Interlude III : Georges, Grenade et Bebbe
Un feu brûle au royaume de l’Oiseau-esprit.
Mes os se consument. Là-bas je dois me rendre.
La forêt des Mythagos — Robert Holdstock
Partie 1 : Le garçonnet qui rongeait les rêves
176.
L’immense plaine était séparée en deux camps bien distincts d’ombre et de lumière, comme une pâte à tartiner chocolat-vanille :
La droite était composée d’un incroyable panaché de chevaliers aux armures si brillantes qu’elles semblaient d’argent pur et l’ensemble de cette mêlée était hérissé de lances, d’arbalètes et d’épées au-dessus desquelles flottaient de longs étendards aux armes de Vérone.
La gauche était occupée par les fantômes, et par fantômes, Georges englobait tout le plus infâme ramassis de créatures qui pouvaient rôder dans le royaume des ombres. De leur côté, même l’air semblait rempli d’obscurité.
Soufflant dans sa corne de brume, un chevalier lança trois longs appels à la guerre, alors dans un vacarme assourdissant, les chevaux se cabrèrent et leurs cavaliers rugirent tandis que les fantassins levaient leurs armes en se mettant à courir.
L’armée d’argent et de lumière se précipita dans les bras des ombres, menée par un chevalier minuscule porté par une monture immaculée. L’enfant cria, brandit son épée qu’il plongea dans le premier fantôme qu’il croisa et la créature se dissolut en cendres aveuglantes, mais le jeune héros les traversa pour se jeter dans une mêlée de plus en plus compacte.
C’est alors qu’il sentit une voix divine percer à travers le ciel et toute la bataille se figea.
*
— Lève-toi, Georges ! Oh, tu m’entends ? Tu vas rater l’arrivée si tu ne te réveilles pas tout de suite !
Le rêve se déchira comme une feuille de papier, Georges ouvrit des yeux tout pochés de sommeil et il lui fallut un petit moment avant de se rappeler où il se trouvait : il était encore à bord du Machina et le roulis qui lui retournait l’estomac lui en donna la preuve.
— Pourquoi m’as-tu réveillé ? J’étais en train de gagner la guerre contre les sylphes ! Mon épée était en...
— Papa n’a pas gagné la guerre avec des épées, grosse nouille ! Il avait des bombes et des mitraillettes ! Allez, dépêche-toi !
Georges se redressa lentement de la banquette où on l’avait laissé faire un somme pour voir les boucles blondes de sa sœur rebondir en anglaises échevelées dans son dos tandis qu’elle se dirigeait vers la sortie de la cabine. Puis il se leva et s’étala par terre avant d’avoir pu dire « ouf » ; Bebbe lui jeta un coup d’œil sournois en gloussant de rire. Humilié, Georges s'aperçut que sa sale peste de sœur avait noué ses lacets ensemble pendant son sommeil. Ses genoux lui faisaient horriblement mal et il dut lutter pour retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.
— Je vais le dire à maman !
Du haut de ses huit ans, elle lui fit une grimace moqueuse :
— Si tu fais ça, tu seras qu’un sale cafardeur.
Comme il avait l’air misérable, elle sembla prise de remords et l’aida à se relever et à épousseter son pantalon.
— Tu es tout sale, maman va te disputer.
— C’est ta faute !
Elle haussa les épaules.
— Viens vite, on voit déjà Nassau !
Georges se précipita dans les traces de son aînée dont la robe à froufrous disparaissait dans l’escalier du bateau et la rejoignit dehors ; ses parents étaient sur le pont et maman lui lança un regard sévère :
— Où est-ce que tu es allé traîner encore ? Tu es tout chiffonné.
— Ce n’est pas grave, répondit papa. Ce n’est pas le plus important, viens voir, mon fils !
Il le saisit sous les aisselles pour le poser sur ses épaules ; Georges s’agrippa de ses petits poings à la tignasse épaisse et bouclée comme celle de sa sœur. Les grandes mains blanches de papa lui tenaient les jambes alors qu’il le menait jusqu’à la proue du navire de pêche.
