Depuis que Kaärna l’avait prise sous son aile, Annyaëlle sortait s’entraîner presque toutes les nuits. Lorsqu’elle était encore capable de tenir sur ses jambes et que la lune éclairait suffisamment la forêt, elle sortait de son pavillon en douce et retournait dans la clairière où elle passait l’essentiel de ses journées. Si elle devait reconnaître au moins un aspect positif, c’est qu’elle dormait désormais d’un sommeil de plomb, trop épuisé pour se laisser emprisonner par des insomnies. Elle avait ainsi pris l’habitude de s’entraîner quelques heures presque tous les soirs, seule, ignorant autant qu’elle le pouvait les réticences de son corps. À son plus grand soulagement, elle constatait que ça devenait moins difficile au fil des semaines.
Malgré l’absence de lune ce soir-là, Annyaëlle s’était tout de même rendue dans la clairière, profitant des dernières lueurs du jour. Le soleil s’était couché depuis longtemps et la morsure glaciale de l’air brûlait sa peau. L’hiver avait au moins eu l’avantage de la contraindre à abandonner ses entraînements supplémentaires plus tôt et de pouvoir permettre à son corps de se reposer convenablement.
Annyaëlle fit une pause, le cœur battant à tout rompre. Elle contempla le ciel s’assombrir en reprenant son souffle. Elle savait qu’elle ne pouvait pas se permettre de trop tarder ce soir. L’aspirante ramassa ses affaires et se dirigea en hâte vers les pavillons. Avec le temps, elle ne redoutait plus les falaises qui longeaient l’île, assez éloignées du campement des aspirants, et n’avait plus peur de s’en approcher par mégarde. À mi-chemin, il suffisait de se laisser conduire par la lumière des torches pour retrouver les bâtiments familiers.
La jeune fille salua d’un geste rapide de la tête les quelques personnes encore dehors à cette heure tardive et se dirigea vers les bains. L’eau chaude, d’abord désagréable sur sa peau, finit par chasser la tension qui s’était accumulée dans ses muscles. C’était son moment préféré de la journée, l’un des rares où elle pouvait se détendre, fermer les yeux et ne plus penser à tous les changements qui s’étaient opérés dans sa vie. Ils n’étaient pas nombreux dans son pavillon, mais Annyaëlle faisait toujours en sorte d’y aller aux heures où elle était certaine de ne croiser personne. C’était l’avantage des sources chaudes qui alimentaient les bains, ils ne refroidissaient jamais.
Pendant quelques instants, elle laissa son esprit vagabonder loin de la Confrérie, des interminables entraînements et des meurtrissures de son corps. Les semaines avaient passé si vite qu’elle ne se rendait pas bien compte du temps qui s’était écoulé. Son ancienne vie lui manquait parfois, mais moins que ce qu’elle s’était imaginé. Depuis peu, elle avait l’étrange sentiment qu’elle se trouvait exactement où elle devait être. Cette pensée amusa Annyaëlle. Encore peu de temps auparavant, elle ressentait tout le contraire. C’était étrange comme sensation, celle d’être à sa place et de ne pas l’être en même temps.
Irrémédiablement, Annyaëlle pensa ensuite à ce que lui réservait l’avenir. Elle avait tant de questions et si peu de réponses. Que se passerait-il si elle devenait une Ombre ? Elle n’avait jamais entendu parler d’Ombres ayant quitté la Confrérie, était-ce seulement possible ? On lui avait pourtant affirmé qu’elle aurait le choix, mais jusqu’à quel point ? Annyaëlle se demandait souvent si elle devrait partager son temps entre la Confrérie et Naerys. Lorsqu’elle deviendra une Ombre, ses titres seront définitivement effacés et elle ne pourra plus régner. Ça n’avait jamais intéressé la jeune fille, qui s’était simplement résignée en pensant que ça n’arriverait sans doute pas avant une éternité, mais ce n’était pas l’avis de sa mère. C’est ce point qui gênait Annyaëlle, la reine était-elle persuadée de son échec lors de la Cérémonie de la Marque des Ombres ? Et si c’était le cas, pourquoi lui avait-elle fait comprendre qu’elle pourrait ne pas rentrer ?
