J’entre dans une pièce. Plongée dans le noir, je suis dans l’incapacité de distinguer quoi que ce soit. L’air est imprégné d’une odeur de renfermé ainsi que d’une note plus métallique. Je l’ai déjà sentie auparavant, mais impossible de me rappeler où. La seule chose que je sais, c’est qu’elle me serre le ventre. Je tâte les murs dans l’espoir de dénicher un interrupteur. J’ignore pourquoi, mais j’ai comme un besoin viscéral de découvrir ce qui se trouve dans la pénombre de cette salle. Mes doigts finissent par frôler un bouton. Je m’empresse d’appuyer dessus et un mécanisme se fait entendre. Rien ne bouge pendant quelques secondes puis les lampes au plafond s’allument d’un coup. Je regrette immédiatement mon geste. Mon corps émet un sursaut lorsque mes yeux aperçoivent l’homme ligoté sur une chaise en face de moi, la tête penchant vers l’avant. Le crâne rasé de manière aléatoire souligne davantage l’état lamentable de l’inconnu. Un liquide écarlate s’étend lentement à ses pieds. La mémoire me revient et j’assimile directement la provenance de l’odeur métallique. Comment cela a-t-il pu m’échapper ? Un frisson me parcourt. Bien que mon esprit refuse, je m’avance vers cet homme. Une blessure profonde lui traverse la poitrine. Il n’en a certainement plus pour longtemps. Il reste toujours inerte puis brusquement il relève la tête. Mon sang se glace au moment où mon regard rencontre ses pupilles dilatées. En silence, celui-ci me dévisage, un sourire inquiétant sur les lèvres. Je n’ose plus bouger par crainte de ce qui va se produire. Sa bouche remue, mais aucun son ne sort. Il doit être drogué à je ne sais quelle substance. Je l’entends finalement articuler :
- C’est toi.
Sa voix est mélodieuse à faire peur. Il continue son dialogue macabre :
- C’est toi la cause de notre mort. Tu comprends, n’est-ce pas ? Sinon pourquoi viendrais-je tous les jours te rappeler l’horreur que tu es ?
- Je ne l’ai jamais voulu. C’est…
- Le maréchal ? Peut-être bien, mais qui tue ? C’est toi et seulement toi.
D’un bond, il se met sur ses jambes. Son regard a retrouvé sa lucidité. Un air lugubre assombrit ses traits. Comment a-t-il fait pour se détacher ? D’un pas mécanique, il se rapproche de moi. Je recule, malheureusement, mon dos heurte le mur. Je lève les mains comme pour le stopper, mais cela ne sert à rien. L’homme ricane, un rictus terrifiant plaqué sur le visage. Il reprend étrangement jouissif :
- Tu sais, un jour, tu payeras.
Il m’empoigne la gorge et la broie douloureusement. Je me débats. Il me soulève. Cette fois-ci, il hurle :
- UN JOUR, TU PAYERAS !
Il me serre la trachée à deux mains. Je suffoque. Mes ongles s’enfoncent dans sa peau alors que des taches noires commencent à apparaitre dans mon champ de vision. Je voudrais tant crier, malheureusement seuls des sons hachés parviennent à sortir. Mes gestes deviennent de plus en plus faibles. Je n’y arriverai pas. Ma pitoyable vie va donc prendre fin ici ? Puis soudain, tout s’arrête. L’homme s’écroule par terre comme une marionnette désarticulée et je m’écrase à côté de ce corps inanimé.
Je me réveille en sursaut dans mon lit la bouche grande ouverte. Comme un instinct de survie, j’allume ma lampe de chevet. J’ai encore l’impression de sentir les doigts de l’individu autour de ma gorge. Je me recroqueville et attrape ma tête. Je n’en peux plus, ce cauchemar va m’achever.
