Chapitre 23

Une fois de plus, Soreth dormit affreusement mal. Il s’était presque habitué au cours des semaines passées à sa prison onirique et ses tortures, mais voir sa protectrice sans vie à quelques pas de lui, transpercée par une flèche à empennage rouge, le bouleversa plus qu’il ne l’aurait cru possible. Il hurla de rage et se débattit. Implora ses ancêtres de le libérer. Tira encore et encore sur ses chaînes dans l’espoir d’étrangler ses bourreaux aux regards damnés. Finalement, il se réveilla haletant, une dague dans la main, assoiffé d’une vengeance qu’il n’obtiendrait jamais.

Il resta ainsi durant d’interminables secondes, cherchant à retrouver aussi bien son souffle que ses esprits, puis sentit un frisson glacé le parcourir et se rendit compte que ses couvertures étaient tombées par terre. Soudainement gêné par son comportement, il passa une peau de mouton sur ses épaules et refit son lit. Avec un peu de chance, il n’avait crié qu’en rêve.

La remise en ordre de sa couche ne le débarrassant pas du poids qui écrasait sa poitrine, il entrouvrit un rideau pour contempler les étoiles et constata, non sans surprise, que l’aurore les avait chassées depuis un moment. Il avait dormi plus longtemps qu’il ne le pensait. Tout n’était pas perdu. Un sourire discret sur le visage, il regarda les rayons du soleil s’étirer sur les jardins de l’ambassade, puis réprima un bâillement et se dirigea vers la grande armoire de sa chambre. Il y récupéra du maquillage pour cacher ses cernes ainsi qu’un costume de deuil noir. La journée s’annonçait chargée.


 

Soreth terminait tout juste de lacer ses bottes lorsque Lyne frappa à sa porte. D’abord rassuré d’entendre sa voix, il fut pris d’une joie sotte en la voyant et manqua de la serrer dans ses bras malgré son armure d’acier. Il se contenta cependant d’apprécier son visage souriant et sa coiffure presque ordonnée. Comme toujours, cela suffit à chasser les pensées qui le hantaient. Aucun maléfice ne pouvait tenir longtemps devant tant de noblesse, de fierté et de cœur.

— Ma foi, finit-il par déclarer avant que son silence devienne gênant, je constate que tu te débrouilles mieux que moi pour les réveils matinaux.

— Je n’ai pas beaucoup de mérite. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Mascarade, les meurtres et maintenant l’assassinat d’un conseiller. Il y a forcément une connexion que nous manquons.

Le prince hocha la tête en verrouillant sa porte et s’engagea dans les couloirs de l’ambassade.

— Tu as raison, surtout si son réseau est aussi étendu qu’on le dit. Toutefois, nous devons garder à l’esprit qu’il y a peut-être d’autres participants à cette pièce macabre. As-tu déjeuné ?

— Pas encore. Cela me semblait plus… pratique qu’on le fasse ensemble.

— Allons aux cuisines dans ce cas, tu pourras me résumer ce que tu as appris depuis que tu es levée.

Étrangement satisfait de manger en tête à tête avec Lyne, ils n’en avaient pas eu le temps depuis leur arrivée à Hauteroche, Soreth tourna le regard vers les décorations des murales pour cacher sa bonne humeur, puis s’engouffra dans les escaliers alors que son amie reprenait.

— Le conseil s’est réuni durant la nuit pour voter l’état d’urgence. Un couvre-feu va être mis en place, les contrôles seront renforcés, les militaires auront l’autorisation d’arrêter quiconque leur semble dangereux, et la population est appelée à ne pas se regrouper dans la rue. Je ne suis toutefois pas sûre de comprendre cette dernière mesure.

— Elle est destinée à empêcher les émeutes, expliqua le prince pendant qu’ils quittaient les escaliers pour bifurquer dans un couloir étroit. Le conseil doit redouter que ses décisions le rendent impopulaire.

— Il aurait bien raison. Il considère comme un ennemi son peuple affamé et en deuil. Penses-tu qu’il puisse y avoir une révolte ?