Annyaëlle soupira. Elle se demandait comment Mikhaïl et sa famille avaient perçu son brusque départ pour la Confrérie. Elle n’avait eu aucun contact avec ses proches depuis son arrivée, et ne devrait pas en avoir tant qu’elle serait aspirante. Elle ne savait même pas ce qu’il en était de ses fiançailles, étaient-elles maintenues malgré son absence ? Et si oui, serait-elle condamnée à passer son temps entre le Royaume de Cœur et la Confrérie ? Mais une autre question, plus forte que toutes les autres, commençait à faire le chemin de son esprit. Pourrait-elle choisir de rester ici, abandonnant toutes ses obligations ?
Elle pensa aussitôt à sa famille et à Tali. À la beauté de Naerys et des Feuilles Pourpres. À Mikhaïl, Liam et leur incroyable cité. À l’accident. Tali devait désormais s’être totalement remise de ses blessures. Ce souvenir noua la gorge d’Annyaëlle, qui ne pouvait s’empêcher de se sentir responsable. Après tout, peut-être qu’elle ferait mieux de ne pas rentrer du tout. Peut-être qu’elle ne se déplairait pas tant que ça au Royaume de Cœur, en compagnie de Mikhaïl et de Liam. Ou peut-être devrait-elle rester à Rhystaen, parmi les Ombres.
Annyaëlle secoua la tête pour chasser toutes ses sombres pensées et quitta les bains. Ce soir, beaucoup de choses allaient changer et elle ne devait pas se laisser déconcentrer. Elle rejoignit sa chambre et enfila la tenue la plus sombre qui figurait parmi ses vêtements d’aspirante, démêla ses cheveux et ouvrit par réflexe l’armoire qui contenait ses armes. Elle n’en aurait pas besoin cette nuit.
Elle sortit du pavillon en silence et attendit, partagée entre impatience et appréhension. Devant elle s’étendait un univers sombre, aussi noir que pouvait l’être une nuit sans lune et dont les torches repoussaient à peine l’obscurité. Trois silhouettes sortirent à leur tour des pavillons et attendirent. Annyaëlle n’avait réussi à se rapprocher d’aucun des aspirants. En vérité, elle n’avait surtout pas su comment s’y prendre et l’hostilité qu’elle ressentait de la plupart d’entre eux ne l’avait pas aidée à tenter sa chance. Tous ceux de son âge se connaissaient depuis des années et elle, elle arrivait de nulle part, comme si elle prétendait être à leur niveau. Annyaëlle n’avait pas voulu de passe-droit, elle n’avait rien demandé, mais elle s’était retrouvée là, à devoir rattraper les autres. Cette différence de traitement avait créé une barrière qu’elle ne pouvait pas franchir. Heureusement pour la jeune fille, Kaärna était venue la tirer de ce mauvais pas. Si l’Ombre ne l’avait pas éloignée des autres recrues, il est fort probable qu’Annyaëlle aurait abandonné depuis longtemps.
Un point lumineux brilla soudain dans la forêt, tremblotant dans la masse des ténèbres. Les aspirants disparurent aussitôt dans la nuit et Annyaëlle leur emboîta le pas. Elle avançait prudemment, se repérant aux légers bruits de pas de ses camarades. Lorsqu’ils arrivèrent à la torche, un nouveau point s’illumina dans la nuit et ils poursuivirent leur route. Tout n’était que silence autour d’eux, même les bêtes nocturnes semblaient les regarder sans produire le moindre son, comme s’ils étaient conscients de l’enjeu qui se déroulait. Annyaëlle savait que tout pouvait changer ce soir. Elle ne pouvait pas combler l’écart entre elle et les autres aspirants, mais il y avait autre chose qui la différenciait d’eux. Toutes les recrues de son âge avaient déjà participé à la Cérémonie de la Nouvelle Lune. Elle espérait qu’après cette nuit la barrière entre elle et les autres s’amenuiserait, mais pour l’instant elle suivait ses cadets vers l’inconnu.
Ils marchèrent longtemps, puis enfin, ils aperçurent d’autres torches au loin, éclairant à peine une petite clairière isolée. Tout autour, les ombres se tordaient comme une multitude de monstres apeurés sous le rythme des flammes. Le cœur d’Annyaëlle accéléra, tambourinant à ses oreilles aussi sûrement que le crépitement du feu. Une bouffée d’angoisse réchauffa ses membres gelés. Des Ombres étaient là, les attendant patiemment dans la nuit. Ils formaient deux groupes diamétralement opposés, d’un côté ceux dans la tenue sombre des guerriers, de l’autre des hommes en longue robe pâle surmontée d’une ceinture où pendait une dague et une épée courte, les armes de base des Ombres. Annyaëlle ne se demanda pas longtemps pourquoi ils étaient vêtus de la sorte. À la lueur des flammes, elle repéra les marques à l’intérieur de leurs paumes, des Mélétis, les sages de la Confrérie.
