Chapitre 22

Par Ohana

Le haut-mage leur avait menti.

Incapable de maitriser la colère qu’il ressentait et le sentiment de trahison, Alaric se laissa envahir par cette pensée, les mains tremblantes. Son esprit accablé repoussait toute tentative de trouver une raison plausible au fait que ce qu’il avait sous les yeux ne leur ait jamais été communiqué.

Car il existait bel et bien un moyen de rentrer dans leur monde. Chez eux. En sécurité.

Le parchemin qu’il avait trouvé expliquait comment les portes avaient été fermées pour empêcher des menaces extérieures de planer sur ce monde. Le jeune homme n’avait pas la prétention de tout comprendre, mais il voyait l’essentiel : ils avaient la possibilité de mettre la main sur l’artéfact et les vestiges de ce magicien, dont le nom ne lui disait rien du tout, à l’origine de cette fermeture.

Le cœur battant, commençant à se sentir oppressé par cette pièce sombre, Alaric tourna les talons. Il aurait pu continuer à explorer et découvrir les autres secrets que cachait cet endroit, mais une envie s’était imposée, irrépressible. Il fallait qu’il trouve Talia pour lui faire part de sa découverte. C’était vital. Ils pourraient ensuite décider de ce qu’ils allaient faire.

Non. Il savait ce qu’il devait faire. Courant presque dans les couloirs à moitié éclairés, risquant de se prendre les pieds dans certains pans de mur qui s’étaient effrités au fil du temps, il fut pris de nausée. L’urgence de sa découverte l’enveloppait totalement, amplifiée par cette voix qui ne cessait de lui souffler à l’oreille, de lui marteler le crâne. Il ne savait plus si c’était la sienne ou autre chose, et il s’en fichait.

Il comptait bien ouvrir ces fichus portes.

Un peu confus, il finit par se rendre compte qu’il avait bifurqué dans un couloir tout aussi poussiéreux que les autres qu’il ne connaissait pas et qu’il n’avait pas vu à son premier passage. De plus en plus nauséeux, le jeune homme se força à s’arrêter quelques instants.

  • Reprends-toi, murmura-t-il à son intention, inspirant un grand coup.

Grand mal lui en prit, son passage frénétique en ces lieux qui ne semblaient pas avoir vu la vie depuis des siècles avait soulevé la poussière. Toussant bruyamment, Alaric avança pour y échapper. Il finit par buter contre un mur. Un cul de sac.

Se souvenant de la manière dont il avait découvert ces couloirs oubliés et désirant sortir de ce labyrinthe oppressant, il n’hésita pas et utilisa à nouveau la magie pour passer à travers la surface de pierre.

Quelle ne fut sa surprise lorsqu’il réalisa qu’il venait d’apparaître dans une grande pièce. Les murs semblant avoir été creusés à même la pierre, il comprit qu’il était descendu encore plus bas sous les fondations du château.

Pourtant, la caverne semblait beaucoup plus vivante que les couloirs sombres qu’il venait de quitter, doucement éclairée par des lampes alimentées par la magie. Les murs étaient parsemés d’alcôves d’où émanait une légère lueur dorée.

Curieux, Alaric s’approcha d’une d’elle et sursauta lorsqu’il y vit un corps allongé, recouvert jusqu’aux épaules d’un linceul.

  • Alaric ?

Il sursauta à nouveau, manquant de hurler en entendant cette voix briser le silence de mort des lieux. Son regard alarmé se posa sur Veenya, qui se tenait là, une lampe à la main. Elle le regarda avec curiosité et étonnement, le temps qu’il reprenne ses esprits et que son cœur se calme.

  • Est-ce que ça va ? Que fais-tu ici ? lui demanda-t-elle d’une voix douce.

Mal à l’aise, l’adolescent rougit légèrement. Il avait eu la bonne idée de ranger, quelques instants plus tôt, le parchemin sous sa veste.

  • Je … Quel est cet endroit ? fit-il plutôt, trop gêné pour parvenir à le cacher.

De toute manière, il ne pouvait pas vraiment lui cacher son malaise. Tout ce qu’il fit fut de barricader son esprit pour être certain qu’elle ne voit pas quelque chose qu’elle n’était pas supposée voir. Il savait qu’elle ne le ferait pas intentionnellement.

  • C’est ici que reposent nos mages, pour leur sommeil éternel, répondit-elle en un chuchotement, obligeant Alaric à s’approcher légèrement pour la comprendre.