— Cela dépendra des perquisitions et de la façon dont la situation sera gérée. Harien n’était pas célèbre, mais il était apprécié. Les citoyens accepteront quelque temps de faire profil bas pour honorer sa mémoire. Toutefois, un comportement abusif de la part des soldats ou des bourgeois pourrait enflammer leur colère. Ils ont déjà beaucoup perdu.

— En matière de crise, soupira Lyne en entrant dans les cuisines, les conseillers ne se sont pas montrés particulièrement efficaces jusqu’à maintenant. Espérons que leurs décisions s’amélioreront.

La salle était pleine d’animation en ce début de matinée, et chacun s’y affairait pour préparer les déjeuners des fonctionnaires erelliens. Ici, une cheffe se concentrait pour réussir sa sauce. Là, un marmiton s’efforçait de ne pas faire brûler ses asperges. Ailleurs, une de ses consœurs s’évertuait à lister les provisions qu’il leur restait.

Malgré ce chaos, le prince n’eut aucun mal à obtenir un morceau de brioche et une théière auprès d’un jeune domestique blanche, qui leur dégagea même un coin de table inutilisé.

— Dès que nous serons prêts, commença-t-il en coupant une tranche à l’odeur de beurre pour son amie, nous irons présenter nos condoléances à la famille d’Harien. Ce n’est pas particulièrement agréable, mais nous n’avons pas le choix. Cela nous permettra aussi de nous tenir au courant de la situation.

— Je suppose que j’irai bavarder avec les soldats pendant que tu rencontreras sa veuve.

Soreth opina en laissant échapper une grimace involontaire. Il n’avait pas vu dame Wynna depuis longtemps et n’aurait que des mots fades ou vides de sens à lui offrir. Cela attira le regard de Lyne, qui lança avec une nonchalance étudiée.

— Je n’ai jamais trouvé facile de parler aux familles des défunts.

— Moi non plus, répondit le jeune homme en entrant dans son jeu, rien de ce que l’on pourra dire ne ramènera les morts. Je ne peux même pas leur promettre que je punirais les coupables.

Au milieu du brouhaha des cuisines, la prétorienne le dévisagea avec hésitation tandis qu’il se coupait une nouvelle tranche de brioche, puis reprit d’un ton incertain.

— Quand j’étais sergente et que je devais annoncer ce genre de nouvelle, je me répétais que les propos importaient moins que les intentions. Que l’essentiel n’était pas d’être là pour les disparus, mais pour ceux qui restaient.

Intrigué par son explication, le prince suspendit son repas pour scruter son interlocutrice. Il n’avait jamais réalisé ce qu’elle venait d'énoncer. Il avait toujours trouvé les enterrements trop fastueux pour les morts, qui ne pouvaient de toute façon pas en profiter, mais c’était moins le cas si on considérait qu’ils ne leur étaient pas destinés. Ceci étant dit, réconforter les vivants était presque plus difficile qu’honorer les défunts.

— Et comment fais-tu pour savoir quoi dire ? demanda-t-il d’une voix gênée.

— Généralement j’imagine ce que j’aurai voulu que l’on raconte à mes parents si j’étais morte, ou bien ce que j’aurai besoin d’entendre si on m’apprenait la disparition de mes frères. Après, je ne suis pas certaine que ça marche à chaque fois. Nous sommes tous différents. Toi, que souhaiterais-tu que l'on te dise dans ce cas ?

— Je n'y ai jamais vraiment réfléchi. J’ai toujours envisagé que ma famille ne retrouverait jamais mon corps et que moins ils en sauraient mieux ils le supporteraient. Quant à les perdre, je ne crois pas que j’aurai ce genre de problème.

Il hésita à développer, mais le regard soudainement énervé de sa protectrice le poussa à l’inverse. Il n’avait pas envie de se battre après la nuit qu’il avait passé. Il voulait seulement profiter des conseils avisés et de la présence rassurante de son amie.

— Merci pour ton aide, conclut-il en portant sa tasse à ses lèvres. Je vais réfléchir à tout cela.