Sur l’horizon s’étalait une large bande de terre d’un mauve crayeux où se distinguait une ville immaculée. Georges connaissait déjà Nassau, c’était la plus grande des villes du Sud et ils l’avaient traversée une première fois en descendant de Vérone pour rejoindre l’archipel congolais qui avait été libéré en dernier au cours de la guerre.
Georges adorait cette ville, très différente de Vérone : c’était un ensemble de bâtiments clairs, propres, lumineux dont les rues étaient bordées de fleurs odorantes. Maman se rapprocha d’eux, suivie par Bebbe qui se crocheta à ses jambes, mordillant son pouce même si cela était interdit. Georges observa maman à la dérobée. Elle avait l’air ailleurs, ses mains posées sur son ventre énorme, la taille cambrée par la grossesse. Maman avait de plus en plus cet air-là et Georges était inquiet.
— On ira pêcher des coquillages ? demanda Bebbe.
Papa lui ébouriffa les cheveux :
— Bien sûr ! Ces eaux grouillent de bigorneaux.
Une bouffée de bonheur envahit Georges tout entier tandis que la houle les aspergeait de minuscules gouttelettes. C’était la première fois que père était aussi calme depuis la fin de la guerre. Il avait même mis un bermuda aujourd’hui et avait refusé de rentrer à Vérone à bord de la frégate officielle pour choisir un navire plus pittoresque. En observant la forêt qui entourait la ville, l’enfant s'exclama :
— Il y a un bâtiment là-haut ! Qu’est-ce que c’est ?
Maman ne répondit pas et détourna son visage tatoué de l’œil de Mock, comme celui de Bebbe. Papa leva son nez vers lui :
— C’est le temple de Juniper, tu voudrais le voir ? Nous irons ensemble.
Georges se rendait bien compte que maman pinçait les lèvres, mais il aimait tellement Juniper.
— Oh oui !
Ça avait été leur dernier moment heureux, tous les quatre.
177.
Georges zigzaguait entre les ouvriers du chantier.
— Oh là, jeune maître, c’est dangereux de traîner par ici, vous pourriez avoir un accident !
— Avez-vous vu ma sœur, Monsieur ? Je la cherche depuis des heures !
— Pas par là, vous devriez peut-être faire un tour du côté de l’atelier de votre mère.
L’enfant ne se le fit pas dire deux fois et fit demi-tour, laissant ce qui était sa maison depuis la victoire écrasante de son père. Il était satisfait de la quitter : les murs étaient angoissants avec leur teinte noire et brillante. Il courut entre les entrepôts et les chantiers d’immeubles, sous le regard bienveillant des travailleurs. Bien qu’il fût si petit, Georges avait toute la liberté qu’il voulait : tous avaient à cœur d’assurer la sécurité du fils du vainqueur de la guerre.
Il lui fallut un quart d’heure — dont dix minutes assis à côté d’un ouvrier conduisant une pelleteuse — pour atteindre la fabrique de robots qui était la chasse gardée de sa mère. Il s’engouffra dans le bâtiment.
La lumière était allumée dans l’atelier et Héquinox n’y était pas, mais un androïde aux cheveux roses était en train de frotter avec application le plan de travail.
— Bonjour, Taïriss, dit Georges.
— Bonjour jeune maître, répondit le robot.
— Woah, tu es tout seul ! Maman t’a terminé ?
— Presque, je dois encore apprendre à rire.
— Est-ce que tu as vu ma mère ou ma sœur ?
Le robot pencha sa tête sur le côté d’un air interrogatif :
— Dame Héquinox se repose actuellement dans le jardin. Je n’ai pas vu de petite fille.
— Merci beaucoup.
Georges traversa les différentes salles de l’usine — celle où s’amoncelaient tous ces masques d’animaux au regard vide l’avait toujours effrayé — pour ressortir de l’autre côté où se trouvait un jardin. Il parcourut l’orangeraie jusqu’à la balancelle où sa mère s’était endormie, les mains posées sur le ventre et Georges l’observa avec un mélange de crainte et d’envie.
