mascarade. Et surtout, j'ai oublié quel était le rôle de celui qui a été assassiné et donc les éventuels mobiles et les conséquences.
A bientôt pour la suite ! Bonne écriture à toi !
Merci pour ces retours, j'ai effectivement glissé pas mal de petites fautes qu'il va falloir que je corrige.
Une instruction, ici c'est pour "dossier" ou "enquête". C'est un peu trop compliqué, je vais le modifier.
Je prend note qu'on oublie un peu ce pauvre Harien, je vais voir si je peux rappeler de qui il s'agit (il est le conseiller du quartier sud, donc le personnage le plus important là-bas).
J'ai lut beaucoup trop de recettes médiévales pour ce chapitre, je suis affamé à chaque fois que je travail dessus :P
Bonne soirée et à bientôt !