Chapitre 22
Murdock et Yakta s’affairaient depuis deux jours à la réparation du catamaran qui s’avérait assez ardue, tout en inspectant le reste de la mécanique et de l’électronique du Yaktantton pour vérifier que rien d’autre n’avait été saboté. Et puisqu'on n'était jamais assez prudent, ils appliquaient cette même vigilance au Modsognir. Côte à côte, les deux navires se faisaient donc ausculter sous toutes les coutures par les deux capitaines ainsi que Chad qui touchait un peu en mécanique. En parallèle, Yakta avait jugé qu’il serait sans doute utile d’apprendre les bases de la plongée à quelques membres du Mod. Après tout, la plongée sous-marine serait le thème des prochaines semaines puisqu’il leur fallait visiter des cités englouties par-delà les eaux.
La plongée en profondeur nécessitait une excellente condition physique, Apollo et Oriag furent donc les heureux élus de ce stage de découverte. Sur le Yak, presque tout le monde était plus ou moins adepte de la plongée ; Yakta était la plus expérimentée, venait ensuite Anak ; Moh ne plongeait jamais très profondément mais adorait ces expéditions où il pouvait admirer la faune et la flore des fonds marins ; Chad pouvait et savait plonger mais même s’il ne l’avouerait jamais, il avait une peur bleue des profondeurs ; quant à Wanda, pour rien au monde, elle n’enfilerait une combinaison de plongée.
“On ne va pas aller profond, leur indiqua Moh.
-C’est juste pour que vous vous habituiez à respirer avec une bouteille,” précisa Anak.
Les deux zodiacs du Mod et du Yak étaient arrêtés côte à côte sur la mer calme que leur avait laissé la tempête. Le ciel était dégagé, le soleil rayonnant et les quelques nuages qui flottaient dans les flots célestes ne semblaient pas avancer, preuve que le vent était quasiment inexistant.
“On va y aller par binôme, annonça Anak à Apollo et Oriag qui écoutaient attentivement. Ce sera plus prudent. Qui veut commencer ?”
Les deux membres du Mod se regardèrent avec un mélange d’hésitation et d’appréhension. Ni l’un, ni l’autre ne semblait très rassuré, et cette vue fit beaucoup rire le frère et la sœur Freeman.
“Ne vous inquiétez pas ! les réconforta Moh. Vous n’avez rien à craindre.
-Et à la première panique, vous pourrez remonter sur le zodiac, on va placer des échelles pour faciliter la remontée.”
Ils étaient tous déjà recouverts de leur combinaison de plongée. Il ne leur restait plus qu’à s’équiper de leurs masques et des bouteilles qui attendaient sagement sur le côté, ainsi que d’enfiler leurs palmes.
“Alors, Oriag, on y va ? offrit Moh dans un sourire rassurant.
-Oui, capitula-t-elle, allons-y.”
Moh aida Oriag à s’équiper entièrement puis l’accompagna dans l’océan tandis qu’Apollo l’encourageait tantôt en langue commune, tantôt dans un langage qu’Anak ne connaissait pas et qui devait appartenir à leur terre d’origine. Elle avait cru comprendre qu’ils étaient tous deux Bantu. Entourés par les petites vaguelettes qui ne provoquait aux zodiacs pas même un tremblement, Moh fit signe à Oriag de le suivre sous l’eau et ils disparurent tous deux, tout en restant quasiment en surface, si bien qu’Anak et Apollo, chacun dans un zodiac, pouvaient encore discerner leurs ombres.
“Elle va très bien se débrouiller, assura Apollo à Anak.
-Je n’en doute pas. Et toi aussi, j’en suis sûre, compléta-t-elle, il suffit de suivre les règles, et je crois que c’est plutôt ton fort !”
La remarque piqua un petit sourire modeste sur le visage sombre d’Apollo qui tourna vers elle un regard approbateur, les paupières froncées par les assauts du soleil.
“J’ai fait de la plongée dans mon passé militaire, lui expliqua-t-il, mais ça fait longtemps et j’espère ne rien avoir oublié…
-C’est comme le vélo ! Tu verras que tu n’auras rien oublié.”