Il jeta un regard surpris sur le mage étendu dans l’alcôve face à eux. Le jeune homme ne s’attendait définitivement pas à tomber sur un tombeau magique.

  • Je ne comprends pas, ils semblent si …
  • Vivants ?

Pas à ce point, mais il était vrai qu’il se serait attendu à des corps un peu plus décrépis. Voyant les questions dans ses yeux, Veenya continua :

  • Tu vois le linceul ? Il est tissé d’un matériau élaboré il y a quelques centaines d’années par des mages du royaume de Vargues, avant la dynastie actuelle. Il permet de conserver à jamais les corps, se nourrissant de l’étincelle magique que laisse derrière lui un mage qui décède.

Alaric observa quelques instants le mage éternellement endormi, pensif.

  • Tous les mages héodeniens se retrouvent ici ?
  • S’ils sont reconnus officiellement, oui, répondit son amie.

Alors, s’ils mouraient, ils finiraient ici eux aussi. Cette pensée le perturba et le ramena brutalement à sa préoccupation première. Veenya sursauta en ressentant ce sentiment étrange jaillir de l’esprit du Voyageur. Elle ouvrit la bouche pour le questionner à ce sujet, mais il fut plus rapide.

  • Et toi ? Qu’est-ce que tu fais ici ?

La télépathe sourit doucement, dissimulant son inquiétude face au refus du jeune homme de se confier à elle.

  • Ces derniers temps, au lever du soleil, je descends ici quelques instants. C’est calme.

Alaric posa un regard compréhensif sur elle. Il avait conscience qu’elle avait certaines difficultés depuis quelques semaines. Depuis l’incident. Et avec la menace qui planait, elle devait être constamment assaillie de mauvaises pensées et émotions. Il ressentit une pointe de culpabilité d’apporter à nouveau certaines perturbations à elle.

  • Je vais y aller, souffla-t-il. À plus tard ?

Elle hocha la tête, préférant ne pas insister. Elle le regarda s’éloigner, un léger air triste sur le visage. Pendant un moment, elle avait cru, à tort, avoir réussi à gagner la confiance de son ami.

Alaric remonta rapidement par l’accès officiel des caveaux, émergeant à l’air libre. Le soleil s’était effectivement levé, encore timide dans le ciel. Il n’avait pas réalisé être resté aussi longtemps à explorer ces lieux interdits.

Légèrement désorienté, le jeune homme se dirigea aussitôt vers sa chambre, espérant trouver sa sœur dans la sienne, juste à côté. Avec un peu de chance, elle ne s’était pas encore préparée, allant souvent faire un tour dans les serres le matin.

X

  • Je ne comprends pas, lui répondit-elle, assise en tailleur sur son lit.

Impatient, Alaric lui tendit le bout de parchemin. La magie qui en émanait piqua les doigts de sa sœur, qui se mit à lire pour constater de ses propres yeux ce que tentait de lui expliquer Alaric d’une voix où perçait de l’énervement et de la colère.

Ses sourcils se froncèrent puis elle leva les yeux vers son frère.

  • Tu as suivi cette lumière bizarre qui t’a montré le chemin jusqu’à ce bout de papier ? Et tu ne trouves pas ça louche ?
  • Louche ? On ne fait que vivre des choses bizarres ces derniers temps, et ce qui te choque, c’est la manière dont j’ai mis la main là-dessus ?

Il vint s’asseoir à côté d’elle.

  • Il nous a menti, Tal !

La jeune femme se força à garder un semblant de calme, mais ce qu’elle tenait entre les mains ne faisait que la rendre de plus en plus confuse. Elle peinait à y croire, et son esprit la ramenait constamment vers une réponse qui lui semblait plus logique : le haut-mage ne devait pas être au courant de tout ça, il ne le leur aurait pas caché. Ou sinon, ce n’était qu’un coup dans l’eau, un faux espoir. Elle refusait de se laisser emporter par celui-ci.

Après tout, elle avait maintenant une vie qui lui plaisait, ici. Même si celle-ci était encore baigné d’incertitudes et elle ne pouvait pas ignorer cette épée de Damoclès qui pendait au-dessus de leurs têtes. Ils étaient l’étrangeté dans ce monde où violence et chaos régnaient en grande partie.

