Chapitre 23
Elle bailla par-dessus ses tartines. Les vapeurs brûlantes du thé lui caressaient les joues pour finir de réveiller les sens que la douche n'avait pas su extirper du sommeil lourd qui avait suivi leur sortie hier soir. Appolo se tenait le crâne intensément concentré sur la répartition du beurre sur son pain. Nialh avait les traits tirés et la tête posée sur l'épaule de sa sœur en gémissant sur les méfaits du punch.
« Vous m'avez l'air bien frais, se moqua Murdock en sirotant son café. Va falloir vous secouer un peu, on a des trucs à faire.
- Comment ça ? marmonna Sibéal.
- Le Yak est réparé, on va s'tirer.
- Et les autres ? demanda Apollo. On en fait quoi ?
- On a repéré un mec qui furetait du côté de notre quai, on va voir ce que ça donne.
- Comment on va les semer ?
- On pense se séparer, histoire de brouiller les pistes. Et partir de nuit. »
Sibéal hocha machinalement la tête, songeant soudain à la mer et aux monstres. Il ne s'agirait probablement pas d'une nav' d'une heure entre deux îles mais du grand large. Un frisson d'appréhension la saisit. Elle sortit son téléphone, aucune connexion avec le reste des archipels. Elle pouvait néanmoins envoyer un message à Anak, elles devaient se préparer à l'éventualité qu'un autre monstre du bestiaires gravé dans le temple et sur la Flèche des Enfers ne s'éveille et ne les trouve. Elle se sentait soudainement bien plus sobre en songeant à la menace rampante dans les profondeurs de l'océan. Elle attendit qu'Anak lui réponde.
Soudain, Oriag passa la tête par l'ouverture du carré, la mine un peu étrange.
« Sib, tu devrais monter venir voir. »
Elle fronça les sourcils, intriguée, et grimpa avec précaution la volée de marches jusqu'au pont. Elle resta un instant immobile et sidérée. Au milieu du ponton, la chevelure solaire de Gauvain brillait sous les rayons du soleil. Cette vision porta un coup à sa poitrine, elle le dévisagea :
« Mais... qu'est-ce que tu fais là Gauvain ? S'entendit-elle demander comme dans un rêve. »
Il eut une petite grimace crispée mais ne détachait pas son attention d'elle. Elle aperçut alors le bouquet de fleurs qu'il tenait entre les mains. Question stupide. Il n'y avait qu'une explication pour laquelle il aurait traversé l'océan pour la retrouver aux Açores.
« J'ai besoin de te parler, répondit-il, et c'est devenu impossible de t'avoir au téléphone.
-L'antenne téléphonique fonctionne plus à cause de la tempête, fit-elle lentement.
- Ouais c'est que j'ai cru comprendre... du coup ben... me voilà. »
Il la fixait sans broncher, ses boucles blondes délicatement soulevées par la brise. Il était planté au milieu du quai entre les deux navires sous les yeux des deux équipages qui décortiquaient chaque mouvement pour en deviner les tenants et aboutissants. Il ne semblait pas particulièrement gêné de toute cette attention et attendait une réaction de sa part. Elle sentait le regard brûlant de son frère sur sa nuque, et croisa l'expression pleine de soutien et d'espoir d'Apollo. Il semblait lui souffler d'aller le rejoindre. Mal à l'aise de faire l'objet de tant de regards, elle descendit machinalement du pont et du Modsognir pour retrouver la terre ferme. Gauvain eut un sourire soulagé, elle baissa les yeux et murmura :
« Allons discuter ailleurs. »
Il hocha la tête et lui emboita le pas. Elle pouvait sentir les yeux des autres à l'arrière de son crâne, à épier sa réaction et discerner ce qu'il allait se passer. Elle était totalement déstabilisée, et se sentait brusquement poussée dans ses retranchements par la présence de Gauvain, dans une situation à laquelle elle n'était pas sûre de pouvoir apporter la moindre réponse.
Elle ne se sentit mieux qu'une fois les deux navires hors de sa vue. Elle ne savait pas trop où aller, ils marchèrent sans rien dire un moment jusqu'au centre ville. Il jouait machinalement avec le bouquet de fleurs, hésitant à le lui tendre.
« Ecoute, commença-t-il finalement, ce qui est arrivé... c'est... je te promets c'est arrivé qu'une fois. C'était la seule fois. C'était pas du tout... y'avait aucun sentiment tu dois me croire, okay ? Je m'en fiche de cette fille !
- Donc tu couches avec une fille juste comme ça ? murmura-t-elle. »
C'était peut être encore pire qu'il l'ai trompé sans ressentir le moindre sentiment pour cette fille. Elle aurait peut-être pu comprendre si ça avait le cas, mais... si c'était elle dont il était amoureux alors qu'est-ce que ça signifiait de coucher avec la première venue ?
« J'avais bu, on faisait la fête... expliqua-t-il, et tu me manquais. »
Elle pouvait entendre résonner derrière un reproche qui piqua sa culpabilité. Elle préféra de ne rien dire, laissa dériver son regard sur les murs blancs aux volets bleus des maisons traditionnelles. Elle ne pouvait rien dire contre ça, mais est-ce que c'était à elle de s'excuser quand même ? Elle ne l'avait pas jeté dans les bras d'une autre mais elle n'était sûrement pas la petite amie idéale... Gauvain finit par rompre à nouveau le silence en s'arrêtant au milieu de la promenade.