Sa colère éteinte aussi rapidement qu’elle s’était allumée, Lyne hocha la tête d’un air satisfait. Ils finirent ensuite de manger, puis se firent apprêter une voiture pour la demeure d’Harien. Zmeï et Apalla n’auraient pas rechigné à la tâche, mais ils n’étaient guère appropriés à une sortie mondaine.


 

La maison du défunt se situait dans la partie riche du quartier sud. Une zone surélevée par rapport au fleuve, dans laquelle les habitations cessaient de s’empiler les unes sur les autres et s’autorisaient un peu d’espace, voire même une arrière-cour ou un jardin. Celle d’Harien était bâtie en granite rose, décorée d’une multitude de fenêtres à balcon, et fermée par une magnifique porte en chêne ouvragée.

Des dizaines de bouquet de fleurs étaient disposées sur son perron, que trois militaires gardaient, comme autant d’hommages anonymes au conseiller. De nombreux citadins et citadines continuaient d’ailleurs d’en déposer malgré le froid matinal, et en profitaient pour se recueillir ou partager leur peine.

Soreth fit arrêter leur coche à une cinquantaine de mètres de la demeure pour plus de discrétion, puis se rendit compte qu’ils n’avaient aucune chance de passer inaperçus avec l’armure de sa protectrice, et se résigna aux regards et conversations intrigués qu’entraîna leur arrivée. La contrepartie de cet étalage de force fut qu’ils n’eurent pas besoin de présenter aux gardes, qui les laissèrent aussitôt entrer.

Le hall principal était loin d’être vide, mais il y régnait un calme solennel à peine troublé par le service des domestiques et la présence rassurante des militaires. Les invités s’étaient répartis dans les différentes salles somptueuses du rez-de-chaussée, aucun n’étant prêt à affronter la fraîcheur du jardin, et discutaient des évènements de la veille dans un brouhaha sinistre.

Une fois arrivés dans le grand salon, les prétoriens se placèrent au bout d’une file d’individus richement vêtus. Débutant sous un magnifique tableau de Hauteroche au crépuscule, elle s’étirait sur une dizaine de mètres jusqu’à l’entrée d’un bureau aux vitres teintées.

— Vu le nombre de personnes venues, déclara Soreth avec peu d’entrain, je devrais en avoir pour au moins une heure.

Son équipière esquissa un sourire en contemplant la queue.

— Cela te laissera le temps de réfléchir à tes condoléances. Je vais essayer de trouver Yllan, de mon côté. Il aura peut-être envie de discuter de l’enquête en cours.

— Bonne idée.

Prête à tourner les talons, Lyne dévisagea son ami, hésita un instant, et ajouta finalement d’une voix timide.

— Tu sais, si on devait m’annoncer une mauvaise nouvelle, rien que ta présence suffirait à l’atténuer.

Soreth sentit la chaleur lui monter aux joues, mais n’eut pas le temps de répondre, car la jeune femme fila aussitôt vers les cuisines en quête du vieux gourmet.

Resté seul, le prétorien posa son regard sur la véranda colorée non loin et chercha ce qu’il pourrait dire à la famille du défunt. Trisron aurait trouvé des mots courtois, mais vides, malgré sa tristesse sincère, tandis que son frère se serait lancé dans un éloge des grands conseillers de Hauteroche, auxquels aurait bien entendu appartenu Harien. Malheureusement, le prince cadet n’était ni autant instruit que Milford ni désireux d’assommer ses interlocutrices. Pour réussir, il lui fallait quelque chose de plus personnel. Quelque chose qu’il gardait au fond de son cœur et qu’il laisserait sortir cette fois. Ni pour la politique ni pour Harien, mais afin d’offrir mieux à sa famille qu’une promesse creuse.

Il y réfléchit quelques minutes, retenant de temps à autre un bâillement inapproprié, il n’avait pas assez dormi pour rester debout de la sorte, puis balaya les convives du regard pour se changer les idées. Soigneusement habillés de couleurs foncées, ils arboraient tous un air grave, conscients que leurs problèmes ne faisaient que commencer. Aucun conseiller n’avait été assassiné depuis la dernière guerre, et la mort d’Harien rappelait à tous des jours qu’ils auraient voulu oublier. Soreth s’en sentit navré pour eux, puis, se devinant un début de migraine, replongea dans ses pensées.