Même dans son sommeil, Héquinox gardait cet air sévère et sérieux. C’était sans doute la faute de ses sourcils d’un brun sombre qui lui conféraient une aura d’autorité particulièrement efficace sur ses enfants. Dans sa jeunesse, elle avait eu des cheveux semblables à ceux de son fils, raides et d’un bleu éteint, puis le temps les avait mêlés de mèches grises et blanches.
Georges ne l’avait pas vue depuis deux jours, car elle ne dormait pas à la Machine, préférant s’enfermer des heures dans son atelier. Sans mettre des mots clairs dessus, Georges comprenait bien que les choses n’étaient pas au beau fixe entre ses parents. Et dire qu’un nouveau bébé allait naître...
Héquinox soupira dans son sommeil et chercha une position plus confortable, ses yeux s’agitant sous ses paupières. Le garçonnet lui prit la main :
— Tu fais un cauchemar, maman ?
Et comme elle frémissait contre ses doigts, il ferma les paupières et rentra dans sa tête.
*
Dans l’esprit d’Héquinox, sa première sensation fut l’éblouissement. Il se protégea les yeux avec ses bras jusqu’à ce que sa vue se fût adaptée à la lumière des néons et quand il put accommoder correctement, son premier réflexe fut un mouvement de recul : la salle était immense, blanche et froide, mais surtout, on y trouvait un nombre incalculable de clones de sa mère. Chacun d’entre eux était immobile comme une poupée et placé dans la même direction que les autres avec le même écart, comme une armée de mannequins. Elles étaient vêtues de blouses médicales qui laissaient une ouverture béante sur leurs ventres bombés. Mal à l’aise, Georges remonta une allée, jusqu’à ce qu’il entendît du bruit.
— Maman ?
Il y eut un fracas au loin, comme si des poupées étaient tombées les unes sur les autres. Surpris, il recula, son coude cogna l’un des clones et dans un bruit mécanique, le ventre s’ouvrit comme un sas circulaire, laissant apparaître un nouveau-né, roulé en boule, le crâne recouvert d’un duvet d’un bleu sale.
Georges frissonna et s’approcha. Cela se pouvait qu’il soit... Non, ce n’était pas une version de lui-même. Le bébé — aussi immobile que sa mère — entrouvrait ses yeux sur un regard gris perle. Était-ce la façon dont Héquinox imaginait son futur enfant ? Ou bien était-ce un clone d’elle-même ?
Il frissonna, mais n’eut pas le loisir de s’interroger davantage, car le bruit de chute recommença et cette fois, il entendit distinctement sa mère crier. Il se mit à courir dans la direction du son, jusqu’à arriver à la lisière d’un cercle de pantins échoués sur le carrelage. Une femme était au sol, le regard tourné dans la direction inverse :
— Non, non ! Seigneur Mock ! Aidez-moi, je vous en supplie !
C’était sa mère, bien que son visage fût différent. C’était courant chez les rêveurs de transformer leur apparence véritable et Georges avait appris ça très tôt.
Quelque chose approchait entre les poupées immobiles, quelque chose qui terrifiait sa mère. À moitié dissimulé derrière un clone, il sentit tout son corps frémir, car dans la réalité, rien n’était capable d’effrayer sa maman. Qu’importait ce qui lui faisait peur, il allait l’en débarrasser vite fait, bien fait !
— Par pitié !
La chose pointa son museau entre les silhouettes bien alignées et Georges se figea tandis que sa mère hurlait. Cette chose, c’était lui-même.
Appuyée sur ses bras, la rêveuse recula jusqu’à se cogner contre son fils — le vrai. Elle se retourna et contempla son rejeton avec un visage terrifié, puis hurla à nouveau et le rêve se brisa. Sa mère s’était réveillée.
*
Avant qu’il ait eu le temps de dire « ouf », sa mère l’agrippa par les bras et le secoua violemment — ses mains maigres comme des serres lui faisaient mal. Le regard furieux, elle le disputa :
— Qu’est-ce que tu étais en train de faire, misérable petit fureteur !