« Je suis désolé, c'est pas ce que je voulais dire ma chérie, fit-il dans un soupir de frustration, mais tu sais... ça peut arriver d'être attiré par quelqu'un d'autre même quand on est en couple. C'est bête et j'aurais pas dû me laisser aller mais... »
La remarque porta un coup brutal au barrage de déni qu'elle avait consciencieusement construit ces dernières semaines autour de la figure de Murdock. Tous ces contacts prolongés qui avaient brouillé la frontière de leur amitié remontaient à la surface. Elle évita consciencieusement le regard de Gauvain, persuadée qu'il pouvait percer à jour ce qu'elle espérait garder secrètement en elle. Elle ravala toutes les pensées que les traces laissées par Murdock sur sa peau faisaient resurgir. Elle ne pouvait pas nier comprendre ce désir incontrôlable. Elle pouvait concevoir tout à coup qu'il ai pu regarder quelqu'un d'autre qu'elle.
« ça veut pas pour autant dire que c'est plus toi que j'aime, assura-t-il. C'est pas la même chose ! »
Elle sentait confusément qu'il disait la vérité. Sa main effleura doucement la sienne, elle la lui abandonna en relevant son visage sur ses yeux bleus. Ce n'était pas la même chose ? Elle se souvenait de la première fois qu'il lui avait dit qu'il était amoureux d'elle, la première fois qu'ils avaient fait l'amour, qu'il l'avait embrassé. Une année à construire leur couple, une année qui pouvait s'effacer en un instant, emportant avec elle tous ces souvenirs. Tout ça pour un moment d'égarement dont elle n'était pas certaine d'être elle-même innocente dans cette affaire.
« C'était la seule fois ? murmura-t-elle enfin.
-C'était la seule fois, promit-il. C'était une connerie. »
Il avait traversé une partie des Archipels pour la rejoindre, pour lui demander pardon.
« J'ai pas envie que ça nous sépare, avoua-t-il. Et toi ?
-Tu m'as fait de la peine, finit-elle par dire. ça... ça va mettre du temps à disparaître. »
Le regard bleu ciel de Gauvain se voila, il lui adressa un petit sourire et enlaça ses doigts des siens. Le coup qu'il lui avait porté, la sensation de trahison, les larmes, Murdock et … tout pouvait n'être qu'une erreur. Ce n'était peut-être qu'un instant d'aveuglement qu'ils pouvaient surmonter. Combien de couples avant eux avaient dû faire face à ces hésitations ?
« Je te promets que ça n'arrivera plus. »
Il lui tendit doucement les fleurs. Tout était embrouillé dans sa tête, la perspective de le quitter là comme ça, brutalement, faisait naître en elle un sentiment d'incertitude. Il lui coupait le souffle dans un vertige. Elle hocha la tête et lentement s'empara du bouquet.
OoOoOo
« C'est Anak, la présenta-t-elle simplement. »
Gauvain tendit la main vers la Sioux. Celle-ci lui décocha un petit regard en biais qui fit rosir ses joues avant de répondre au geste de salut du chanteur. Sibéal était mal à l'aise. Elle sentait bien que si personne n'émettait le moindre commentaire, tout le monde avait son avis sur ce revirement de situation. Le regard mauvais que dardait Nialh vers Gauvain lui donnait envie de disparaître de la surface de la terre. Ils étaient revenus vers le Modsognir en fin de matinée, le comité d'accueil avait été bien tiède, la laissant terriblement embarrassée. Elle se demandait s'ils la jugeaient pour avoir accepté si aisément d'essayer de lui pardonner. Elle n'avait rien dit mais ils avaient sans peine compris cela. Seul Apollo avait poliment posé des questions à Gauvain sur son voyage pour rallier les Açores. Sibéal lui en avait été infiniment reconnaissante.
« Y paraît que c'est grâce à toi que j'ai encore le plaisir d'avoir Nialh sur mon dos ?
- Oh ben j'ai été aidée quand même, nuança-t-elle, puis bon sans Wanda, j'aurais pas pu faire grand chose pour lui.
- Dis pas n'importe quoi, la coupa Sibéal. Elle a bravé la tempête pour venir à notre secours !»
Gauvain sembla moyennement impressionné. A vrai dire ces histoires de navires le laissaient toujours indifférent. Cette affaire en particulier rappelait les avertissements qu'il lui avait donnés quant à la stupidité d'une telle entreprise de chasse aux chimères. Sibéal préféra changer le sujet et accepta la proposition d'Anak d'aller faire un tour au petit magasin du port de pêche. Gauvain s'empressa de proposer de les accompagner. Au regard noir que lui jetait Murdock, il valait mieux.
« C'est mignon ici, un peu petit mais ça a pas mal de charme, commentait-il sur le chemin. Bon la tempête a un peu ravalé les façades quoi. »
Et en effet, des branches jonchaient encore le bord de la rue et des éclats de tuiles étaient encore au sol. Les arbres avaient été dépouillés de leurs fleurs et se balançaient nus dans le vent. Le ciel d'un bleu éclatant faisait oublier que deux jours auparavant Porta Delgada avait essuyé un terrible grain.
« Oriag a acheté des combinaisons pour elle et Apollo, fit Anak. Ça va pas faire l'affaire.
- Je sais mais bon... grimaça Sibéal, ils voudront jamais nous croire si on leur dit qu'on a besoin de plus.
- Tant pis, haussa-t-elle des épaules. On va le faire nous-même.
- Oui, hocha-t-elle la tête avant d'avoir un sourire amusé, j'imagine la tête qu'ils vont faire.