Après de longues heures interminables, mon réveil sonne enfin. Je n’ai pas réussi à me rendormir. J’ai passé la fin de ma nuit à fixer un coin du mur. La crainte de retrouver cet homme me nouait l’estomac. Ma lampe de chevet est restée allumée comme une lueur dans l’obscurité. Le soleil n’a pas encore émergé. Je me lève et m’étire. Hans doit bientôt m’attendre pour la reprise de notre entrainement. Je souris à cette pensée de manière inconsciente. Je n’arrive plus à savoir si je dois le détester ou pas. Je ne peux pas oublier ce qui s’est passé, mais le fait qu’il ne m’ait pas rejetée après ma confession m’a fait plaisir. Je suis peut-être en train de me leurrer, mais pour le moment, je veux profiter de ce petit espoir. Depuis quand ne m’avait-on pas montré autre chose que de la méfiance, du dégoût ou de la haine ? D’un côté, je n’ai jamais rien fait pour recevoir une quelconque sympathie dans cette base, donc on pourrait dire que c’est de ma faute. Toutefois, si je suis coupable, les autres soldats le sont tout autant. Toujours à vouloir se placer plus haut que tout le monde, certains en ont oublié ce qu’était la véritable entraide. C’est le genre de personne que je supporte le moins. Si c’est pour côtoyer ce type d’individus, la solitude est un bien meilleur compagnon. Le visage de Hans m’apparait de nouveau. Je croyais qu’il était comme les autres, égoïste et hypocrite, mais plus je passe du temps avec lui, plus je me dis qu’il est différent. Je le revois en pleur à murmurer le prénom de sa sœur en boucle. Un instant, il m’a rappelée moi plus jeune quand mon père m’a arraché Luna. Pendant longtemps, j’ai douté de la sincérité de mon collègue, mais force est de constater que notre histoire est plutôt similaire. Un mince espoir émerge en moi, j’ai peut-être trouvé quelqu’un qui me comprendra. Enfin, c’est ce dont j’essaye de me convaincre. Et pourtant, j’ai envie d’y croire.
Après m’être lavée et apprêtée, je sors de ma chambre et commence à arpenter le couloir.
- Tu sembles bien joyeuse aujourd’hui, dit une voix, que je ne connais que trop bien, derrière moi.
Je me retourne et m’empourpre, comme prise sur le fait. Tellin me dévisage avec un air réjoui.
- Alors, qu’as-tu ? demande-t-il.
- Rien, rien de spécial, tenté-je d’articuler avec une tonalité qui monte dans les aigus.
- C’est moi qui te fais cet effet ? poursuit-il avec amusement.
Sa remarque me refroidit d’un coup.
- Absolument pas.
- Dommage. Cela m’aurait flatté. Allez, ne prends pas cet air coincé. Tu es tellement plus mignonne quand tu souris.
Je repousse ses doigts qui se rapprochent dangereusement de moi d’un revers de main.
- Cesse tes conneries ! Te voir ne me fera jamais plaisir.
Il me fixe, scandalisé. Je ne rentre pas dans son jeu. Tout cela n’est que comédie.
- Tu pourrais parler plus correctement à ton supérieur, me fait-il remarquer.
- Tu sais très bien ce que je ressens. Inutile de prendre cet air étonné.
- Pourtant cela n’a pas toujours été le cas, continue-t-il avec son détachement habituel.
Je comprends immédiatement à quoi il fait allusion et je vire cramoisi une demi-seconde. Malheureusement pour moi, cela n’a pas échappé à Tellin. Il éclate de rire.
- Ce n’est… Ce n’est pas ce que tu crois, bafouillé-je.
- Tu auras beau nier, je ne crois que ce que je vois et ta réaction en dit long.
- Fais comme tu veux, dis-je en reprenant ma marche.
Je déteste lorsqu’il essaye de lire en moi. Comme il me l’a conseillé par le passé, je tente de contrôler chaque partie de mon corps, mais il faut qu’il apparaisse pour que tout mon travail parte en fumée. J’ai encore beaucoup à apprendre. Je le dépasse, mais au moment où je passe à côté de lui, il pose sa main sur mon épaule et me murmure à l’oreille :
- Que tu le veuilles ou non, tu ne pourras pas toujours fuir. Un jour, tu saisiras à quel point tu es spéciale pour moi.
Il me tire la joue et termine :
- Ce ton rouge te va décidément à merveille.
Avant d’avoir pu répondre quoi que ce soit, il disparait dans un tournant me laissant là au milieu du couloir complètement embrouillée.