Pendant quelques instants, Georges crut qu’elle allait le frapper et se protégea le visage, mais sa mère s’était reprise, bien que ses yeux gris métallique étincellent de fureur. Elle le lâcha :
— Tu n’as pas le droit d’entrer dans les rêves des autres, Georges. C’est comme d’espionner à travers le trou de la serrure. Tu comprends, il s’agit de l’intimité des gens.
Il se recroquevilla sur lui-même, les larmes aux yeux :
— Tu faisais un cauchemar, je croyais que...
Le visage de sa mère se radoucit un peu :
— Écoute, Georges, quand on fait un cauchemar, c’est aussi que notre cerveau essaie de nous mettre en garde contre quelque chose, c’est un message caché. Même si c’est tentant, tu ne dois pas influencer les rêves des autres. Tu as cet incroyable pouvoir, mais tu dois rester dans tes propres rêves.
Georges la fixait d’un air incrédule. C’est un petit peu comme si elle lui disait que même si le monde était très grand, il faudrait s’enfermer toute sa vie dans sa chambre.
— D’accord, répondit-il, pas du tout convaincu.
Héquinox se rassit correctement :
— Tu voulais quelque chose ?
— Je cherchais Bebbe, je ne l’ai pas vue depuis ce matin. Elle n’était pas là au déjeuner.
Un déjeuner qu’ils auraient dû passer ensemble pendant que leurs parents faisaient leur vie sans s’occuper d’eux. Le visage maigre de sa mère se plissa doucement :
— C’est préoccupant. Elle n’est pas ici non plus ; pars devant, je dois fermer l’atelier et après je te retrouverai chez ton père.
Obéissant, Georges traversa l’orangeraie dans le sens inverse, non sans jeter un dernier regard à la silhouette de sa mère.
Pourquoi étais-tu effrayée par moi, maman ?
Une fois de plus, il n’eut pas le temps de se plonger plus loin dans sa réflexion, car une voix l’interpella :
— Avez-vous besoin d’aide, mon jeune maître ?
Georges leva le visage ; Radje le sylphe était assis dans un oranger, un rouge-gorge posé sur la main. L’enfant eut envie de fuir, mais Radje était familier de leur foyer depuis au moins un an et demi maintenant et il devait bien avouer que la créature, dans sa gracieuse nudité, n’avait pas grand-chose à voir avec les monstres noirs et poilus qu’il affrontait dans ses rêves. Avant qu’il eût pu répondre, Radje enchaîna :
— Je crois que Monsieur votre père a pris Mademoiselle Bebbe à partie ce matin. Le plus simple serait de lui demander. Je vais vous accompagner puisque Madame votre mère est occupée.
Dans un léger mouvement du poignet, le sylphe encouragea l’oiseau à s’envoler, ce qu’il fit, en lui laissant un cadeau sur la main.
— Oh, commenta simplement Radje.
178.
— C’est fermé, marmonna Georges, déçu.
La porte des appartements de Morrigan était close, le verrou avait été mis et Georges savait ce que cela voulait dire. Parfois, son père voyait des femmes, des invitées importantes et ni lui, ni sa sœur, ni sa mère n’avaient le droit de le déranger. Radje se pencha légèrement en avant :
— Si vous permettez, je ne crois pas que Mademoiselle Bebbe soit avec lui. Quand je les ai vus hier soir, ils se dirigeaient vers le laboratoire.
D’un commun accord, ils descendirent vers le sous-sol et Georges jeta un regard torve en direction du pénis du sylphe qui se balançait en cadence au rythme de leur pas.
— Pourquoi tu as le droit de te balader tout nu et moi pas ?
— Parce que les humains ont des tas de règles idiotes.
Cette réponse ne satisfit qu’à moitié le petit garçon, mais soit : les sylphes et les humains étaient différents. Ils arrivèrent à proximité de la porte du laboratoire et Georges essaya d’ouvrir les battants :
— C’est fermé aussi.
— Je peux essayer de les ouvrir pour vous, si vous me le demandez. Je me faufilerai sous la porte et je déverrouillerai de l’intérieur.
Georges fronça les sourcils :
— N’est-ce pas interdit ?