La file avait diminué de deux bons tiers lorsqu’il aperçut Solveg, vêtue d’une luxueuse armure de cuir et d’une cape bleue, qui se dirigeait vers lui. Il s’efforça alors de repousser son mal de tête et arbora une expression affable.

— Bonjour, capitaine.

La militaire s’inclina brièvement, ce qui fit tomber ses cheveux sur son visage cuivré, puis releva les yeux en souriant.

— Mes salutations, Votre Altesse. Et mes excuses pour vous avoir raté hier soir.

— Inutile de vous en vouloir. Vous aviez beaucoup à faire.

Tout en retenant une grimace de douleur, Soreth nota le brassard noir qui ornait l’épaule de son interlocutrice et ajouta.

— Êtes-vous ici pour présenter vos condoléances ou pour enquêter ?

— Principalement pour la sécurité. Un peu pour les hommages. Quant au meurtre, je n’ai rien contre la chasse aux renseignements, mais le conseil a remis le dossier à Tolvan et il n’apprécie pas que l’on s’immisce dans ses affaires. Je peux cependant lui remonter des informations, si vous le désirez.

— Hélas, soupira le prétorien, je ne pourrais guère plus vous aider que tous ceux qui étaient dans la salle de bal hier soir.

— Ce qui n’était pas le cas de votre garde du corps, n’est-ce pas ?

Surpris par la question, il ne s’attendait pas à autant de franchise, Soreth garda un visage impassible et répondit d’un ton amusé.

— Elle a un vrai don pour s’attirer des ennuis.

— Je ne l’en blâmerai pas. Sans elle, nous n’aurions aucune piste sur laquelle nous pencher. Il faudra que vous la remerciiez de notre part.

Tandis que son interlocuteur hochait lentement la tête, pour éviter d’accroître sa peine, la capitaine le contempla avec hésitation, un léger sourire sur les lèvres, puis reprit la parole en triturant le pommeau de son épée.

— Tolvan et les autres n’aimeraient pas que je vous le demande, mais tout le monde sait que les Erelliens ont des yeux et des oreilles dans Hauteroche. Ils nous seraient très utiles actuellement.

Un prince bien formé serait resté imperturbable devant de telles allégations. Le prétorien qu’était Soreth opta plutôt pour une moue crispée et un bref regard sur ses pieds. Il n’avait rien à perdre à révéler un secret de polichinelle, mais tout a gagné à faire croire à Solveg qu’elle maîtrisait leur conversation. D’autant que comme la guerrière était plus connue pour ses compétences en escrime et sa richesse que ses ambitions politiques, sa question était des plus curieuses.

— C’est une idée intéressante, finit-il par répondre d’un ton faussement ennuyé, mais je ne suis pas sûr que le lieu soit approprié.

— Bien entendu. Et puis, je ne voudrais pas vous empêcher de parler avec dame Wynna. Je suppose cependant que vos soirées comme les miennes se sont magiquement libérées grâce au couvre-feu.

— Absolument, approuva le prince aux tempes tambourinantes, et la plupart risquent de se terminer en tête à tête avec le comte Trisron. Cela donnerait presque envie de passer la nuit en prison.

La militaire pouffa et sortit une feuille de sa sacoche de ceinture.

— Voilà une autorisation pour sauver votre première soirée alors. Je vous accueillerai avec plaisir chez moi. Pour les autres, je devrais pouvoir m’arranger pour vous trouver une cellule pas trop désagréable.

Soreth esquissa un sourire amusé en attrapant le parchemin, puis le rangea en se demandant si son interlocutrice avait planifié la fin de leur conversation avant d’être venue le rencontrer, mais n'eut pas la force de s’en inquiéter.

— Merci. J’ai hâte de voir le visage de Trisron lorsque je lui expliquerai que je ne serai pas là ce soir.

