Chapitre 22

 Petra héla son secrétaire.

« Fais-moi chercher Sima, et grouille ! J'ai besoin d'elle. »

Elle repris sa marche nerveuse, le long de la galerie ocre, puis s'arrêta devant l'une des ouvertures en ogive, paumes contre le parapet de pierre, le dos rond et le regard droit devant. Le vent tiède s'engouffrait dans ses cheveux courts et gris. La vue était vertigineuse. Temma s'étendait sous son regard, parcourue de canaux, de ponts de bois brut et d'allées de terre jaune. En périphérie, les vergers prenaient le dessus, aux côtés des auberges et des gargotes prisées des voyageurs. De son perchoir, elle pouvait même apercevoir, au loin, un convoi de marchands qui arrivaient très probablement de Mesnaam. De part et d'autre de la ville, le fleuve reprenait son tracé naturel, pour se jeter dans l'Océan-Miroir, plus loin, à l'ouest. Il s'en fallait de peu qu'elle ne vit la côte, depuis les hauteurs du palais, construit directement dans la falaise qui marquait la fin de l'immense plateau d'Otti-Jukka. Les fenêtres trouaient toute la surface de ce palais vertical, en une succession d'arches oblongues. La couleur de la roche oscillait entre des tons sable et corail, selon l'heure du jour. En fin d'après-midi, face au ciel rougeoyant, elle semblait prendre feu, offrant aux habitants un spectacle dont on ne se lassait pas. Cette pierre particulière lui avait donné le nom de Palais Safran.

Au pied de la falaise s'érigeait la monumentale caserne de Temma, grouillante de cavaliers aguerris, d'archers et de jeunes recrues s'entraînant inlassablement dans la poussière qui jaunissait les corps et les tenues. Elle se hissait en terrasses jusqu'à la base du palais, d'où l'on entendait les chocs des deux-lames à toute heure du jour. Au delà des murs de la caserne, la ville s'animait, insouciante, gonflée d'un sentiment de sécurité jamais démenti depuis des générations.

Petra n'avait pas cette insouciance. Commandante-gouverneure de Temma, elle supervisait l'entraînement des troupes, que tant d'années de paix pouvaient amollir, et gouvernait la ville, se tenant informée nuit et jour par ses Ouïes qui allaient et venaient constamment entre la ville et le palais. On lui rapportait tout conflit larvé, toute concurrence déloyale, tout accident, et elle agissait en conséquences. Elle aimait aussi qu'on lui rapporte les satyres à son sujet. Cela la divertissait, souvent, elle leur trouvait de l'esprit. On aimait la dépeindre en invertie peu raffinée, d'allure monumentale et grossière, vorace en diable, forte comme trois hommes et jurant comme un savetier. La caricature était féroce, mais non dénuée de réalité, excepté pour son prétendu goût saphique. Petra n'aimait pas les femmes. Elle n'aimait pas non plus les hommes. La chair et l'amour ne l'intéressaient pas simplement pas. Quant à sa corpulence, réelle bien que moindre que dans les chansons, elle ne venait pas de sa prétendue gloutonnerie. Elle avait toujours mené une vie ascétique. Elle était lourde et grosse, cependant, et s'en accommodait très bien.

Elle s'installa à l'écritoire le plus proche, et entama une lettre. A sa nomination en tant que gouverneur-commandante, ce fut l'une de ses rares exigences : que soit toujours à sa disposition de l'encre et du papier. Où qu'elle soit dans le palais, elle voulait pouvoir s'asseoir et écrire. Elle sortait peu, et gérait ses affaires par missives, portées par des valets aux jambes légères. Les lettres devaient être de sa main, quelle qu'en fut l'importance. Son secrétaire ne toucha jamais une plume. Elle écrivait des dizaines de messages par jour, à toute heure, et, fort heureusement, elle écrivait mieux qu'elle ne parlait. Aucun horaire un tant soit peu régulier n'organisait ses journées, et elle ignorait l'usage de la chambre à coucher comme celle de la salle à manger. Elle dormait quand il le fallait, une paire d'heures, effondrée dans les fauteuils qui, comme les écritoires, jonchaient le palais jusque dans les lieux les plus improbables. Puis elle se relevait, aussitôt affairée, comme si le sommeil lui eut rappelé quelque affaire urgente. Elle sillonnait alors le palais, perdue dans ses réflexions, croquant un fruit, et débouchait parfois dans les cuisines ou sur le chemin de ronde. Elle marchait constamment, ne s'asseyant que pour écrire, et dormir. Son équilibre, disait-elle, elle le trouvait dans l'art du combat. Quand ses pas la portaient jusqu'à la caserne, elle faisait quelques passes d'armes avec le premier homme qu'elle croisait, dans ses habits quotidiens, l'épuisait, puis reprenait son errance.