Radje lui sourit :
— Pour vous, ça l’est, mais moi je n’aurai fait qu’obéir à votre ordre.
Georges hésita et Radje insista :
— Nous n’avons pas vu votre sœur depuis hier soir et votre père n’est pas disponible pour le moment. Il s’agit d’une situation exceptionnelle et je suis persuadé qu’on vous pardonnera cette petite incartade.
Georges sentit sa volonté fléchir. Il n’était pas sûr que sa sœur fût là, mais il n’avait jamais eu l’autorisation d'entrer dans le laboratoire de son père et il en mourait d’envie.
— D’accord.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Radje se contorsionna comme un gros chewing-gum afin de se glisser sous la porte et quelques secondes plus tard, il lui ouvrait le loquet.
Le laboratoire était étrangement blanc en comparaison du reste de la maison et il commençait par un long couloir bordé de plusieurs pièces. Tout était silencieux. La première salle qu’ils explorèrent était composée de plusieurs paillasses et de multiples armoires pleines de verreries et de produits chimiques, la deuxième était remplie de machines dont Georges aurait bien été incapable de dire à quoi elles servaient. Radje observait tout cela d’un œil intéressé.
— Bebbe ? appela Georges.
Personne ne lui répondit. Finalement, sa sœur n’était pas là.
Un bourdonnement sourd émanait de la pièce suivante où ils entrèrent. Un énorme ordinateur était allumé et montrait une jauge qui arrivait presque à son maximum.
Plan de complémentarité : 98,9 %
3 min d’attente.
Il y avait une porte au fond dont ils se rapprochèrent avant de l’ouvrir. La salle semblait très grande, mais il faisait noir. Radje tâtonna pour trouver l’interrupteur et quand la lumière s’alluma, Georges poussa un cri : dix caissons étaient alignés les uns à côté des autres comme autant de sarcophages et chacun d’entre eux renfermait une créature identique en tous points à Bebbe. Radje lui prit l’épaule :
— Qu’est-ce que... surtout ne touche à rien...
— Mais Bebbe...
— Je ne comprends pas ce qu’il se passe, mais si l’ordinateur a un lien avec ce qui se déroule ici, l’opération n’est pas terminée et si on tente quoi que ce soit, ça pourrait mettre ta sœur en danger.
Ils s’approchèrent.
Les sarcophages étaient transparents au niveau du visage et des pieds et les corps étaient plongés dans une sorte de gelée épaisse qui donnait un aspect particulièrement étrange aux cheveux. La copie — si c’en était une — semblait profondément endormie.
— Laquelle est la vraie ? murmura l’enfant.
— Je ne sais pas, ces machines se ressemblent toutes. Cherchons dans les autres pièces, puis nous préviendrons ta mère.
Les larmes aux yeux, Georges obtempéra. Ils visitèrent les différentes salles, mais il n’y avait nul endroit où cacher un être humain. Après être sortis du laboratoire, ils remontèrent les escaliers en courant au moment où Héquinox arrivait dans le hall, encore vêtue de ses bretelles à outils et du bleu de travail flottant sur son corps maigre — mais tendu sur son ventre énorme. Son visage sévère se figea quand elle aperçut celui, ruisselant de larmes, de son fils ; il voulut se jeter dans ses bras, mais elle se contenta de lui prendre les mains pour le maintenir à une distance moins intime.
— Maman ! Bebbe, Bebbe, elle a...
— Tu as trouvé ta sœur ?
— Elle a... Elle a...
Georges sanglotait trop pour pouvoir parler correctement et Radje s’approcha :
— Je pense que vous devriez venir voir vous-même.
Les yeux gris de la matriarche étaient mortellement froids.
— Montrez-moi.
Ils descendirent au sous-sol. Sur l’écran d’ordinateur, la jauge était complètement remplie à présent. Ils entrèrent dans la salle et les yeux métalliques d'Héquinox se posèrent successivement sur chaque sarcophage de métal. Elle ne dit rien et son visage n’exprima rien. Elle s’approcha du premier tube et l’observa avant d’ouvrir le couvercle puis, plongeant ses mains dans la gelée, elle en extirpa le corps de l’enfant qu'elle prit dans ses bras pour l’allonger sur une table. Héquinox écouta son cœur, puis récupéra un stylo-lumière sur ses bretelles à outils pour vérifier la réaction des pupilles.