— J’espère que vous n’en garderez pas les détails pour vous, s’amusa Solveg avant de conclure, je vais devoir retourner à ma patrouille. Nous continuerons cette délicieuse conversation plus tard.

— Bonne ronde alors, capitaine, et à très bientôt.

Alors que la militaire s’éloignait dans la foule, Soreth passa une main dans ses cheveux en essayant de démêler le pétrin dans lequel il s’était fourré. Un rendez-vous en tête à tête avec l’une des plus belles femmes de Hauteroche, les rumeurs allaient adorer. Il n’eut cependant pas le loisir d’y réfléchir davantage. La file avait considérablement diminué. Il ne lui restait plus que quelques minutes pour repousser les vestiges de sa migraine et préparer ses condoléances.


 

Juste avant d’entrer dans le bureau, Soreth tira sur les manches de sa chemise et inspira profondément. Cela ne pouvait pas être pire que d’infiltrer un repaire de brigands. La pensée lui arracha un sourire, qu’il s’empressa de dissimuler derrière un visage grave, puis il ouvrit la porte avec détermination.

De taille modeste, le petit salon était éclairé par un lustre en bronze et comportait trois rangées de bibliothèques bien garnies. Deux banquettes pourpres se trouvaient au milieu : l’une était vide, et deux femmes blondes en robe de deuil étaient assises sur l’autre. La plus âgée se leva dès que ses yeux rougis se posèrent sur Soreth, et força sa fille, d’une quinzaine d’années et aux cheveux courts, à en faire de même. Elles s’inclinèrent ensuite avec respect, même si la plus jeune y ajouta un peu de cet affront que l’on rencontre chez les adolescents, puis la veuve parla d’une voix tremblante d’émotion.

— C’est un honneur de vous recevoir dans notre demeure, Votre Altesse.

Bien que gêné par autant de déférence, cela n’avait plus lieu depuis longtemps en Erellie, Soreth attendit qu’elles aient fini leur révérence pour se pencher à son tour et déclarer la tête baissée vers le sol.

— Je vous en prie. Je me devais d’être d’ici. Même si nous avons parfois été en désaccord, le conseiller Harien était un allié précieux qui a toujours fait de son mieux pour le peuple. Toute notre nation pleurera sa disparition. Soyez sûr que nous aurons aussi à cœur de préserver son travail comme sa mémoire, et que nous ferons tout ce que nous pourrons pour vous aider à surmonter cette perte.

Son hommage terminé, il se redressa et regarda tour à tour la femme et la fille du défunt. À l’inverse de sa mère, Meilisse semblait plus prête à éclater de rage qu’à sangloter. Elle se retenait toutefois, peut-être grâce à la main posée sur son épaule.

— Merci pour vos paroles, déclara Wynna la gorge nouée, il est rassurant de savoir que l’œuvre de mon mari ne sera pas oubliée.

Elle invita le prince à s’asseoir d’un geste, puis demanda à sa fille de leur servir une tisane et reprit.

— J’espère que vous continuerez d’aider Hauteroche, même si je pense pour ma part arrêter la politique jusqu’à ce que Meilisse soit en âge de se débrouiller. Gérer notre compagnie de livraison est très chronophage, et cela s’aggravera sans les soutiens que m’apportait Harien.

— Je ne peux qu’imaginer la difficulté que cela représente. Cependant, n’hésitez pas à voir avec le comte Trisron si vous avez besoin de quoi que ce soit.

Wynna hocha la tête pour le remercier, et Soreth se sentit soulagé d’avoir trouvé les mots pour la rassurer. Il opina ensuite en direction de sa fille, qui venait de se rasseoir. Le regard aussi acéré qu’une dague, celle-ci le dévisageait avec audace pour savoir dans quel camp elle le rangerait. Car il n’y en avait que deux lorsque l’on avait assassiné votre père : les gens sans importances, et ceux qui subiraient votre courroux. Moins curieux de connaître le sien que les informations qu’elle avait déjà collectées, le prince la laissa bouillir en buvant l’infusion de rose qu’elle lui avait servie, puis déclara en reposant sa tasse.