- Vous allez acheter quoi ? Demanda Gauvain intrigué.
- Des harpons, répondit Sibéal.
- Des harpons ? Pourquoi faire ? Vous faites dans la pêche de phoque maintenant ? »
Anak glissa un regard à Sibéal, elle secoua doucement la tête. Il était inutile de le mettre dans la confidence, lui moins qu'un autre les croirait. Il n'avait même pas vu ce qu'elles avaient décerné dans les eaux sombres de l'océan.
« Y paraît que le steak de phoque c'est super bon, lâcha-t-elle pour toute réponse. Pas vrai Sib ?»
Gauvain la dévisagea, se demandant si elle ne se payait pas sa tête. Sibéal fureta parmi les rayonnages à la recherche d'une arme efficace. Elle détailla quelques haches de sécurité sans conviction lorsqu'Anak apparut dans l'allée en brandissant un lance-harpon impressionnant par sa taille.
« Pas mal ça non ? »
Sibéal hocha la tête, oui ça ferait parfaitement l'affaire. Elle vint essayer l'engin pour se rendre compte de son poids, étonnamment léger.
« On va en prendre quatre ou cinq, t'en penses quoi ?
- Minimum, appuya la Sioux.
- Euh... mais vous comptez faire quoi avec cet arsenal ? »
Anak et elle échangèrent un regard entendu. Son amie posa nonchalamment le lance-harpon en travers de ses épaules et prit une pause dégagée qui amusa Sibéal.
« Ben, chasser une colonie de phoques ! »
OoOoOo
« Pfff... j'ai pas envie de partir d'ici, soupira Nialh.
- Comment ça ? fit malicieusement Sibéal, le mal de mer ?
- Hey ! C'est arrivé que la première fois ! S'offusqua-t-il.
- Alors quoi ? Taquina-t-elle, c'est ta Vanessa c'est ça ? »
Accoudé à la table du bar du port, il haussa les épaules mais son air un peu rêveur valait toutes les réponses du monde. Elle le trouvait attendrissant même si c'était particulièrement drôle de le voir tout énamouré. Il avait toujours eu le chic pour s'amouracher très rapidement, c'était un sujet de moquerie depuis l'adolescence. Il poussa un soupir.
« J'sais pas quand on pourra se revoir, ça en finit pas cette affaire de malédiction franchement.
- Tu as son numéro non ? Ça va le faire t'inquiète.
- Mwouais... les relations à distance me laissent dubitatif. »
La pique de son frère la fit rougir. Elle ne savait pas si c'était la bonne décision d'accepter les excuses de Gauvain. Celui-ci lui adressait un sourire lumineux, comme si tout avait été oublié, assis à sa gauche. Elle y répondit doucement. Elle était simplement pas sûre de vouloir le quitter là comme ça, elle avait peur de commettre une erreur stupide.
« Tout le monde mérite une deuxième chance, souffla-t-elle maladroitement.
- Ouais, s'tu veux, lâcha-t-il sèchement avant de s'adoucir, écoute Sib, t'es ma sœur, et je t'aime mais… il te rendra jamais heureuse. Ça m'rend malade que tu t'entêtes !
- J’ai compris, mais tu veux bien me faire confiance et me laisser décider ? répondit-elle.
- J'imagine que j'ai pas le choix... soupira-t-il. »
Elle secoua la tête, lui embrassa gentiment la joue et retourna son attention sur le reste de la tablée. Son frère marmonna un « ça nous aurait épargné des emmerdes si t'avais accepté mon plan de sortir avec Apollo... », elle lui donna un petit coup de coude pour faire taire cette idée. Elle ne voulait pas attirer l'attention de Chad sur elle, elle ne savait pas où il se positionnait vraiment dans cette relation avec Apollo mais elle semblait dépasser le simple versant physique. Elle n'avait aucune envie d'être dressée par son frère en rivale et de subir les foudres du meilleur ami d'Anak, sait-on jamais il pourrait croire aux stupidités de Nialh dans un moment d'égarement ou d'ébriété... Et puis comment son frère pouvait-il être aussi aveugle et entêté ? Si Appolo avait eu un réel béguin pour Chad avant même de l'avoir rencontré, il était assez évident pour qui le connaissait ou voyait les longues œillades qu'il lui adressait dès que celui-ci avait le dos tourné qu'il était maintenant amoureux de lui. A l'instant même, il écoutait avec patience et intérêt tout ce qu'il disait en le dévorant des yeux. Elle n'était pas sûre que Chad ai bien compris qu'il espérait bien plus que lui de tout ça…
« Oui oui, on a un concert de prévu au Workman's club, assura fièrement Gauvain à Mohvo.
- Ah ouais ? C'est grand comme salle ? Demanda-t-il.
- Pas vraiment, lâcha sèchement Murdock.
- Quand même ! s'empourpra Gauvain.
- Ya quoi ? Mille places ? Rétorqua-t-il.
- Plus ou moins, répondit-il d'un air pincé, mais c'est surtout une salle à la programmation renommée !
- Ça compte aussi, temporisa gentiment Moh. Il faut bien commencer quelque part ! »
Sa remarqua arracha un sourire à Murdock et une grimace à Gauvain. Sibéal, embarrassée, tenta de changer de sujet en proposant de payer sa tournée. Sa remarque remporta l'adhésion, elle s'empressa à l'intérieur pour passer commande accompagnée de son frère et Anak pour apporter les boissons.
« Bon et sinon toi et l'autre statue ça se passe bien ? demanda Nialh.
- Je crois oui, rosie-t-elle avec une petite mine rayonnante.