Et puis, elle avait commencé à s’y faire, à cette situation avec Veenya et Hildr. Pour une fois, elle se sentait bien dans sa peau et acceptée. Elle savait pertinemment que ce n’était pas le cas d’Alaric, que celui-ci se faisait du souci pour eux deux, mais aussi effrayé par tout ce qu’ils pouvaient faire.

Dans ses pensées, elle ne réalisa pas tout de suite qu’elle avait laissé son visage exprimer ses doutes, comme un livre ouvert, elle qui avait tendance à faire un effort monstre pour ne pas montrer à la face du monde ce qu’elle ressentait vraiment. Et son frère, attentif, anxieux et chamboulé, avait tout vu.

Elle tourna son regard vers lui, ouvrant la bouche pour tenter d’expliquer sa pensée, mais il s’était déjà mis sur ses pieds, prêt à fuir son contact.

  • Attends, s’il-te-plait ! supplia-t-elle, lui saisissant brusquement la main, même si elle savait qu’il n’appréciait pas ce contact maladroit.

Elle parvint néanmoins à le retenir assez longtemps pour lui permettre de se lever, le parchemin dans la main.

  • Je crois qu’avant de faire quoi que ce soit, nous devrions en parler. À Veenya et Hildr, ou encore au haut-mage, nous y verrons certainement plus …

Il lui reprit le parchemin et rompit le contact, un air paniqué sur le visage. Elle ne pouvait ignorer l’étincelle de colère dans son regard. L’adolescente n’avait pas besoin des pouvoirs de sa petite amie pour savoir sur quelle pente glissante s’était engagé l’esprit de son frère.

  • Pour qu’ils nous mentent encore ?
  • Nos amies n’oseraient jamais faire ça ! protesta-t-elle.

Alaric se mordit l’intérieur de la joue, honteux. Évidemment, il ne pensait pas que Veenya ou Hildr leur aient menti, cette simple idée le révoltait. Mais elles pouvaient certainement les empêcher de partir à la recherche de ce moyen inespéré de retrouver leur monde. Ou pire, les dénoncer. La frêle confiance qu’il avait commencé à avoir en Talaman venait d’exploser et il s’imaginait les pires scénarios.

  • Ne leur en parle pas tout de suite, d’accord ? la supplia-il d’une voix un peu plus calme.

Futile illusion qu’il tentait de projeter vers sa sœur, celle-ci savait qu’il avait déjà pris sa décision, quoi qu’elle lui dise. Cette pensée l’effraya. Mais pour le moment, elle ne pouvait rien faire, mise à part mettre de l’ordre dans ses pensées et laisser Alaric en faire de même. Elle hocha donc doucement la tête et vit les épaules de son frère se relâcher.

D’un commun accord, ils décidèrent d’aller prendre le premier repas de la journée ensemble et retrouvèrent les deux magiciennes. Talia fit toute la conversation, repoussant ses appréhensions dans un coin de son esprit, mais l’air maussade de son frère ne passait pas facilement inaperçu. Leurs mentors eurent cependant la gentillesse de ne pas chercher à savoir ce qui se passait, à moins que les jumeaux décident de parler d’eux-mêmes. Talia leur en fut reconnaissante.

X

  • Qu’est-ce qui se passe ? lui demanda Hildr, en aidant la jeune femme à se remettre debout d’une poigne vigoureuse.

Talia se mordit la lèvre inférieure, se frottant le bas du dos pour essayer de faire disparaître la douleur causée par sa chute.

  • Je n’ai juste pas la tête à me faire botter les fesses, répondit-elle, tentant un petit sourire pour essayer de rassurer sa compagne enflammée.

Celle-ci arqua un sourcil puis croisa les bras, un air déterminé sur son visage.

  • Je sais que je ne fais pas souvent dans la finesse, je laisse à Veenya ce côté-là de notre relation, mais j’espérais que depuis le temps, on se faisait toutes confiance.

Son ton était doux, mais Talia vit l’ombre contrariée sur son visage. Elle se sentit mal aussitôt. Il était vrai qu’elle avait fini par leur faire confiance et leur cacher des choses ne lui avait pas semblé la chose à faire, après autant de mois à se côtoyer quotidiennement, voire plus.

Mais elle avait promis à son frère de lui laisser le temps de digérer tout ça, pour éviter qu’il ne fasse une bêtise. Poussant un soupire contrit, la jeune femme décida d’être honnête, sans pour autant briser sa promesse.