— Et vous, dame Meilisse, comment vous sentez-vous ?

— Aussi bien que je le puisse, Votre Altesse, répondit cette dernière sous le regard crispé de sa mère. Merci pour votre sollicitude et celle de l’Erellie.

Le silence retomba dans la pièce, Wynna semblant hésiter à reprendre son souffle, puis une fissure apparut sur le mur de convenance que maintenait sa fille, et ses yeux brillèrent de défi.

— Il me faut toutefois avouer que je serais plus aise de ne pas voir les charognards se ruer sur l’héritage de mon père alors qu’il n’a pas encore rejoint nos ancêtres.

— Allons, la gronda aussitôt sa mère, on ne s’adressa pas ainsi à un membre de la royauté. Veuillez excuser son comportement, Votre Altesse.

— Ce n’est rien, répondit Soreth en balayant son inquiétude d’un revers de main, je suis un prince erellien, pas valéen. Je suis néanmoins étonné par ses propos. Je croyais que les trois jours de deuil étaient respectés en Hauteroche.

— Ils le sont officiellement. Il n’y aura pas d’annonces de candidature à la succession de mon mari avant son enterrement. Hélas, des rumeurs sont apparues seulement quelques heures après sa mort.

— Un tel comportement ne devrait-il pas jouer contre ceux qui l’utilisent ?

— Cela serait normalement le cas, mais beaucoup soutiennent que cette période extraordinaire doit s’accompagner de mesures similaires.

— Beaucoup de vautours, compléta Meilisse à qui la carte blanche du prince n’avait pas échappé. Les gens ont peur et sont troublés. Cela profitera bien plus à Riil Urcis qu’à Carassielle.

Toujours impassible, Soreth acquiesça en mémorisant les informations qu’il venait d’obtenir. Il savait que Carassielle était la seconde d’Harien, la plus qualifiée pour poursuivre sa politique, mais n’avait jamais entendu parler de son adversaire.

— Je suppose que c’est principalement ce Riil qui vous ennuie.

— Entre au…

— Riil n’est que le pantin de Darsham ! s’emporta l’adolescente en coupant la parole à sa mère. Ils promettent la sécurité à tous, mais ils veulent surtout faire basculer l’équilibre du conseil pour appliquer leurs lois de déréglementation des prix et de réduction des impôts. C’est une honte d’utiliser la mort de mon père pour mettre en place leurs combines malsaines !

— Je vois, approuva le prétorien avant de pousser sa chance et de demander, pensez-vous qu’ils puissent être impliqués dans la disparition d’Harien ?

Wynna posa aussitôt une main sur l’épaule de sa fille pour l’inciter au silence.

— Il est trop tôt pour tirer de telles conclusions, Votre Altesse. Faire la lumière sur ce meurtre est le travail du capitaine Tolvan, qui a toute notre confiance, et châtier les coupables sera du ressort du conseil. En attendant, nous resterons coites jusqu’à l’enterrement de mon mari, puis nous soutiendrons Carassielle. Elle est la plus compétente pour perpétuer son héritage.

— Dans ce cas, déclara Soreth en espérant ne pas avoir offensé son hôtesse, nous supporterons la même candidate. Il va sans dire que la politique de Darsham est rarement du goût de l’Erellie.

Il tourna la tête ensuite vers Meilisse et ajouta dans un sourire retenu.

— Comme nous n’apprécions pas plus que vous ceux qui bafouent nos usages, vous pouvez être sûr que nous traiterons Riil tel le sournois qu’il est. Amis ou ennemis, nous n’oublions pas.

L’adolescente opina discrètement du chef, avec un peu de chance elle venait de le classer dans le camp secret des alliés, puis il se leva et prit congé de ses interlocutrices. Bien que satisfait de la tournure des évènements, il se nota mentalement d’envoyer un agent surveiller la fille d’Harien. Personne n’arrêterait la colère qui bouillait en elle, mais il dormirait mieux si quelqu’un l’en protégeait.