- T'as de la concurrence quand même, les groupies ne vont jamais laisser l'affaire, s'amusa-t-il.
- Je vais pas me battre contre elles, haussa-t-elle les épaules. Elles auraient ma peau ! »
Nialh eut un rire, Sibéal lui assura qu'elle n'avait pas à se battre. Valérian semblait peu intéressé par d'autres personnes de la gent féminine. Au moment où elle reporta son attention sur la terrasse, elle se figea et attrapa le bras de son frère pour lui désigner la rue.
« C'est lui, non ? Le mec qui nous espionne au port ?
- Putain t'as raison, s'écria-t-il, c'est lui !
- Faut le suivre ! S'exclama Anak, il a peut-être saboté le Yakt ! »
Abandonnant les commandes sous le cri exaspéré du patron, ils s'élancèrent à sa suite. Sibéal dans un moment de remords balança quelques billets sur le comptoir avant de filer derrière les deux autres. Leur cible était un homme à la peau basané, grand et à la calvitie prononcée. Ils prirent leur précaution et firent mine de flâner derrière lui, s'arrêter pour consulter le menu d'un restaurant ou la vitrine d'une boutique avant d'accélérer à chaque intersection où il disparaissait. Il ne sembla pas penser pouvoir être suivi et ne se retournait pas vers eux.
« Il retourne au port non ? fit Sibéal. »
En effet, l'homme les faisait revenir sur le port. Heureusement en milieu de journée, il était assez animé et ils purent se faufiler parmi les marins et les badauds. L'homme bifurqua pour emprunter le ponton sud, ils restèrent sur le quai incertains. Le ponton était réservé aux équipages des bateaux amarrés, s'ils s'y enfilaient ça serait suspicieux. Heureusement, l'homme monta dans le deuxième navire. Kozak disaient les lettres marines sur la coque blanche. Sibéal fronça les sourcils, elle n'avait jamais vu ce nom.
« Vous pensez que c'est eux qui sont à nos basques ? Fit Anak.
- Pas sûr, mais Murdock et Yakta ont l'air de trouver son comportement suspicieux, répondit Sibéal.
- Il n'y a probablement pas qu'eux, marmonna Nialh nonchalamment accoudée à un lampadaire. »
Anak avait sorti de sa poche les cigarettes de Chad et ils faisant maintenant mine de crapoter en discutant, l'œil déviant régulièrement vers le Kozak. Nialh finit par s'agacer de l'attente et proposa de rejoindre les autres. Elles acquiescèrent lorsqu'apparut sur le pont du navire la silhouette élancée d'une femme à la chevelure bouclée. Sibéal eut l'impression de l'avoir déjà vu... est-ce que ce n'était pas celle qui les avait bousculé sur le ponton ?
« On dirait la fille, commença-t-elle en direction d'Anak, celle de la dernière fois, non ?
- C'est carrément elle, acquiesça-t-elle. »
Tout à coup, Nialh tourna brusquement les talons et les planta là. Éberluées par cette réaction, elles échangèrent un regard stupéfait et s'empressèrent à sa suite. Sibéal attrapa son bras alors qu'il grimpait sur la digue de pierre. Il tourna son visage vers elle, il était écarlate et passait maladroitement sa main sur visage. Le vent bataillait dans sa chevelure. Une vague d'inquiétude la saisit :
« Nialh, qu'est-ce qu'il y a ? »
Il évitait le regard de sa sœur, la mâchoire serrée.
« La fille c'est Vanessa. »
Elle écarquilla les yeux de surprise et comprit aussitôt que cette rougeur c'était l'humiliation cuisante qu'il venait d'essuyer. Il passait machinalement ses doigts dans ses cheveux, jetant des coups d'œil gênée à Anak restée en retrait. Sibéal ne détacha pas ses doigts de son avant-bras.
« Je suis trop con, lâcha-t-il blessé et irrité.
- Dis pas ça, secoua-t-elle la tête, tu savais pas.
- J'ai... j'ai pas pensé que... bordel Murdock va me tuer.
- C'est pas de ta faute, asséna-t-elle, il comprendra. »
Il secoua la tête avec dépit, son visage rouge et les larmes de colère dans ses yeux donnèrent envie à Sibéal de couler le Kozak pour avoir fait de la peine à son petit frère. Elle serra les dents, fronça les sourcils avec détermination.
« ça aurait pu être n'importe qui d'entre nous, assura-t-elle, t'as pas à t'en vouloir ! »
Il se laissa tomber sur une des pierres de la digue, cachant son visage entre ses mains, honteux et dépité. Elle s'assit près de lui, passant gentiment son bras autour de son dos et posant sa joue sur son épaule.
« On va pas les laisser s'en sortir comme ça, assura-t-elle. »
OoOoOo
Murdock le dévisagea d'un air songeur, la main accrochée entre sa mâchoire et sa joue. Yakta eut un soupir. Nialh, raide, tenait mécaniquement son bras en écharpe sans broncher, attendant leur verdict. Sibéal lui glissa un petit regard de soutien.
« Au moins tu ne leur as pas dit grand chose, concéda Yakta, c'est bien ça ?
- Je ne crois pas, fit-il, mais... je sais pas trop...
- Nialh, c'est important, coupa Murdock. Est-ce qu'ils savent où on va ? Ou ce qu'on a découvert ?
- Non. Ils savent juste qu'on cherchait un traducteur de nabatéen et qu'on vient de Comor...
- Il pourrait trouver le temple ? Fit Anak, il est quand même bien caché...