Une timidité s’empara ensuite un peu de ses trait et il partagea une pensée :
“C’est dommage que Chad ne soit pas venu avec nous.
-Il n’aime pas la plongée, alors s’il peut y échapper en plongeant plutôt ses mains dans le cambouis, il ne va pas hésiter une seconde !
-Tu le connais vraiment bien, apprécia Apollo.
-Depuis qu’on a douze ans, précisa Anak avec un grand sourire, alors si tu as besoin d’informations, n’hésite pas !
-Sache que ce n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd.
-C’est dommage, nota Anak avec humour, parce qu’avec Chad, vaut mieux être sourd parfois.”
Ils s’accordèrent sur ce point indiscutable dans un grand rire.
–
“Ah bah tu es tout seul ?”
A l’arrivée d’Anak, Murdock leva le nez des entrailles dénudées du moteur du catamaran situé dans la coque de tribord. Il était installé le plus confortablement sur le ponton, avec un pack de bières entamé à ses pieds qui reposait dans une glacière.
“Yakta est au téléphone avec son mari, le renseigna-t-il, et les autres sont à droite à gauche. Sib et Nialh sont allés à la plage avec Wanda. Où sont les autres ?
-Apollo et Oriag sont partis poser des questions en ville pour essayer de découvrir qui sont les concurrents qui nous ont saboté. Et Moh s’est arrêté dans un jardin qu’il trouvait particulièrement beau pour discuter des fleurs avec le propriétaire…”
Le capitaine du Mod arborait une mine un peu obscurcie, ce qui n’était pas dans ses habitudes joviales. Dans l’esprit d’Anak, les pièces du puzzle s’emboîtèrent d'elles-même. La malchance avait frappé sur les pauvres têtes de Murdock et Sib. Avant que Murdock n’ait eu l’opportunité de lui apprendre l’affreux secret, Sibéal avait appris par mégarde que Gauvain la trompait. Anak nourrissait l’idée que Murdock aurait trouvé un moyen de lui apprendre la chose avec douceur et délicatesse, et peut-être que Sib aurait moins souffert qu’en le découvrant par téléphone en pleine tempête alors qu’elle se souciait de l’état de son petit-ami infidèle.
“Tu veux que je t’aide ? lui offrit Anak en s’approchant de lui. J’y connais rien en mécanique mais je sais passer les outils… et décapsuler les bières !
-Viens donc, accepta Murdock, un sourire se faufilant enfin sur son visage, tu me remonteras le moral, au moins.
Le sourire compatissant d’Anak suffit à apprendre à Murdock qu’elle avait eu vent des dernières nouvelles entre Gauvain et Sibéal. C’était étrange comme au carnaval, qui datait de l’avant-veille, ils avaient discuté de tout ça, et qu’en un rien de temps, le sort s’était déchaîné. La vie pouvait être si bizarre, parfois.
“J’imagine que ça fait pas une grande différence, la manière dont elle pouvait l’apprendre, engagea Murdock dans un soupir, mais j’sais pas… elle est si triste, tu vois ? Et moi, j’peux pas m’empêcher de me sentir coupable…”
Mettant son offre à exécution, Anak s’accroupit face à la glacière pour en tirer deux bières avant de les décapsuler. Murdock avait le regard fixé sur le moteur patient.
“C’est pas ta faute, répondit Anak, mais au moins, maintenant, elle sait et elle peut aller de l’avant.
-Je sais mais bon…”
En voyant l’humeur torturée de Murdock, Anak put réellement réaliser l’ampleur des sentiments qu’il entretenait pour Sib. Non seulement il tenait à elle mais il partageait sa peine comme si la douleur était la sienne. C’était beau à voir et instantanément, Anak sut que ça s’arrangerait. L’amour détenait une force contre laquelle aucune douleur ne pouvait jamais lutter. Elle se releva, les deux bières fraîches dans les mains, et Murdock tourna son regard sur elle.
“On sera là pour elle, promit Anak, et bientôt elle sera comme nous, à ne plus savoir comment prononcer son nom…”
Un sourire railleur aux lèvres, Murdock s’empara de la bière tendue tout en approuvant :
“C’est vrai que Gauvain, c’est vachement tarte.”