Lyne attendait son ami dans un coin du salon, adossée à une colonne de marbre torsadée, et en profitait pour observer les invités. Son équipement déteignait aussi bien parmi les gardes que les bourgeois, mais personne ne s’en offusquait. Sa présence semblait même en rassurer certains. Après tout, c’était elle qui avait mis en déroute les assassins du conseiller. Elle adressa un grand sourire à Soreth lorsqu’il la rejoignit, puis déclara d’un ton un peu trop nonchalant.

— J’ai retrouvé le capitaine Yllan, mais il avait moins d’informations que de petits fours à partager. Il m’a juste dit qu’ils avaient détecté des résidus de sève d’If sur l’arme des meurtriers.

Le souvenir de son rêve soudainement ravivé, Soreth frissonna et regretta de ne pas pouvoir prendre son équipière dans ses bras. Il fallait à peine une minute à l’If pour arrêter le cœur d’une personne blessée. Bien moins pour l’empêcher de se défendre efficacement. La moindre entaille aurait pu être fatale à Lyne la veille, et il n’aurait rien pu faire pour l’aider. S’il la perdait ainsi, il ne se le pardonnerait jamais.

— Cela ne semble guère t’effrayer, finit-il par répondre en se maudissant de l’avoir laissée seule.

Un rictus se dessina brièvement le visage de la jeune femme, puis une lueur inquiète traversa ses prunelles. Il en regretta aussitôt ses paroles.

— Disons que j’ai eu le temps d’apprécier l’idée. J’étais beaucoup plus pâle tout à l’heure.

Le prince hocha la tête, posa une main qu’il espérait rassurante sur l’avant-bras de sa protectrice, et de se dirigea vers la sortie. Tout en lui emboîtant le pas, Lyne ajouta.

— Je me demandais si une robe n’était pas plus appropriée en voyant les invités hier soir, mais cette histoire de poison m’en a définitivement passé l’envie.

Soreth acquiesça à nouveau. Même si une partie de lui rêvait de contempler son amie dans une tenue mondaine, ils ne pouvaient pas se permettre de se relâcher.


 

Une fois rentrés à l’ambassade, les prétoriens déjeunèrent avec Trisron dans le bureau royal. Ils y discutèrent de politique loin des oreilles indiscrètes, puis repartirent vers les quais sud en quête de rumeurs et d’informations.

Malgré les questions qu’il avait posées à Wynna, Soreth estimait qu’Harien n’avait pas été tué dans le seul but de modifier l’équilibre du conseil. Le quartier ouest représentait une meilleure cible pour cela. Meriamart était aussi difficile à éliminer, mais sa population plus riche céderait davantage aux opinions de Darsham. Il y avait autre chose derrière cette mort. Autre chose qui concernait le sud, autant connu pour ses dockers vindicatifs que ses contrebandiers aux mains ensanglantées.

Afin d’être plus discrets, les Erelliens enfilèrent leurs armures de cuir et sortirent Zmeï et Apalla des écuries. Heureux de cette promenade improvisée, ceux-ci ne semblèrent guère gênés par la fraîcheur des allées, moins bondées que d’habitude, et profitèrent du trajet pour saluer leurs congénères à grand renfort d’ébrouements et de hennissements. Il y eut toutefois de moins en moins de passants tandis que les prétoriens s’approchaient du port, peu à peu remplacés par des patrouilles nerveuses et lourdement armées.

Les choses empirèrent encore lorsque, en quittant la partie haute du quartier sud, ils rencontrèrent un barrage filtrant tenu par une vingtaine de militaires. D’abord sommés de faire demi-tour, ils obtinrent l’autorisation de traverser quand Soreth révéla sa chevalière royale et expliqua qu’il venait en observateur neutre.

Il se demanda cependant s’il n’aurait pas dû revenir avec ses propres gardes une fois de l’autre côté, où des dizaines de soldats et soldates fouillaient les habitations, obligeant leurs occupants à s’aligner dans la rue pour vérifier leurs identités.

— Eh bien, déclara Lyne avec mépris, on dirait que le conseil se montre à la hauteur de sa réputation.