- Ils ont pas la clé, fit Yakta. Ils feraient chou-blanc.
- Alors quoi ? Ils vont nous suivre ? proposa Oriag.
- Ya de forte chance oui. »
Les deux capitaines échangèrent un regard entendu.
« ça change rien, lâcha Murdock. On va s'tirer discrètement. Le truc avec tes déboires Nialh c'est que maintenant c'est nous qui avons l'avantage sur le Kozak. »
Nialh hocha la tête comme si le demi-nain venait de lui offrir une rédemption. Yakta en profita pour leur annoncer le départ à l'aube demain matin dans la plus grande discrétion. Ils étaient allés régler leur place de port, fait le plein, ils n'avaient plus qu'à larguer les amarres. Le bras de Nialh et sa récente commotion ne lui permettaient pas de participer aux manœuvres, Anak voguerait avec le Modsognir.
« On s'est réparti les sites engloutis, ya plus qu'à aller ratisser et se tenir au courant. On se donne rendez-vous à Dakar dans dix jours, expliqua Yakta, espérons que d'ici là on aura trouvé quelque chose. »
Sibéal hocha la tête, penchée sur la carte où des petites pastilles bleues et jaunes indiquaient la grosse demi-douzaine de sites à fouiller. Le Modsognir voguerait vers les plus éloignés, la vitesse du navire lui permettrait d'être quand même dans les temps pour retrouver Yakta à Dakar.
« Je viens avec vous, annonça Valérian.
- Ya pas de problème mon grand, bienvenue à bord, s'amusa Murdock, j'vous prépare la cabine nuptiale !
- Hé oh, c'est ma cabine dont on parle.... marmonna Nialh.
- Mon vieux, t'es pas en position de te la ramener. »
La remarque le laissa piteusement couac, Sibéal eut un pincement navré pour lui et lui serra gentiment la main. Elle échange un regard avec Murdock qui haussa les épaules, elle le soupçonnait de prendre un malin plaisir à pouvoir moucher son frère aussi efficacement. Ils finirent par clore la discussion, Anak assurant à Nialh que sa propre cabine trouverait toute sa satisfaction. Il parut soulagé de la partager avec Mohvo.
Sibéal sortit retrouver Gauvain qui grattait sa guitare sur le pont. Elle s'assit à côté de lui, sans le toucher. Elle n'avait pas très envie de se lancer dans des marques d'affection, il allait falloir un peu de temps pour ça.
« Alors, ce conseil de guerre ?
- On part demain à l'aube, fit-elle.
- A l'aube ? S'étonna-t-il. »
Elle pouvait discerner une pointe de déception et peut-être une forme d'accusation de partir aussi vite alors qu'il s'était précipité pour la retrouver. Elle sentait poindre la culpabilité mais l'évacua aussitôt, elle ne pouvait pas être la seule fautive de l'histoire. Il sembla percevoir qu'il ne valait mieux pas s'aventurer sur ce terrain, pas en ce moment. La réconciliation était aussi incertaine que friable. Il avait esquissé quelques gestes vers elle, mais elle n'avait pas envie de l'embrasser, pas envie de dormir contre lui. Pas envie d'oublier même si elle avait accepté de pardonner.
« Tu veux aller manger un bout en ville ? proposa-t-il alors. »
Elle hocha la tête et lui emboita le pas pour descendre à quai.
OoOoOo
Le jour n'était pas encore levé même si le ciel pâlissait à l'horizon dans une traînée de nuages gris perle. Sans élever la voix, les deux équipages s'activaient à préparer le départ, on n'entendait que le bruit de leurs pas sur le pont. Anak et Valérian avaient embarqué, tandis que Nialh avait été accueilli sur le Yakt. Murdock et Yakta discutaient tout bas sur le quai avant que les deux navires ne se séparent. Sibéal, emmitouflée dans son pull et les jambes frissonnantes, se balançait machinalement en cherchant ses mots pour dire au revoir à Gauvain.
« On se voit bientôt, promit-elle.
- Ah ouais... Vraiment ? Fit-il dubitatif.
- Je... je ne sais pas quand on en aura fini, avoua-t-elle.
- Ouais, c'est sûr que courir après des chimères ça prend du temps. »
Ils ne seraient peut-être jamais d'accord sur cela, et si son équipage ne croyait pas à la malédiction comment pouvait-elle espérer le convaincre d'y croire lui ? Elle aurait aimé qu'il la croit simplement, sans preuve. Mais c'était stupide, personne ne pouvait croire à ça. Elle était un peu dépitée de ne pas pouvoir apporter plus de crédit à ses mots.
« Je ferai de mon mieux pour revenir vite, assura-t-elle.
- D'accord... Tu me manques Sibéal, lâcha-t-il, je sais que j'ai pas à te demander quoi que ça soit là... »
Non, non vraiment pas. Mais elle tût ces paroles.
« J'aimerais bien qu'on se retrouve un peu, et qu'on discute de ce qu'on voudrait pour notre futur à tous les deux. »
Ses yeux bleus dont elle discernait mal à la couleur dans la pénombre semblaient scruter un début de réponse sur son expression. Elle resta interdite, à se demander soudainement ce qu'elle, elle voulait pour le futur. Elle n'envisageait rien, elle voulait simplement arriver à dépasser la rancœur, à retrouver un semblant de confiance en lui. Elle hocha lentement la tête, peut-être que la distance lui permettrait de digérer, de se donner le temps d'imaginer la suite et de lui apporter pardon et réponses. Il eut un sourire, s'avança vers elle. Elle le laissa poser ses lèvres fraîches sur les siennes. Elle n'arrivait pas à oublier que la dernière personne qu'il avait embrassée était cette inconnue à l'autre bout du fil.
« Je t'aime, lui affirma-t-il le front contre le sien. »
Elle était incapable de répondre à cela, elle se contenta d'effleurer ses lèvres et de se détacher enfin. Elle souffla un au revoir avant de se détourner. Murdock serra la main de Yakta avant qu'ils ne se séparent. Il croisa son regard avec un air morne. Un intense sentiment de déception la saisit. Elle était terriblement embarrassée sans réellement savoir par quoi, le picotement de ses lèvres le soir du carnaval ? Son pardon à Gauvain ? L'attitude détachée qu'il lui renvoyait maintenant, comme une accusation ?
« On y va, lâcha-t-il alors. C'est bon pour toi ?»
Elle hocha la tête, cherchant maladroitement les mots qui permettraient de briser la langueur et la frustration qu'elle pouvait sentir comme une chape de plomb au-dessus d'eux. Elle avait envie de s'excuser mais ça aurait été comme un mensonge. Elle ne pouvait pas se résoudre à dire une telle énormité. Elle esquissa un geste maladroit qu'il ne vit pas en grimpant sur le Modsognir. Peut-être bien qu'il l'avait ignorée, elle n'était pas sûre. C'était sûrement mérité. Une bouffée de tristesse lui noua la gorge, elle était désemparée et honteuse. Elle ne détacha pas ses yeux de son dos alors qu'il balançait les ordres pour larguer les amarres.
Anak, Valérian et lui disparurent dans le cockpit. Apollo, Oriag et elle commencèrent la manœuvre. Le Modsognir sortit du port dans un faible bruit d'eau qui clapote. Elle trouva un certain réconfort dans ces gestes machinaux.
OoOoOo
Le ciel était sans nuage, d'une couleur éclatante tandis que le soleil faisait jaillir des éclats dorés sur la mer d'un bleu sombre. Des vagues rondes ondulaient sans heurter la coque. Son chapeau de paille vissé sur sa tête, Sibéal était paresseusement allongée sur le pont. Apollo, adossé au mât, avait les yeux fermés et offrait son visage à la chaleur du soleil. Ils avaient laissé leurs gilets de sauvetage et la tranquillité de la navigation avait fait refluer inquiétude et lance-harpons au fond de son esprit.
« Le vent vient de l'arrière, constata Apollo.
- T'as envie de sortir le spi ? sourit-elle.
- On irait encore plus vite...
- Et tu serais plus vite auprès de Chad, non ? Taquina-t-elle. »
Il s'empourpra sans pourtant la contredire. Elle se redressa, abaissant ses lunettes de soleil pour lui adresser un petit clin d'œil.
« Je vais soumettre ta proposition, proposa-t-elle. Sinon tu vas te faire harceler de remarques. »
Il lui adressa un remerciement soulagé. Marchant en faisant attention à son équilibre jusqu'au cockpit, elle y trouva Murdock qui mettait le pilote automatique tandis qu'Oriag et Anak étaient penchées sur les cartes pour tracer la trajectoire du Mod et calculer le temps qu'il fallait pour rallier les îles Pulau Bali. Valérian lisait tranquillement installé sur la banquette, il n'avait pas mis le nez dehors depuis qu'ils étaient sortis du port. Elle en venait presque à croire qu'il détestait naviguer, ce qui était surprenant pour un habitant des Archipels. Anak leva les yeux sur elle, Sibéal lui adressa un sourcil lumineux. Sa présence à bord lui faisait terriblement plaisir.
« Hey ! apostropha-t-elle, c'est pas le moment idéal pour dépoussiérer le spi ?
- Oh oui, bonne idée ! S'exclama Oriag. T'en dis quoi Murdock ?
- Mouais, allez, se dérida-t-il, va nous l'sortir Sib. »
Elle acquiesça avec énergie, Anak se proposa d'aller lui donner un coup de main. Elles dégagèrent la voile fine d'une couleur jaune canari de sa housse. Sibéal guida Anak sur la façon de procéder et elles l'accrochèrent aux cordages en prenant soin à solidement faire leurs nœuds. Apollo attacha le tangon dans l'écoute, adressa un petit signe à Sibéal.
« Lâche le tout, ordonna-t-elle à Anak. »
La Sioux dégagea la voile, et fit un pas de côté. Sibéal tira vivement sur la drisse et le spi s'éleva devant le génois. En un instant il se gonfla de l'air qui poussait le Mod par l'arrière en un son rond et paresseux. Le navire prit aussitôt de la vitesse, les vagues se brisèrent avec plus d'intensité sous la proue. Sibéal eut un sourire ravi en sentant le voilier filer sur la mer avec finesse et célérité. Elle posa sa paume contre son chapeau pour l’empêcher de s’envoler.
« C'est cool non ? S'écria-t-elle par dessus le vent.
- Trop ! S'exclama Anak ravie en lui tenant le bras pour trouver son équilibre.
- Avec ça, on va y être en moins de deux, lâcha Murdock en passant la tête par l'ouverture du cockpit. »
Anak arborait une expression euphorique tandis que les embruns venaient perler sur son front.
« On va faire de toi un vrai marin, fit-il avec humour, c'est pas sur le Yakt qu'on t'apprend ça hein ma grande ?
- C'est pas la même chose ! Concéda-t-elle.