–
“Mais attends, t’avais quoi ?!”
Avant que les mains jalouses de Nialh ne s’abattent sur celles que Sib n’avaient pas encore récupérées, Anak eut la rapidité de les protéger d’une main sur la table. Les yeux indignés de Nialh se hérissèrent vers Anak qui justifia ses actions :
“On est pas obligé de montrer ses cartes, c’est à Sib de décider !
-Mais c’est pas juste, protesta vivement Nialh, je suis sûr qu’elle avait pas mieux que moi !
-Ah ça, j’emporterai ce secret avec moi dans la tombe, jura Sib avec une fausse solennité.
-Et puis, si tu pensais avoir mieux, fallait pas te coucher aussi… t’as perdu, c’est trop tard…
-NANAK ! Elle m’a VOLÉ !”
Mais les revendications cessèrent alors que trois charmantes jeunes femmes s’approchèrent de leur table de bar, manifestement tout aussi étrangères aux Açores qu’eux si l’on pouvait en juger par leur absence d’accent lorsqu’elles s’adressèrent à eux :
“Peut-on se joindre à vous ?”
Elles n’attendirent pas de réponse très claire de leur part, Wanda ayant déjà ouvert une bouche hostile pour les renvoyer d’où elles venaient, que deux d’entre elles glissèrent suavement une chaise pour s’installer à leur table tandis que grand gentleman, toujours prêt à servir, Apollo proposait sa propre place à la troisième. Chad lui adressa un regard tout à la fois stupéfait et contrarié lorsqu’il fut alors le nouveau voisin d’une brune au regard de braise. Difficile à savoir par qui la brune était la plus intéressée entre lui et Apollo, d’ailleurs, à en croire son regard hésitant, son cœur balançait encore. Mais l’une de ses amies, une magnifique métisse qui n’avait que peu besoin de maquillage, était beaucoup moins confuse et cherchait l’excuse la plus subtile pour tomber accidentellement sur les genoux de Valérian qui la surveillait avec méfiance. Il jeta soudainement à Anak un regard en guise d’appel au secour et celle-ci ne trouva pas mieux qu’un haussement d’épaule incertain. Que pouvait-elle bien faire ?
Ce n’était pas qu’elle appréciait de voir une femme se lancer dans l’épopée d’attirer Valérian dans ses filets mais non seulement ce n’était pas la première fois -ô bien loin d’être la première fois-, mais surtout elle ne détenait pas le charisme nécessaire pour la rude tâcher d’effrayer la concurrence ! Elle avait essayé une fois ou deux par le passé, et l’expérience s’était soldée par une humiliation personnelle… elle n’impressionnait pas tellement ses consoeurs de la gent féminine, triste réalité que voilà, mais réalité tout de même.
En plus, était-il vraiment son copain ? Enfin, d’un point de vue… officiel. C’était dur à dire. Elle avait aussi connu cette expérience très précise où des baisers, et plus si affinités, ne promettaient rien de plus que du bon temps épisodique. Aussi, aujourd’hui, à la sagesse de ses vingt-sept ans, elle s’évitait les étiquettages décevants.
Wanda ne parut pas comprendre son comportement timoré, et alors que Chad fusillait du regard Apollo qui bataillait pour trouver la place pour placer une nouvelle chaise à la droite de la brune, elle administra un coup de coude dans les côtes d’Anak :
“Mais tu vas quand même pas la laisser faire cette pétasse ?!
-Euh…
-C’est moi que tu traites de pétasse ? s’insurgea la métisse en se penchant par-dessus Valérian qui se reculait avec irritation.
-Bon ! se fit entendre la troisième venue. Je suis venue jouer du fric, moi ! Alors, on joue quand ?”
Cette dernière, une blonde gringalette, lança une liasse de billets violets sur le centre de leur table ronde où les cartes et jetons de poker avaient été oubliés un instant. Le moment fut suspendu alors que tous les regards essayèrent d’évaluer la somme qui venait de s’échouer devant eux tel un paradis perdu et retrouvé.