  • C’est quelque chose que je dois régler avec Al et pour l’instant, nous ne sommes pas prêts à vous en parler. Mais ça viendra, d’accord ?

Elle leva timidement les yeux vers elle, anxieuse de voir une lueur colérique dans le regard d’Hildr. Elle y discerna plutôt de la compréhension, ce qui la soulagea.

  • Vous pouvez nous parler de tout, j’espère que vous le savez, répondit la mage en lui faisant un clin d’œil. Nous sommes toutes et tous dans la même galère.

Talia rigola légèrement, ce qui entraina un rire tonitruant de la part de la jeune femme, en la voyant si crispée. D’un geste de la tête, elle lui demanda si elles pouvaient s’y remettre. Un poids en moins sur la poitrine, Talia accepta.

Elle sortit de l’entraînement une heure plus tard, courbaturée. Son esprit, qui avait porté toute son attention sur l’entraînement pour éviter qu’Hildr ne la fracasse avec bonne humeur, prenant son rôle de mentor très au sérieux, se retrouva à nouveau envahi par toutes ses incertitudes.

Elle ne savait pas quoi faire.

Poussant un soupir, elle s’asseya à même le sol, ses pieds douloureux déchaussés et plongés dans le petit étang qui avait été emménagé dans une des cours du palais. Depuis le temps, elle avait pris ses marques et trouvé ses endroits préférés où elle pouvait se vider la tête tranquillement, quand tout devenait … trop. Juste trop. Comme maintenant.

Un côté d’elle aurait aimé retrouver ce semblant de sécurité et de prédictibilité de leur monde. Certes, ils avaient été trimballés à droite et à gauche, sans que leur avis ne soit demandé. On les avait trahis, abandonnés, fait sentir comme s’ils n’étaient qu’une nuisance. Mais ils avaient presque la majorité, ils auraient pu reprendre leur vie en main. Elle avait des plans, qui n’impliquaient pas d’être plongée en pleine guerre et être la cible de mages horribles.

Mais ici, elle avait trouvé une part d’elle qu’elle n’aurait jamais soupçonné d’exister. Les merveilles qu’elle pouvait faire avec ses pouvoirs lui donnaient un sentiment d’être complète, d’être utile. Et puis il y avait ce lien avec les deux autres filles. Ici, elle n’était pas du tout jugée, alors que dans son monde, on lui aurait fait sentir qu’elle n’était pas normale. Certes, elle ne se sentait pleinement acceptée qu’auprès de son frère et de ses partenaires, puisqu’ils restaient encore timides envers le monde extérieur. Il y avait toujours un risque énorme que la situation se retourne contre elle. Mais pour la première fois, elle pensait avoir trouvé des personnes en qui elle pouvait avoir confiance, en dehors d’Alaric.

Tourmentée, la jeune femme ramena ses genoux sous son menton, laissant ses pieds sécher au soleil. Les bras autour de ses genoux, elle regardait un point qu’elle seule pouvait voir, agitant doucement la main pour sentir la légère brise sur ses doigts.

Elle ne pouvait pas en vouloir à son frère d’avoir envie de rentrer. De balayer ces derniers mois d’un geste de la main et de foncer tête baissée. Mais elle aimerait qu’il y réfléchisse calmement. Elle aurait vraiment aimé qu’il voit ce qu’elle voyait, qu’il ressente ce qu’elle ressentait, au plus profond d’elle-même.

Son regard prit un éclat vert mordoré et elle laissa la magie l’entourer, jusqu’à s’enfoncer dans le sol sous elle. Guidée par ses sens, elle toucha quelques racines et les suivit, jusqu’à l’arbre à lequel elles appartenaient, dans un coin de la cour. Quelques fleurs, alimentées par sa magie, bourgeonnèrent aux branches et un léger sourire étira son visage contrarié. Oui, elle aurait aimé qu’Alaric ressente la même chose qu’elle.

Jugeant qu’elle avait disparu depuis assez longtemps, Talia remit ses bottes et se releva, s’étirant longuement. Elle ne ressentait plus aucune courbature et son esprit était un peu plus serein. Les bienfaits de sa magie la fascineraient toujours.

X

La nuit était tombée depuis une heure environ lorsqu’elle ressentit un malaise la saisir à la gorge, l’extirpant d’un demi-sommeil. Se redressant dans son lit, sa première pensée fut d’être soulagée de ne pas être restée auprès d’Hildr et Veenya cette nuit. Elle aurait certainement réveillé accidentellement la télépathe et cette dernière avait besoin de sommeil. Son état l’inquiétait, mais Hildr l’avait rassurée du mieux qu’elle le pouvait, lui affirmant que leur compagne était sur la bonne voie et qu’elle irait mieux bientôt, ces phases de sensibilité allant et venant par moment.