— Elle est vivante, il faut réactiver les poumons. La gelée faisait circuler l’oxygène dans le caisson, mais c’est terminé.
Elle lui fit un rapide massage cardiaque, l’enfant cracha du liquide sur sa poitrine et se mit à respirer avant de papilloter des yeux. Toujours imperturbable, Héquinox la laissa reprendre son souffle en se tournant vers Georges :
— Trouve-lui de quoi s’habiller. Et pour les autres aussi.
En fouillant dans les tiroirs, le petit garçon dénicha la robe de sa sœur ainsi que dix tuniques. Il rapporta le tout pendant que sa mère commençait son interrogatoire auprès de la fillette :
— Est-ce que tu sais qui tu es ?
L’enfant hocha la tête et à son tour, ses yeux se remplirent de larmes. Héquinox les essuya du pouce :
— Reste calme, j’ai besoin que tu me dises ton nom et ta date de naissance.
— Bebbe. 19 05.
— Qui suis-je ?
L’enfant éclata en larmes et s’accrocha à son cou. Héquinox la serra dans ses bras avant de l’asseoir sur la table :
— Bien, tu peux te reposer, je reviens tout de suite. Georges, occupe-toi de ta sœur s’il te plaît.
Elle ouvrit le deuxième sarcophage et procéda de même avec la deuxième enfant tandis que la première observait la scène avec de grands yeux terrorisés.
— Qui es-tu ?
— Bebbe.
— Ta date de naissance ?
— Le dix-neuf de Merabe, maman.
Georges ne dit rien. Il se sentait terrifié, minuscule, comme si le monde entier se dérobait sous ses pieds. Héquinox échangea un long regard avec Radje, puis se leva et vint s’agenouiller devant la première enfant :
— Donne-moi ta main.
Le clone obéit et lui tendit sa paume. Héquinox retourna le bras, attrapa un marqueur sur sa bretelle à outils et écrivit sur le dos de la main : N° 1.
179.
Georges voyait sa mère comme un mur de fer que rien ne pouvait faire plier. Chaque décision était toujours le fruit d’une intelligence froide. Il révisa ce jugement ce jour-là.
Héquinox numérota les dix enfants. À la question : « Laquelle est la vraie ? » toutes répondirent « Moi » et toutes étaient sincères bien que neuf se trompassent.
Héquinox resta murée dans un silence si terrifiant que Georges n’osait pas lui parler. Avec autant de discrétion qu’un fantôme, il fouilla la salle où se trouvaient les béchers pour trouver des torchons propres afin d’aider les petites filles à débarrasser leurs cheveux de cette épaisse couche de gelée.
Quand Héquinox sortit de sa torpeur, elle ne fit rien d’autre que quitter la pièce sans un mot ; cependant, Georges avait l’impression qu’un tsunami venait de se déclencher. Il hésita ; le troupeau de petites filles suivit leur mère comme autant de canetons alors il se lança à leur poursuite et seul le sylphe resta prudemment en arrière.
Héquinox monta les marches comme si rien ni personne ne pouvait l’arrêter.
Quand elle poussa la porte des appartements de son mari et que celle-ci lui résista, un simple sourire sans joie glissa furtivement sur ses lèvres. Elle empoigna sans hésitation le maillet accroché à ses bretelles à outils et il lui fallut une dizaine de coups avant de briser la serrure. La porte de bois gémit, éclata en morceaux, puis un coup de pied ouvrit définitivement les battants dans un bruit de tonnerre.
Héquinox entra dans le hall. Les trois portes étaient fermées, mais on entendit distinctement des glapissements de panique derrière l’une d’entre elles.
Héquinox l’ouvrit sans douceur, révélant son mari en caleçon, essayant maladroitement d’enfiler son pantalon tandis qu’une silhouette terrifiée se cachait sous les draps.