- En effet, approuva Valérian soigneusement éloigné de l'ouverture. C’est très différent.
- Ben tiens, il se réveille l'animal, se moqua Murdock, il veut pas venir donner un coup de main, l'prince charmant, plutôt que de préserver son teint de pêche ? »
Valérian sembla s'agacer de sa remarque, mais il ne pouvait décemment pas dire le contraire. Il était d'une inefficacité confondante depuis leur départ. Anak bondit à son secours, assurant qu'il savait très bien faire le thé, ce qui laissa Murdock dubitatif. Sibéal trouva assez touchant cet élan protecteur dont elle faisait preuve. Cela sembla amadouer Valérian dont le regard se fit plus doux en se posant sur elle. Il se détendit une fois que le bras de la Sioux fut enroulé autour du sien. Ils étaient mignons tous les deux, très différents mais étonnamment bien assortis, songea-t-elle.
« Va falloir trouver mieux, rétorqua Murdock, Nanak montre donc à ton cher et tendre comment on fait des nœuds de cabestan. Histoire qu'il nous serve à un truc. »
La demi-nain balança un morceau de bout entre les mains de Valérian. Il sembla alors tel un poisson hors de l'eau. Sa mine fit rire Sibéal et amusa grandement Murdock. Anak lui sourit avec une affection évidente.
« T'inquiète, c'est super simple. »
OoOoOo
Les yeux plissés derrière les jumelles, Sibéal apercevait la figure d'Oriag dans le zodiaque au loin. Anak et Apollo avaient disparu sous l'eau depuis une vingtaine de minutes dans ce lagon peu profond. Le Mod ne pouvait pas voguer sous peine d'abîmer sa quille contre les pierres. Murdock avait décidé de mouiller l'ancre en dehors de la crique et le voilier paressait doucement à l'ombre du versant escarpé de l'île. Il était attelé à remplir le carnet de bord et planifier leur mouillage dans le carré en écoutant la radio. L'eau était si calme, Sibéal et Anak qui avaient tenu à sortir les lance-harpons avaient eu droit à des haussements de sourcils amusés. Peut-être s'étaient-elles emballées... Elle était quand même rassurée de le savoir à portée de main même s'il paraissait bien inutile. Valérian, qui avait daigné sortir de l'habitacle, était assis sur le pont mais semblait au supplice. Il se pinçait la naissance du nez, la mâchoire serrée et les sourcils froncés.
« Tout va bien ? demanda-t-elle.
- Tout va bien oui, lâcha-t-il sèchement.
- Si tu veux, on a des trucs pour le mal de tête, proposa-t-elle gentiment.
- Je vais bien, je viens de le dire, asséna-t-il froidement. »
Il planta son regard bleu dans le sien, la déstabilisant de son éclat froid. Elle eut un mouvement de recul. Elle préféra s'éloigner pour retrouver la poupe du navire, s'installer sur les marches qui s'enfonçaient dans la mer pour suivre les opérations de loin. Elle glissa un regard circonspect à Valérian. Il semblait la mépriser particulièrement sans qu'elle en comprenne l'origine. Elle avait cru que c'était dû à ce rendez-vous en amoureux qu'elle avait plus ou moins fait tomber à l'eau mais force était de constater que ça allait au-delà. Même sa politesse rigide semblait s'éroder lorsqu'il lui adressait la parole.
« Je ne sais pas ce que j'ai fait pour qu'on parte d'un si mauvais pied, commença-t-elle sans se retourner, mais quoi que ça soit, ça n'était vraiment pas volontaire. »
Il l'ignora, elle ne se retourna pas. Est-ce que c'était lié à l'animosité que lui avait montré Esteban ? Elle n'osait rien dire à Anak, de peur de la froisser. Elle semblait si heureuse d'être en couple avec lui... qui était-elle pour venir perturber cette félicité ? Elle poussa un soupir, se déchaussa pour tremper ses pieds gonflés par la chaleur dans l'eau fraîche.
Une agitation à l'horizon lui fit tourner son attention vers le zodiaque. Oriag était complètement penchée sur l'un de boudin à scruter l'eau. Sibéal se redressa légèrement, intriguée.
« Oriag ? Demanda-t-elle dans le talkie-walkie, tout va bien ? »
Aucune réponse ne lui parvient, elle se redressa alors franchement, répétant son message.
« Tu m'entends ? Oriag ? Est-ce que tout va bien ? »
Non, quelque chose clochait. Elle n'arrivait pas à comprendre quoi, mais le mutisme d'Oriag provoquait la naissance d'un frisson dans son dos. Est-ce que les deux plongeurs rencontraient un problème technique ? Anak et Apollo étaient les plus expérimentés de l'équipage en la matière... Elle s'agaça à faire jouer la molette du talkie-walkie, espérant avoir une connexion moins grésillante. Ce fut en vain. Oriag semblait absorbée par ce qu'elle voyait sous l'eau qui clapotait étrangement autour de l’embarcation.
« Murdock, l'appela-t-elle soudain, ya un truc pas normal ! »
Il ne l'avait vraisemblablement pas entendu, la radio crachait depuis le carré sans discontinuer. Sibéal se leva et se tourna pour le rejoindre. Une sensation froide et gluante s'enroulait autour de sa cheville. Elle la vit alors, sidérée. Une longue tentacule rouge, cernée de petites veines orangées, emprisonnait sa jambe jusqu'au genou. Là, à quelques centimètres de la surface, une masse énorme s'étendait sous la poupe du Mod.
La vision lui arracha un hurlement, elle tenta de ramener sa cheville à elle.