“Je redistribue !” annonça enfin Anak.
Et la blonde se recula dans sa chaise avec contentement tandis que la partie avait désormais pris un aspect bien plus sérieux, Nialh interprêtant des moulinets des poignets comme pour se préparer à une séance de bras de fer chinois et que Chad, dont le regard s’était éclairé avec voracité, déclarait :
“J’espère que t’es prête à tout paumer, ma grande !”
–
Installées dans un coin plus tranquille du bar après avoir dansé une bonne demi-heure, Anak et Sib attendaient l’assiette de tapas qu’elles avaient commandé un peu plus tôt. Ils étaient placés sous une grande tonnelle dans un coin d’une place rafraîchie par une grande fontaine de deux amoureux de pierre qui se penchaient dans une esquisse de baiser, des jets d’eau les bénissant de part et d’autre. Des oiseaux y pataugeaient pour faire leur toilette et des touristes obéissaient à la vieille tradition d’y jeter une pièce en faisant un souhait.
Depuis une bonne minute, le regard de son amie, perdue dans ses pensées, était accrochée à la petite bande de musiciens qui interprêtaient chanson sur chanson sur une petite estrade. Anak croyait avoir compris que Gauvain était une sorte de rock-star là où vivait Sibéal, elle pouvait donc aisément deviner ce qui la hantait. Jusque-là, elle avait semblé de bonne humeur, autant qu’on puisse l’être après avoir appris que son petit-ami n’était pas fidèle. Elle avait participé aux bavardages, joué au poker et avait même gagné bien des jetons, souriait et riait, et avait dansé avec enthousiasme. Mais Anak savait pour avoir eu de nombreuses fois le cœur brisé que ce n’était pas en jouant au poker ou en dansant que l’on était le plus triste, non, c’était lors des moments de calme, des silences.
Le serveur vint à point nommé la tirer de ses réminiscences en leur apportant l’assiette de tapas, et Sibéal sembla réaliser qu’elle s’était éclipsée un moment puisqu’elle s’excusa auprès d’Anak avec un air embêté :
“Désolée, je pensais à autre chose…
-Oh, t’inquiète pas, la rassura Anak en piquant un accras de la fourchette, je comprends, c’est jamais facile.
-T’as connu ça ?
-Oui, mais j’ai jamais été dans des relations très sérieuses… c’est toujours plus dur quand ça l’est.
-Je pensais pouvoir lui faire confiance, avoua Sibéal. C’est peut-être ça le pire, de n’avoir rien suspecté, et de me sentir si bête ! Quoique le pire, c’est peut-être de me demander si ce n’est pas de ma faute… si tout ça ne serait pas arrivé si je n’étais pas si absente…”
Les tourments et remises en question de Sibéal attristèrent Anak. C’était si commun de culpabiliser pour les fautes des autres, et si injuste aussi. Elle posa la main sur la cuisse de Sibéal pour avoir plus d’impact alors qu’elle lui déclara fermement :
“Tu n’as rien fait de mal, Sib, contrairement à lui. Laisse-lui la culpabilité et les doutes ! Chargeons-nous plutôt des cocktails et des tapas !”
Et pour appuyer ses propos, Anak planta un pic en bois de quelques accras aux légumes qu’elle trempa dans la sauce épicée, typique du coin, pour l’offrir ensuite à Sibéal qui s’en saisit avec approbation, son humeur s’allégeant à vue d’oeil.
Surgissant de nulle part, Chad s’asseya dans la chaise vide à la droite d’Anak, suivi de près par Apollo. Chad arborait une mine courroucée et Anak en eut très vite l’explication :
“Elle nous a complètement plumés ! Tous, les uns après les autres ! D’ailleurs, fit-il en s’adressant à Sib, ton frangin est à deux doigts de mettre le Mod sur la table.
-Oh, c’est pas vrai,” marmonna Sibéal en se levant.
Apollo prit la chaise qu’elle abandonna avant de jeter un coup d'œil plein d’intérêt sur l'assiette de tapas qui trônait au centre de la table ronde.
“Bah c’était sûr, répliqua Anak, c’est pour ça qu’on est parti avec Sib quand on a vu que ça tournait au vinaigre…
-Elle a emmené ses deux greluches de copines pour nous déconcentrer et pouvoir nous faire le cul, grinça Chad en tournant un regard agacé vers Apollo qui choisissait quel accra croquer. Ca a pas trop mal marché, d’un autre côté…”
Sentant que la pique lui était adressée, Apollo releva un visage presque trop innocent pour être vrai et Anak cacha son rire derrière une quinte de toux.
“Mais pas du tout ! se défendit-il.
-Mon cul, ouais ! rétorqua Chad. Tu étais bon jusqu’à ce que l'autre grognasse arrive et après, t’es devenu nul à chier !
-Mais c’est parce que tu…”
Devant le regard de Chad qui le mettait au défi d’énoncer une raison valable, Apollo tourna vers Anak deux yeux clignotant de supplication tels des phares de détresses, et celle-ci n’eut pas le coeur de le laisser seul pour braver l’Ouragan Chad.
“On est tous devenus nuls aussi…, intervint Anak.
-Non mais toi, t’étais déjà nulle, lui rappela Chad, impitoyable, en plus, tu laisses la première venue draguer ton mec juste sous ton nez.”
Apollo ne cacha pas son soulagement alors que Chad l’oubliait pour s’en prendre plutôt à Anak et il put déguster les accras en paix. Acceptant son triste sort, Anak s’accouda à la table dans un soupir :
“Qu’est-ce que j’y peux, moi ? J’vais tout de même pas me battre avec toutes les filles qui viennent le voir…
-Bah si, tu devrais. Et avec plaisir, même.
-Bah non.
-En plus, il t’appelait à l’aide, j’crois qu’il te fait la gueule maintenant.
-Mais non…
-Apollo ?”
En parfait traître, Apollo approuva dans un hochement de tête, la bouche pleine d’accras, et complètement indignée, Anak ouvrit un instant la sienne comme un poisson rouge avant de laisser tomber et de faire signe au serveur de revenir la servir en punch. Elle chercha ensuite Valérian des yeux et elle le trouva près de la fontaine en pleine discussion avec Esteban. Il ne semblait pas particulièrement fâché mais son soulagement ne fut que de courte durée. Lorsque leurs yeux se croisèrent, elle n’eut droit à aucun sourire. Bon.
Il lui faisait peut-être un peu la tronche…
–
“Heyyy…”
Anak avait approché Valérian le plus innocemment du monde alors qu’il se confectionnait un thé dans la kitchenette du Yak et il lui décocha un regard peu avenant. Bon, il était encore en plein boudin. Et ça durait depuis la veille, malgré les quelques tentatives de réconciliations ébauchées par Anak. Elle ne l’aurait jamais imaginé si susceptible… peut-être à tort, d’ailleurs, puisqu’il prenait relativement facilement la mouche. Elle s’appuya contre le plan de travail en bois alors qu’il poursuivait sa tâche.
“Elle était si insupportable que ça ? tenta-t-elle timidement.
-N’en parlons plus.
-Alleeeez, insista-t-elle en glissant l’index dans l’une des poches de son pantalon en toile pour le tirer vers elle, je suis désolée…
-Si ça avait été l’inverse et qu’un homme te dérangeait, je t’aurais aidée, moi.
-C’est facile ça aussi quand ça arrive pas dix fois par jour, grommela Anak dans sa barbe.
-Pardon ?”
Il avait évidemment parfaitement entendu mais d’un sourcil arqué, il la mettait au défi de répéter. Défi devant lequel elle fuya, préférant plutôt jouer la carte de l’amadouement. Se juchant sur la pointe des pieds, elle se pendit à son cou en ignorant son air toujours revêche et elle lui offrit son plus beau sourire enjôleur.
“La prochaine fois, je te promets de t’embrasser devant tes admiratrices, d’accord ?”
Elle mit sa promesse à exécution dans la seconde et il marmonna contre ses lèvres dans une espèce d’assentiment. Lorsqu’elle libéra sa bouche, il s’était quelque peu déridé et s’il bougonna en retournant à son thé, ce ne fut que pour la forme. Elle le contempla un instant, son profil parfait et ses magnifiques cheveux blonds retenus dans un chignon, tandis qu’il vérifiait que son breuvage était suffisamment infusé à son goût. Peut-être qu’il était plus sérieux avec elle qu’elle ne l’aurait cru… à cette idée, son cœur battit un peu plus fort. Ca paraissait un peu trop beau pour être vrai.
Alors qu’il rajoutait du lait dans son thé, une pensée qui la hantait depuis quelques jours se présenta à son esprit et elle débuta d’une voix hésitante :
“Au fait, tout ce qui était écrit dans le temple, à propos de la malédiction… à propos du massacre des sirènes par cette cité humaine…
-Oui ?
-Est-ce que c’est vrai ?”
Elle put voir très distinctement les muscles de sa mâchoire se raidirent et ses yeux se figèrent dans le nuage clair qui envahissait sa tasse avant de les tourner sur elle, et elle fut happée par l'abîme qu’elle y trouva.
“Tout est vrai,” confirma-t-il.
Alors, c’était pour ça. Tout prenait sens, tout s’expliquait. Sa méfiance envers le genre humain, tous ces secrets auxquels lui et Esteban tenaient tant, et la distance qu’ils maintenaient entre eux. Dans les légendes humaines, c’étaient les sirènes qui dévoraient les marins perdus après les avoirs séduits, mais peut-être que les légendes sirènes contaient une histoire différente.
Un silence lourd de mots trop difficiles à dire s'abattit sur eux. Elle pourrait s'excuser pour les crimes de ses ancêtres, pour les fautes de ses congénères, et même pour ses propres défauts, mais quel bien cela pouvait-il faire ? Conscient des pensées qui pouvaient tourner dans les pensées d’Anak, Valérian préféra reporter son attention sur son thé pour clore le sujet. Dans le même instant, le téléphone d’Anak retentit pour notifier l’arrivée d’un nouveau message de Sib qui lui proposait d’aller faire un tour en ville. Le bruit avait éveillé la curiosité de Valérian, et elle lui apprit donc :
“Je vais passer la matinée avec Sib, tu veux venir ?”
Le regard bleu de Valérian s’était aussitôt froncé avec sévérité, ce qu’elle ne comprit pas.
“Quoi ?
-Pourquoi tu es amie avec elle ?”
Pendant un temps, elle crut mal entendre et elle resta figée, à moitié choquée, à essayer de trouver du sens à une question pareille. Il parut saisir son trouble puisqu’il précisa le fond de sa pensée :
“Ce n’est pas quelqu’un de bien.
-Qui ça, Sib ?
-Oui, Sibéal. J’aimerais mieux que tu gardes tes distances avec elle.”
Cette fois-ci, les yeux écarquillés devant une telle énormité, elle le regarda comme s’il était complètement fou. Ce qu’il était assurément. Elle l’étudia sous toutes les coutures pour son plus grand agacement mais avant qu’il n’ait pu aggraver son cas, elle s’écria :
“Qu’est-ce qui te prend ? T’as bu ou quoi ?
-Bien sûr que non, je n’ai pas bu !
-Bah alors, pourquoi tu racontes n’importe quoi ?
-Je ne raconte pas n’importe…
-Tu la connais même pas !”
Elle comptait bien tirer cette histoire au clair, et elle l’aurait fait jusqu’à recevoir une réponse cohérente, quand ils furent coupés par une bruit de commotion qui leur venait du dehors. Leur sujet initial écarté pour le moment, ils échangèrent un regard étonné avant de sortir sur le pont. L’équipage du Mod était presque entièrement rassemblé eux aussi sur le pont, et ils avaient tous leurs regards ébahis rivés sur un jeune homme qui se tenait debout sur le quai et qui les regardait eux aussi, un large bouquet de roses rouges dans les bras.
Ce fut la voix de Sib qui apporta toutes les réponses à Anak.
“Mais qu’est-ce que tu fais là, Gauvin ?!”