Elle frappa d’abord et parla après.
Le maillet écrasa la main droite, qui prit un aspect terrifiant, mélange de chair, d’os brisés et ecchymose. L'homme poussa un vagissement de douleur et ses paupières s’écarquillèrent. Les yeux gris d'Héquinox n’étaient plus que deux fentes sombres :
— N’imagine même pas une seule seconde que je vais te laisser utiliser l’une de tes mains ou bien n’importe quelle partie de ton corps pour pouvoir ouvrir une faille.
Grimaçant de douleur, le père de Georges s’affaissa sur le lit tandis que la prostituée à ses côtés tentait tant bien que mal de remettre sa culotte.
— Je ne... je n’essayerai pas de...
— Pourquoi ?
— Est-ce si grave ? Tu es un clone toi-même !
— Je sais ce qui est arrivé aux autres, dans mon monde ! Je sais ce qu’on en fait. Tu as fait cela à notre fille !
Malgré sa main en compote, un rictus ironique se glissa sur les lèvres du père de Georges. Terrifié, le garçonnet observait depuis l’entrée de la pièce quand l’homme murmura :
— Tu sais que tout ça était écrit : notre fuite, la guerre, le clonage de Bebbe. Mock savait. Il l’a laissé faire parce qu’il le voulait.
Le faciès d'Héquinox ne frémit même pas.
— Je sais.
Quand elle le frappa au visage de sa masse, le crâne explosa et la cervelle se répandit partout sur les murs. De cela, le petit garçon ne vit rien d’autre que le blanc sale d’une robe couverte de gelée et le N° 7 écrit sur le dos d’une main :
— Ne regarde pas ! Ne regarde pas Georges !
La prostituée poussa un long hululement de hibou terrifié avant de se mettre à pleurnicher. Héquinox ne s’attarda pas sur les restes de son ex-mari et se tourna vers la porte, en direction du troupeau d’enfants. Elle passa une langue pointue sur ses dents et pour la première fois le masque de son visage se craquela. Elle eut l’air triste, si triste, comme si toute la douleur du monde était sur ses épaules :
— Je suis si désolée, mon fils.
D’abord, le petit garçon pensa qu’elle était désolée pour ce qui venait de se produire, mais n’aurait-elle pas dû être désolée pour Bebbe aussi ?
— Tu es dangereux, ça ne peut pas continuer...
C’est à ce moment-là qu’il comprit que quelque chose lui échappait. La femme qui était devant lui était menaçante. Elle avait l’air triste, mais déterminée et même si elle n’avait pas envie de le blesser, elle allait le faire quand même. L’enfant s’accrocha de toutes ses forces à la fillette qui le serrait contre elle et défiait leur mère d’un regard farouche.
— Écarte-toi, 7, je ne veux pas te faire du mal.
— Pas question !
— Alors tant pis...
Héquinox leva sa masse répugnante au-dessus d’elle ; Georges et Bebbe hurlèrent quand un bruit de porcelaine éclata.
Georges ouvrit les yeux. Sa mère dodelinait de la tête et derrière elle, la prostituée se tenait debout, totalement hagarde, les mains en l’air. Elle venait de fracasser le vase de la table de chevet sur le crâne de leur génitrice. La jeune fille — mineure sans doute — avait trouvé le moyen d’enfiler une culotte ainsi qu'un t-shirt qui montrait son nombril et ses pieds nus saignaient au milieu des éclats de porcelaine quand Héquinox s’abattit sur le sol, les mains retombant mollement sur son ventre bombé.
Tout devint noir, violet sombre et ocre dans la tête de Georges. C’était un rêve... ça devait être un rêve ! Mais non, il n’y avait pas de cauchemar dans l’univers de Georges. Limbo était loin et près. Des petites taches translucides dansaient devant ses yeux, alors le garçonnet ouvrit un large bec et les avala tous, laissant seulement le corps évanoui de sa mère dans un mélange de cervelle, de sang et de porcelaine.
Ce fut comme s’il les dévorait d’un coup, d’une bouche gigantesque qui le déchira en deux.