La tentacule eut un soubresaut vif et violent, ses pieds glissèrent sur le plastique du pont. Elle s'effondra lourdement dans la volée de marches. Le choc lui coupa le souffle, ses doigts s'agrippèrent à la barre du bastingage. La force qui l'entraînait lui sciait le genou. Sa main lâcha, elle se sentit entrer dans l'eau jusqu'au bassin. La douleur laissa place à la panique. Ses doigts cherchèrent frénétiquement une prise, ses ongles râpèrent le pont en un crissement aigu. Le lance-harpon était hors de portée.
Sidéré, Valérian la dévisageait, les traits déformés par un conflit intérieur. Elle n'eut pas le temps de supplier.
La force impérieuse attira brutalement son corps à elle, elle fut engloutie par l'eau. De longs et fermes membres s'enroulèrent autour d'elle, sans affolement, dans une lenteur mortelle et horrifiante. L'étreinte lui vidait la poitrine. Affolée, elle se débattit, planta ses ongles dans l'une d'elles pour se défaire de l'emprise autour de son cou. De l'air, de l'air. La masse sans forme, telle une longue corolle de dentelles ventousées l'entraînait contre elle pour la briser entre ses membres. Plus elle s'agitait, plus la poigne se resserrait. Terrifiée, elle perdait son souffle et ses forces. L'eau filtrait à travers ses lèvres jusque dans sa bouche pour venir tapisser son palais de sel. Elle ne voulait pas mourir !
Un relâchement, rien qu'un instant. Sibéal se dégagea aussitôt, s'agrippa à la marche du Mod sous l'eau. De l'air ! Elle se sentit aussitôt attrapée et hissée vivement hors de la mer. De l'air...
« Sib ! Bordel de merde ! ça va ?! Sib ! »
Elle cracha le sel sur le pont, la respiration hoquetante et sifflante. Ses membres étaient raides, tremblant d'adrénaline et de terreur. Elle s'agrippa au bras de Murdock sans réussir à prononcer le moindre mot. Elle leva enfin les yeux sur lui. Qu'est-ce que c'était ? Qu'est-ce que c'était ? Il avait laissé le lance-harpon pour lui frotter vigoureusement dans le dos, la sortir de sa tétanie.
« Est-ce que ça va ? Aboya-t-il. Réponds-moi bordel !
- Je... je..., tenta-t-elle. »
Soudain, le bras de Murdock glissa entre ses doigts. Son juron se transforma en un cri. La masse monstrueuse avait noué ses membres spongieux et rigides autour de son mollet. Les yeux de Sibéal s'exorbitèrent d'horreur. Elle s'empara désespérément de sa main pour le retenir.
« MURDOCK ! »
Sous le choc, Sibéal manquait de force. La chose arracha Murdock à sa prise pour l'entraîner dans l'eau. La mer avait pris une teinte rouge. Son cœur battait de façon assourdissante à ses oreilles. Non. Non !
« Sibéal ! SIBEAL !»
Valérian, entre les pare-battages de la soute extérieure, avait éventré la housse dans le cockpit du pont. Il brandit un harpon avant de le lui jeter aux pieds. Agrippé au bastingage, Murdock donnait des coups de talons pour se libérer de l'emprise de la forme. Enorme, celle-ci le faisait glisser dans l'eau trouble. Faisant tanguer le Modsognir. Les doigts tremblant, Sibéal essaya de charger l'arme. Le harpon glissa une fois, et tomba au sol en entraînant tout son sang froid avec lui. Elle n'entendait que son souffle hiératique à ses oreilles. Frénétiquement, elle arriva enfin à le placer dans la charge.
Un bruit sourd d'éclaboussures. La chose dardait avec colère ses tentacules vers Murdock, tels les serpents de mers. Elle enroulait celles qui n'étaient pas blessées autour de la cuisse du demi-nain. Il allait se faire avaler. Paniquée, Sibéal ne prit pas le temps de viser. Elle se retourna vers l'eau rosée et tira. Le harpon de métal fut relâché dans les remous furieux. Les serpents de mer se rétractèrent, Murdock s'arracha violemment à l'étreinte. Trébuchant sur le pont, il tombe avec un juron. Sibéal l'agrippa aussitôt et le traînant près du mât. Ses jambes flanchèrent sous la grande voile.
« Tout va bien, tout va bien, répétait-elle paniquée. Tout va bien, tout va bien.»
Ses bras étaient secoués de spasmes, tenant Murdock fermement planqué contre elle. La chose pouvait encore revenir, pouvait encore les noyer dans son étreinte. Elle était trop choquée pour éclater en sanglots. Son sang battait sourdement à ses oreilles. Sa poitrine compressée ne laissait échapper qu’un souffle rapide, sifflant et désordonné.
« Respire Sib, ordonna Murdock d'une voix calme, inspire. Voilà. Inspire, expire. Fais comme moi, d'accord ? Allez, inspire... voilà. Expire. »
Elle tremblotait, incapable de relâcher son étreinte autour de lui ou de trouver son souffle. Il ne chercha pas à la brusquer, répétait doucement ces mots en posant sa main sur la sienne pour la rassurer. Elle était bourdonnante et prise de vertiges.
Valérian s'était dressé au-dessus d'eux. Il s'était emparé du lance-harpon qu'elle avait abandonné au sol. Les tentacules refluaient du pont dans une traînée sanglante. Il passa son torse par-dessus le bastingage, visa longuement puis tira.
Les tentacules cessèrent aussitôt de bouger.