Il fallait dire que les doutes et la confusion que ressentait la Voyageuse ces derniers jours ne devaient pas l’aider, ainsi avait-elle décidé de prendre ses distances la nuit. Elle aussi devait prendre le temps de se poser et de retrouver le contrôle de son esprit. Elle n’était plus aussi efficace et enthousiaste d’apprendre ces derniers temps.

D’un sort, elle illumina sa chambre, mais elle dut se rendre à l’évidence que l’obscurité n’était pas la cause de son malaise. La gorge nouée, elle diminua l’intensité de l’orbe magique et fit en sorte qu’elle la suive, pour ensuite sortir dans le couloir. Instinctivement, elle alla à la porte d’à côté et entrouvrit celle-ci. Le lit vide de son frère la rendit encore plus nerveuse. Où pouvait-il bien être à cette heure ?

L’idée qu’il suive à nouveau l’espèce de guide étrange qui lui avait permis de mettre la main sur le parchemin lui traversa l’esprit et elle jura mentalement. Ils ne savaient pas d’où provenait cette entité ou si elle était contrôlée par quelqu’un d’autre. Les deux Voyageurs en avaient discuté la veille, mais Alaric n’en démordait pas. Il se fichait complètement d’où provenait cette chose, tout ce qui l’obsédait était la possibilité de trouver un moyen d’ouvrir les portes dimensionnelles.

Pendant un instant, Talia eut envie d’aller chercher Hildr ou Veenya, pour tout leur raconter et pour avoir leur aide et mettre la main sur son frère. Mais elle se réprimanda mentalement. Elle pouvait se débrouiller.

Cherchant en premier lieu aux endroits préférés d’Alaric, elle finit par étendre ses sens comme la télépathe le lui avait enseigné. Elle n’était pas aussi douée que cette dernière mais elle avait appris à reconnaître l’aura orageuse de son jumeau.

Déambulant dans les couloirs, elle farfouilla donc à la limite de son esprit. Celui-ci n’étant pas assez entraîné pour couvrir l’ensemble du palais, elle dut compter sur sa chance. Ou son instinct.

Une étincelle se manifesta à la limite de ses sens magiques et elle n’hésita pas à emprunter le chemin le plus court, commençant à pester lorsqu’elle comprit où il se trouvait.

Ne prenant pas la peine de dissimuler sa propre aura, qui gonflait sous la colère, la jeune femme fit irruption comme un diable dans une des ailes de l’immense écurie du château, agitant malgré elle les animaux endormis.

  • Alaric ! persiffla-t-elle, les traits tordus par la fureur qui la gagnait.

Ce dernier, l’ayant sentie arriver, se tourna vers elle, un air brièvement coupable sur le visage. La détermination reprit le pas et il s’approcha d’elle. Elle ne le laissa pas s’expliquer, écrasant son doigt avec force contre sa poitrine, à plusieurs reprises.

  • Tu allais t’en aller, comme ça ? Tout seul ? Sans un mot ?

Elle avait du mal à ne pas élever la voix. Mais elle ne voulait pas attirer l’attention d’un écuyer qui parfois s’affalait dans un coin, exténué. Parce que si on les trouvait là, des questions seraient posées. Elle se surprit à ne pas vouloir que cette situation arrive, de crainte de décevoir leurs proches.

Alaric la fixa dans les yeux, n’ayant pas perdu son air déterminé. Mais il n’était pas fermé ou anxieux. En vrai, Talia fut surprise de voir qu’il ne dégageait pas autant d’émotions chaotiques. Son aura était légèrement agitée, mais sans plus. Elle n’eut pas la force de continuer à lui crier dessus.

Le jeune homme évita de s’approcher trop près ou de lui prendre la main pour essayer de la calmer. Mais il n’allait pas abandonner.

  • Je sais à quel point tout ça t’angoisse. J’ai décidé d’arrêter de réfléchir et d’y aller, il faut que je sache, Tal.

Il vit le visage de sa sœur passer de la fureur à une peur tenace. Ça faisait un moment qu’il avait compris à quel point elle était mitigée entre le suivre et rester à Belvrior, avec Hildr, avec Veenya, en sécurité, à faire ce qu’elle aimait. Incapable de combattre la peur qui l’envahissait, elle se laissa submerger.