Lorsque je rentre dans la salle d’entrainement, Hans est adossé au mur. En m’entendant approcher, il relève la tête et me sourit. C’est bien la première fois. Il se redresse et fourre ses mains dans ses poches.
- Salut ! Prête pour reprendre le travail ? demande-t-il
- Et comment !
Je joins mes doigts et les fais craquer.
- C’est quand tu veux ! m’exclamé-je.
Hans ricane. Je lui regarde faussement outrée.
- Allons-y alors.
Je me place en face de la cible et sors mon arme. Je me mets en position et attends le signal de Hans. Il tarde à arriver. Tout en restant dans ma position, je dévisse ma tête pour apercevoir mon collègue. Il me fixe les bras croisés sur son torse.
- Regarde devant toi !
- Tu fais quoi ?
- J’analyse la situation.
- Pas trop longtemps ! dis-je en me remettant en position.
Il se place ensuite devant moi, tout en se frottant le menton pensivement. Il s’écarte légèrement et m’ordonne de tirer, ce que je me dépêche d’accomplir. Comme avec les précédentes tentatives, c’est un échec et la balle passe à côté de son objectif. Hans n’a toujours pas bougé et me demande de m’exécuter une nouvelle fois. Après plusieurs essais mauvais, il finit par fermer les yeux et hocher la tête trois fois d’affilé.
- Écoute Elena, ce qui ne va pas, c’est la posture. Si tu ne la changes pas, tu n’avanceras jamais. Commence par bien ancrer tes pieds dans le sol. Ils doivent être légèrement écartés. Voilà comme ça ! Plie tes genoux pour une plus grande stabilité. Enfin, va un peu en avant.
J’effectue à la lettre ce qu’il me dit, mais je remarque bien qu’il n’est pas satisfait. Il s’approche de moi et tend les bras.
- Je peux ? me demande-t-il prudemment.
Je me souviens de ma réaction quand il m’avait touchée lors du premier cours. Il n’est pas Tellin, je le sais, et pourtant je bloque. Il soupire en me voyant hésiter.
- Ce n’est rien, finit-il par me dire.
- Non Hans. C’est juste que…
- Ne t’explique pas ! Je comprends, affirme-t-il en levant la main.
J’ai honte de moi. Hans ne cherche qu’à m’aider.
- Vas-y ! déclaré-je.
Je ne peux pas éternellement fuir. Hans ne semble pas être certain et avance de nouveau les bras.
- Je peux ? redemande-t-il
- Oui ! affirmé-je cette fois-ci sans hésiter.
C’est cette confiance qui me manquait. Hans comble la distance qui nous sépare et pose sa main sur mon bras. Je frissonne à son contact. Je sors de ma torpeur et me remets en position. Mon professeur appuie sur les endroits à changer.
- Voilà, c’est mieux ! Une dernière chose : n’oublie pas de contrôler ta respiration lorsque tu tires. Feu !
Je tire et pour la première fois, la balle atteint son but, pas en plein milieu, mais c’est déjà ça. Je me tourne fière de moi vers Hans qui sourit, presque soulagé. Il frappe dans les mains lentement puis s’exclame :
- Bon ! Le véritable entrainement va enfin débuter.
- Parce que jusqu’à maintenant ce n’en était pas un ? m’étonné-je.
- Loin de là. Nous disposons encore de trois mois. Attends-toi à ce que ce soit intensif. On commence dès ce soir.
- Je vais peut-être rester pour tirer un peu…
- Hors de question ! me coupe-t-il aussitôt. Ce soir, tu en auras tellement marre que tu ne pourras plus supporter la moindre détonation.
- Tu exagères ?
Son sourire s’élargit.
- À peine.
Je crois qu'à sa manière creepy, Tellin tient vraiment à Elena, oue en tout cas il pense qu'il a des sentiments pour elle, même si c'est juste l'envie qu'elle soit à lui. Il est juste malsain et refuse d'accepter qu'elle ne partage pas son intérêt.
Ca fait plaisir de voir qu'une certaine complicite existe finalement entre Hans et Elena et qu'elle fait des progres en consequence.