Petra relut sa lettre, la saupoudra de poudre-buvard, et la cacheta de l'arc bandé des Tyr agrémenté du rameau de Temma. Elle était indécise, depuis quelques heures. L'entretien avec le Premier archer et le Messager-Chef de Kaalun avait été légèrement tendu, mais rien de très anormal. Leur venue avait été précipitée par une prétendue épidémie incontrôlée, dont elle avait eu écho par ses Ouïes auparavant. De nombreux marchands de Temma refusaient dorénavant de se rendre à Kaalun. Le Messager-Chef lui présenta un moyen complexe et fastidieux de poursuivre les échanges commerciaux en limitant les contacts au maximum. Il était assez évident qu'il attendait implicitement de Petra qu'elle s'engage à forcer la poursuite des échanges commerciaux avec la capitale. Elle rétorqua que tant que Kaalun disposerait de biens de première nécessité, elle laisserait les commerçants du sud libres de choisir leurs clients, et l'entretien ne s'était pas prolongé. Elle s'étonna par ailleurs que son frère envoie ses hommes avec de telles demandes. Cela ne lui ressemblait pas.

Quelques heures plus tard, au cœur de la nuit, une Ouïe lui signala que le Premier Archer de Kaalun venait de se rendre, seul, chez Marcus Bekri, dont elle avait appris à se méfier en dépit de son jeune âge. Il était devenu le maître de l'armée de Bekri, à la mort de son père, et comme tout un chacun, elle savait que leur allégeance au royaume ne pesait pas bien lourd... Elle ne put obtenir plus d'informations : la forteresse Bekri était l'un des très rares lieux de Temma où ses Ouïes n'avaient aucun accès. La teneur des échanges entre les deux hommes resterait inconnue.

Sima entra sans un bruit. Petra la reconnut à son silence, ne pouvant se fier à son visage. Sima était sa première Ouïe, dont le talent conférait à l'invisibilité. Ses traits, banals, la rendait difficile à identifier. Un fard, un foulard, une ombre sur l'arrête du nez et elle devenait une autre. Seul le tatouage doré sur sa nuque permettait de l'identifier formellement.

« Commandante.

– Faudrait que tu files à Kaalun sur-le-champ, voir ce qui s'y trame. Je crois que foutre à ces histoires d'épidémie. Je pensais aussi te confier un message pour mon fossile de frère, mais... », elle déchira brusquement le rouleau dont la cire venait de sécher, « Pestelune, serait plus sage de rien dire pour le moment... J'aime guère les cachotteries de son Premier Archer, c'est une fouine. Je préfère qu'il sache que dalle, c'est plus prudent... Va. »

Elle ne s'habituerait malgré tout jamais à la vitesse à laquelle son Ouïe disparaissait, comme aspirée par le décor.