Son partenaire acquiesça, retenant sa colère devant les citoyens aux visages faméliques.

— C’est pire que ce que nous redoutions.

— Que pouvons-nous faire ?

— Pas grand-chose. Sans Harien, c’est le capitaine Jarrett qui prend unilatéralement les décisions. Il n’est pas connu pour sa subtilité. Je vais néanmoins prévenir les autres conseillers. Cela les poussera peut-être à revoir leur gestion de la crise.

Lyne répondit par un grognement agacé, puis fit avancer Zmeï au pied d’une auberge, où un officier malmenait deux adolescents trop maigres pour leur âge. Elle le toisa jusqu’à ce qu’il cesse de les houspiller pour lever les yeux vers elle, puis posa la main sur la poignée de son épée en s’assurant qu’il ne rate pas la pierre d’Eff qui ornait son doigt. Il la dévisagea d’un air ennuyé, se tourna vers Soreth, qui s’approchait à son tour, hésita un instant, puis grommela à ses troupes de ressortir et s’éloigna rapidement.

Reprenant leur inspection dès que les militaires eurent disparu, les prétoriens constatèrent avec dépit que des opérations similaires se déroulaient dans tout le quartier. Les gardes ne se montraient pas toujours aussi brutaux, mais leur comportement énervait les habitants qui, tôt ou tard, finiraient par perdre patience.

Contrariés et incapables de poursuivre leurs recherches, les tavernes étaient fermées et les informateurs avaient depuis longtemps quitté le secteur, les Erelliens retournèrent à l’ambassade avec la désagréable impression de s’être fait couper l’herbe sous le pied.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
MichaelLambert
Posté le 31/01/2023
Bonjour Vincent !

J'ai été surpris par deux petits détails dans cette scène :

- quand tu écris "d’un jeune domestique blanche" que veux-tu dire par blanche ? tu parles de sa couleur de peau ? Si c'est le cas, c'est bizarre car je ne me souviens pas que tu l'aies jamais fait avant.

Puis, j'ai l'impression que tu te lâches en disant : "Même si une partie de lui se serait damnée pour contempler son amie avec autre chose qu’une armure" ! C'est amusant, tu ne laisses plus de doute sur les sentiments de Soreth envers Lyne, mais mon problème c'est que, un ou deux paragraphes plus haut, tu lui fais sourire à son rendez-vous avec la plus belle femme (la capitaine ?) de la ville. A ce moment-là, il n'a pas une pensée pour Lyne. Dès lors, tu en fais un gars un peu moins fin que ce que tu as mis en place jusqu'ici ! Puis, Soreth a déjà vu Lyne bien plus intimement puisqu'il l'a soignée et lavée quand elle était blessée, sa réflexion me semble donc soit exagérée, soit mal formulée. Mais je chicane parce qu'au fond je suis surtout attaché à l'histoire qui les relie et je suis impatient qu'ils osent enfin s'avouer leurs sentiments ! ;-)

Puis quelques petits endroits où il manque des mots :

- "et fermée par magnifique porte en chêne ouvragée."

- "Il opina ensuite en direction de sa fille, qui venait de rasseoir."

"— Il est un trop tôt pour tirer de telles conclusions,"

Bonne écriture à toi ! A bientôt pour la suite !
Vincent Meriel
Posté le 03/02/2023
Bonjour Michaël !
Tout ces mots oubliés, à se demander où est ma tête ^^
Merci pour tes retours !

Pour la couleur de peau, je l'ai fais avant, mais il me semble qu'il ressort plus ici sans que je comprenne pourquoi... (ch1, ch17...) Je continue d'y réfléchir ^^

Pour le rendez-vous avec la capitaine, j'ai réécris la fin de ce passage et visiblement je n'ai pas été assez clair (je vais corriger ça). Il s'amuse de la réputation que cela va lui faire, et pas à l'idée du repas.
Quant à la robe c'est moins une histoire d'intimité que de mise en valeur. Enfin si déjà cela montre qu'il accepte ses sentiments c'est pas si mal :P

À bientôt pour la suite, je retourne à mes corrections !
Vous lisez