— Pourquoi tu ne peux pas être heureux ici ? éclata-t-elle, d’une voix difficile.

Alaric recula d’un pas, percuté de plein fouet par l’aura chaotique de sa sœur. Il ne sut quoi dire sur le moment. Talia croisa les bras contre elle, ses ongles entrant dans ses paumes. Inconsciemment elle essayait de se faire le plus petit possible pour éviter perdre le contrôle. Elle avait envie de secouer physiquement son jumeau.

— Pourquoi, hein ? siffla-t-elle, de plus en en plus en colère contre lui. Pourquoi tu n’es pas…

— Normal ? compléta d’une voix blanche l’adolescent.

Talia ferma les yeux un instant, secouant la tête. Ce n’était pas ce qu’elle voulait, ce n’était pas ce qu’elle pensait. Mais elle n’arrivait plus à formuler ce qui se passait dans sa tête.

Alaric prit une grande inspiration, chassant la vague d’angoisse. La partie raisonnable de son esprit savait que sa sœur ne pensait pas ça. L’autre était beaucoup moins calme.

— Je suis heureux que tu te sentes bien ici, commença-t-il. Sincèrement.

Peut-être pas totalement. Peut-être se sentait-il blessé par tout ça, parce que sa sœur pouvait éventuellement choisir les autres plutôt que lui. C’était égoïste, il en avait conscience.

— Mais j’ai toujours eu peur de moi, et des autres. Ce n’est pas nouveau. On nous a montré je ne sais pas combien de fois qu’on ne pouvait pas faire confiance facilement en des gens qui auraient dû s’occuper de nous.

— Ici, on peut, tenta la jeune femme.

— Toute cette magie, je ne peux pas l’accepter, continua Alaric, ignorant la remarque de sa jumelle. Ce que tu fais est magnifique. Mais moi, j’ai toujours la menace constante que quelque chose de mal va sortir de tout ça. Peut-être que je ne suis pas normal, finalement.

Malgré tous les entraînements, tous les efforts, il avait toujours l’impression que sa vie lui échappait. On ne lui laissait pas de choix qui lui convenait. Soit il restait et devenait peu à peu une arme dans cette guerre effrayante. Soit il partait, mais pour aller où ? Il y avait toujours la menace des mages corrompus et autres abominations.

— Mais maintenant, j’ai une autre option. Une plus acceptable, fit-il.

Une qui lui permettrait peut-être de retrouver un semblant de normalité. Parce que leur monde n’était pas parfait, mais il était toujours moins effrayant que celui-ci. Du moins, il en était convaincu maintenant que sa confiance s’était à nouveau étiolée.

— Tu as peur de prendre des décisions, souffla Talia. Toute notre vie, on a décidé pour nous, et maintenant qu’on est un peu plus libres, tu recules.

Son ton s’était fait accusateur. Alaric baissa la tête. Elle n’avait pas tort. Elle le connaissait comme personne, ses bons et ses mauvais côtés. Ses épaules s’affaissèrent un moment, puis il releva la tête, chassant la culpabilité qui l’accablait.

— J’en prend une maintenant, répondit-il d’une voix qui se voulait plus douce.

Talia ouvrit la bouche, indécise entre sa colère et sa propre peur. Son jumeau la prit de vitesse, s’approchant d’elle pour la prendre dans ses bras.

  • Si je me rends là-bas, ce n’est pas pour repartir dans notre monde. Je veux simplement rapporter quelque chose de concret, pour qu’on y réfléchisse ensuite. Ensemble.

Lorsqu’il aurait toutes les cartes en main, ils verront. Il ne savait pas du tout si c’était une fausse piste. Mais s’il ne faisait rien, Alaric savait qu’il resterait coincé sur des « et si ? » Ses pensées ne feraient que se focaliser là-dessus, et il finirait par aller mal, très mal. Il ne voulait pas imposer ça à sa sœur, à nouveau.

Cette dernière resta silencieuse quelques instants. Il n’y avait que le renâclement des chevaux, gênés par la présence des deux intrus, qui vint briser le lourd silence entre eux.

Talia jura alors, faisant sursauter son frère, qui rompit l’étreinte et lui jeta un regard interrogateur.

  • Attends-moi ici, je vais chercher mon sac.
Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez