Je suis réveillée par les rayons du soleil qui passent à travers la petite ouverture qui donne sur l’extérieur. Je me lève et me dépêche de tirer les rideaux. Cela fait longtemps qu’il n’avait pas fait aussi beau. Même si je dois rester enfermée ici, le seul fait de voir la lumière extérieure me remplit d’énergie. Je m’étire. Mes nuits sont de plus en plus paisibles. Je crois que je commence enfin à me détendre un peu. Après avoir pris ma douche, j’enfile mon uniforme et pars pour la cantine. Sans le dire à sa sœur, Luna a décrété que je savais me repérer suffisamment dans la base. J’arrive au réfectoire. Il est toujours aussi bondé. Cela me fait étrange de me rendre seule ici. J’attrape un plateau et m’empresse de me mettre dans la file. Celle-ci avance relativement vite. Lorsque c’est mon tour, le cuisinier me sert la ration quotidienne. Il me fait un clin d’œil et glisse un carré de chocolat en dessous de ma serviette. Je ne sais pas pourquoi, mais il m’aime bien. Je le remercie d’un discret geste de la main. Il lui est normalement interdit de faire ce genre de faveur, mais il m’a une fois avoué que je ressemblais à sa fille qu’il a laissée au village en bas de la montagne. Je m’éloigne et me mets en quête d’une place. Un garçon avec une touffe blonde me fait signe d’approcher. Je reconnais immédiatement Jan qui est arrivé en même temps que moi à la base. Je l’avais déjà croisé de temps en temps dans mon village, mais nous ne nous étions presque jamais parlés. Il habitait dans un autre quartier. Je me demande s’il se souvient de moi. Probablement non, puisqu’il ne mentionne jamais le passé. Je m’assois en face de lui. Il avale la nourriture qu’il venait de mettre en bouche et me salue :
- Hey Isis ! Alors, bien dormi ?
- On ne peut mieux. Et toi, ça va ?
- Pareil, me répond-il en se passant une main dans ses cheveux.
Je tartine mon pain et mords à pleines dents dedans. Il n’est pas aussi bon qu’à la maison, un peu caoutchouteux, mais c’est passable. Je mastique pendant que Jan me raconte son programme de la journée. Je me retiens de le taquiner sur le fait que ranger des feuilles est terriblement excitant. Mon boulot ne vaut pas mieux. À part mes séances d’entrainement avec Elena et mes discussions avec Luna, je m’ennuie ferme. C’est rare que ma supérieure réclame mon aide pour sa paperasse. Je me cale dans le fond de ma chaise et demande à Jan :
- Tu te plais dans cette base ?
- C’est toujours mieux que chez moi. Ici au moins, je mange à ma faim. Il y a uniquement l’air frais qui me manque. Pourquoi ?
- C’est juste que je ne sens pas trop cet endroit. Ton chef ne t’a pas dit où est parti le reste du groupe ?
- Non, et honnêtement je m’en fiche. Ne va pas croire que je suis cruel, mais j’ai toujours vécu avec le principe de chacun pour sa pomme donc je ne m’embête pas avec le sort des autres.
- Je me demandais seulement où ils avaient bien pu aller.
- Si cela peut te rassurer, ils ne doivent pas être bien loin, dit-il. Ne te bile pas pour eux.
Pendant que Jan parle, j’aperçois Liam. Il me salue d’un sourire. Je lui réponds en agitant légèrement la main. Jan se retourne et plisse les yeux. En remarquant sa présence, Liam redevient sérieux et quitte la pièce sans rien rajouter. Mon ami me refait face.
- Cet homme…, dit-il
- Liam ?
- Oui, je ne l’aime pas beaucoup.
- Et pourquoi ? demandé-je sans cacher ma surprise. Il est vraiment sympa.
- Peut-être, mais il ne me revient pas. J’ai déjà rencontré des mecs comme ça. Il semble parfait, mais au fond d’eux il fait trop noir.
- Tu racontes n’importe quoi, le rabroué-je en secouant la tête.
- Je t’aurais prévenue. Évite de tomber amoureuse, ajoute-t-il avec un sourire en coin.
Je rougis jusqu’aux oreilles et grommelle :
- C’est bien ce que je dis, tu racontes n’importe quoi.
- On verra.
Il lève les yeux sur l’horloge.
- Allez, je te laisse, mon chef m’attend, déclare-t-il en empoignant son plateau. Oh, Isis, arrête de t’inquiéter pour un rien.
Je le salue et retourne à la mastication de ma tartine.
Elena rentre en sueur dans le bureau de sa sœur. Elle doit avoir continué son entrainement après que Hans est parti. Depuis quelque temps, ses traits sont moins crispés et plus détendus, mais surtout elle sourit davantage. Je pense que Hans n’est pas étranger à ce changement. Je me garde toutefois de le lui faire remarquer. Butée comme elle est, elle nierait en bloc. Et puis, si Elena va mieux, je suis contente pour elle. Elle nous salue d’un hochement de tête.
- Tu pourrais te laver avant de venir, s’insurge Luna.
- Ce n’est que trois fois rien, lui rétorque sa sœur.
- Tu dégoulines de partout.
Elena lève les yeux au ciel avant de répliquer en me faisant signe :
- De toute façon, je suis juste passée reprendre Isis.
Je me dépêche de me mettre à ses côtés et nous sortons. Toutefois, à peine avons-nous posé un pied dehors qu’un homme nous fonce dessus. Je le reconnais tout de suite. C’est lui qui transmet les ordres du maréchal. Il faut dire qu’il vient souvent dans le bureau de ma cheffe. Elena l’a remarqué et son expression se durcit. Je lui retrouve sa froideur habituelle. Le militaire s’immobilise devant elle. Il nous dépasse toutes les deux. Il glisse un papier plié en deux entre les doigts de ma supérieure qui l’ouvre l’instant d’après. Sa mâchoire se crispe avant qu’elle ne froisse la missive et la fourre dans sa poche. L’homme est déjà reparti. Elle tourne la tête vers moi.
- Désolé Isis, je dois te laisser. Retourne chez Luna, on se retrouve tout à l’heure, me dit-elle.
- Tu vas où ? demandé-je même si je connais la réponse.
- Nulle part, réplique-t-elle avec un demi-sourire.
- Bon, à tout à l’heure alors.
Elle s’éloigne. Ce n’est que lorsqu’elle a disparu au bout du couloir que je remarque que son papier est tombé au sol. Je le ramasse. Bien que je sache que je ne devrais pas, je l’ouvre. La tentation est trop forte. Je suis déçue par son contenu. Seul le nombre « 66 » est écrit en gros sur la feuille. Je m’attendais à quelque chose de moins circonscrit. Que représente ce nombre ? Le numéro de sa mission ? Une chose est sûre, cela n’a pas plu à Elena. Je replie soigneusement la missive et la range dans ma poche. Je le rendrai à ma cheffe quand elle reviendra.
Deux heures plus tard, Elena frappe à la porte de ma chambre. Luna m’a amenée ici avant de partir je ne sais où. Je ne suis même plus étonnée de voir ma supérieure couverte de bandages et l’uniforme écorché à certains endroits. Cependant, aujourd’hui cela n’a pas l’air trop grave. Je sors et ferme derrière moi. Sans un mot, nous nous dirigeons vers son bureau. Sur le chemin, je lui remets son papier. Elle parait surprise puis le reprend sans plus de formalité. Elena ne dit rien. Je la sens tendue. Je la suis en silence jusque dans son bureau. Quand elle est dans cet état, je sais qu’il vaut mieux la laisser tranquille. Elle est dans son monde qu’elle seule comprend. À l’intérieur, son esprit est toujours ailleurs alors que son regard se perd dans le paysage visible à travers la fenêtre. Je m’installe à ma place habituelle sur le siège qui se trouve dans un coin de la pièce. Ma supérieure me l’a fait amener pour moi. Nous restons dans le silence durant un certain temps. Elena me demande finalement de l’aide pour prendre des classeurs dans son armoire qui vient d’être remplacée, car l’autre était trop petite. Elle sélectionne quatre dossiers et les dépose sur sa table. Mais avant de les ouvrir, elle rédige son rapport quotidien. Évidemment, je ne peux pas y jeter un coup d’œil. Je retourne m’asseoir après avoir préparé un thé pour Elena qui le regarde à peine. Un élément doit la tracasser, mais j’ignore quoi. Il a dû se passer quelque chose lors de sa mission. Après une demi-heure, on frappe à la porte. Elena semble sortir de sa torpeur. Elle se dépêche d’ouvrir au nouvel arrivant qui n’est autre que Hans. Celui-ci me salue puis reporte son attention sur sa collègue.
- Tu voulais me voir ? lui demande-t-il.
Elena se tourne vers moi.
- Isis, je te donne ta pause. Va dans ta chambre et reviens d’ici une heure.
Je sors avec un goût amer en bouche. Décidément, je déteste cet endroit.