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Fannie
Posté le 30/01/2020
Chapitres 22 et 23 :
La description du bâtiment et de la ville est belle, mais la première n’est pas facile à visualiser. Cette Petra est bien loin de l’image qu’on se fait des femmes dans les univers médiévaux. Elle a une personnalité et un physique hors du commun. C’est très bien aussi qu’elle ne soit pas complexée par sa corpulence : ça change du message habituel. Elle n’est pas éminemment sympathique, mais elle semble compétente et sérieuse dans son travail.
La scène du miroir est amusante. Ce n’est pas par négligence qu’Olga ne soigne pas son apparence, mais par crainte de la vanité, qui est à ses yeux un dangereux péché. C’est intéressant.
Quant au prince, ça se confirme : son attitude n’est pas du mépris. Ce n’est peut-être pas une dépression non plus, mais en tout cas la souffrance physique et psychologique se mêlent. J’aime bien la réaction d’Olga qui lui dit que s’il se comporte en enfant, elle le traitera comme un enfant. Et lui, ça le fait rire ; il n’est pas susceptible et ça le rend sympathique.
Coquilles et remarques :
Il y a toujours un abus de majuscules, mais je ne vais pas toutes les relever. Il faudrait que tu ajustes ça dans toute l’histoire.
— Elle repris sa marche nerveuse [Elle reprit]
— Il s'en fallait de peu qu'elle ne vit la côte [qu'elle ne vît ; subjonctif imparfait]
— Au delà des murs de la caserne [Au-delà]
— Commandante-gouverneure de Temma [Commandante-gouverneresse, comme je te l’avais proposé précédemment]
— et elle agissait en conséquences [en conséquence]
— Quant à sa corpulence, réelle bien que moindre que dans les chansons [Je dirais « imposante » plutôt que « réelle » ; qu’on soit gros ou maigre, on a toujours une corpulence.]
— Elle s'installa à l'écritoire le plus proche, et entama une lettre [la plus proche ; écritoire est féminin / la virgule est de trop]
— A sa nomination en tant que gouverneur-commandante [À / j’insiste sur « gouverneresse » ; il faut choisir si c’est « commandante-gouverneresse » ou « gouverneresse-commandante » et mettre la même chose partout]
— Elle sortait peu, et gérait ses affaires [la virgule est de trop]
— quelle qu'en fut l'importance [quelle qu'en fût ; subjonctif imparfait]
— comme si le sommeil lui eut rappelé quelque affaire urgente [lui eût rappelé ; conditionnel deuxième forme]
— ne s'asseyant que pour écrire, et dormir [la virgule est de trop]
— elle laisserait les commerçants du sud libres [du Sud si c’est une région]
— Ses traits, banals, la rendait difficile à identifier [rendaient]
— Un fard, un foulard, une ombre sur l'arrête du nez [l’arête]
— « Commandante. [Je mettrais un point d’interrogation.]
— Pestelune, serait plus sage de rien dire pour le moment… [« ce serait » ou « ça serait » / joli juron, poétique :-)]
.
— qui souffrait mille angoisses [de mille angoisses]
— qui lui avait échappé jusque là [jusque-là]
— En s'en approchant, un portrait terriblement vivant y apparu [apparut]
— Elle s'assit face à la coiffeuse, (...), et compris qu'elle contemplait [comprit]
— qui encadraient son nez droit, et un peu long [la virgule est de trop]
— Elle découvrit son cou blanc et mince, tâché de grains bruns [taché ; sans accent circonflexe]
— Ses avants-bras sortaient du lit [ses avant-bras]
— Elle entreprit de lui faire un cataplasme, celui qu'elle préparait pour les plaques des nourrissons dénutris, déjà à court d'idées [Je commencerais la phrase par « Déjà à court d'idées, » parce que dans l’ordre actuel, on dirait que « déjà à court d'idées » se rapporte aux nourrissons dénutris]
— Que croyait-il l'aristocrate ? [Virgule avant « l'aristocrate »]
— Mais une minuscule rivière bleue foncée coula sur la joue rongée de maladie. [bleu foncé ; les adjectifs composés de couleur sont invariables / rongée par la maladie]
— tous les malades qu'elle avait vu jusqu'à présent [vus]
— elle n'aboutissait qu'à lui faire souffrir le martyr [le martyre ; un martyr est une personne]
— C'était décidément un bien drôle de Prince, au milieu de ses bouquets de fleurs sèches et ses yeux rivés sur le dehors. Qui, dans son agonie, compatissait avec le peuple. [J’écrirais : « au milieu de ses bouquets de fleurs sèches, les yeux rivés sur le dehors et qui, dans son agonie, »]
Isapass
Posté le 15/01/2018
Encore un personnage haut en couleur. Je dirais que c'est un personnage droit, non ? Elle n'a pas l'air d'une filoute. 
Je t'avoue que j'ai trouvé le premier paragraphe un peu long, mais ensuite, tu as su me raccrocher. 
Faudrait vraiment que tu insistes pour la carte : j'ai encore eu du mal à resituer Temma...  
Une seule remarque de pinaillage : j'enlèverais "malgré tout" dans la dernière phrase. Ca alourdit et ce n'est pas vraiment justifié je trouve. 
Olga la Banshee
Posté le 15/01/2018
Oui, j'aime beaucoup Petra. Je crois que si je devais recommencer Sang d'encre, elle serait beaucoup plus centrale. Droite, pas tendre, complètement hors-normes aussi. Elle ne devait pas apparaître au début, je l'ai inventée un peu sur le coup... Ce sont les meilleurs :)
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