Un à un, les aspirants approchèrent, puis quittèrent la clairière en compagnie de l’un des Su’en. Annyaëlle s’avança, tentant de faire preuve d’autant de courage que les autres. Étrangement, elle ne trouva aucune trace d’hostilité sur le visage des Mélétis et cela la rassura. Elle les observa en silence s’échanger des bols et des instruments, puis l’un d’eux tendit un doigt plein de suie vers son front. Il écarta une mèche de ses cheveux et traça un croissant de lune sur sa peau. Il trempa ensuite ses deux pouces dans la suie, lui fit signe de fermer les yeux, les posa sur ses paupières et fit courir la trace jusque sur ses joues. Kaärna lui avait expliqué que c’était une manière de symboliser le réveil de l’aspirant pendant ses rêves et d’ouvrir sa conscience sur cet autre monde, comme si ses yeux ne pouvaient plus rester fermés face à la présence des esprits. Un second Mélétis déposa une fiole entre ses mains et lui désigna la dernière Ombre qui attendait sur le côté. Kaärna. Annyaëlle salua les érudits de la tête et s’empressa de rejoindre la jeune femme, soulagée de ne pas être avec un inconnu.
L’Ombre aux cheveux blancs avançait doucement dans la nuit, écartant les ténèbres de sa torche. Annyaëlle la suivait, tournant la fiole entre ses doigts. Le liquide se reflétait étrangement à la lueur des flammes. Elle savait ce que c’était, du Trace-Rêves, l’étape cruciale qui lui permettrait ou non de rejoindre la Confrérie. Le Trace-Rêves permettait d’atteindre un état de transe favorisant le contrôle des songes et l’ouverture sur le monde des esprits. D’après Kaärna, il permettait d’entrer en connexion avec un esprit en particulier, celui-ci était chargé de guider l’aspirant et de révéler sa fonction au sein de la Confrérie.
Annyaëlle fixa le liquide métallique qui s’agitait au creux de la fiole sans laisser la moindre trace sur le verre. Une fois qu’elle l’aurait bu, elle deviendrait de plus en plus consciente lors de ses rêves et elle devrait y chercher son esprit-guide. Elle savait que ce ne serait pas facile, que ça prendrait du temps, mais il lui en restait si peu. Comme tous les aspirants, elle avait jusqu’à la Cérémonie de la Marque des Ombres pour recevoir l’empreinte de l’esprit, que ce soit un lien conscient ou non. En cas d’échec, elle serait bannie de la Confrérie de la Lune.
La jeune fille serra la fiole dans sa paume. En réalité, il y avait trois façons d’échouer à devenir une Ombre. La première, l’aspirant ne possédait pas l’Affinité et sans elle, il lui était impossible de se lier à un esprit-guide et d’obtenir la Marque des Ombres. Annyaëlle savait qu’elle n’était pas concernée par ce cas, seuls les deux autres pouvaient la faire échouer. La seconde, l’esprit rejetait l’aspirant, le trouvant indigne de recevoir son empreinte et d’intégrer la Confrérie. La dernière, plus rare, mais beaucoup plus redoutée, l’aspirant pouvait ne pas survivre à l’apposition de la Marque.
Annyaëlle faisait de son mieux pour ne pas penser à cette éventualité. Elle aimait à croire que si sa mère avait redouté une seule seconde sa mort elle ne l’aurait jamais envoyé à Rhystaen pour devenir une Ombre. Ça n’aurait pas eu de sens. Devant elle, Kaärna s’immobilisa et lui fit signe de s’asseoir dans l’herbe. Annyaëlle crut vaguement reconnaître leur lieu d’entraînement, mais la pénombre l’empêchait d’en être certaine. La torche diffusait une lumière vacillante, donnant à la jeune fille l’impression que les ténèbres les enveloppaient de leurs étreintes. Annyaëlle posa la fiole devant elle et passa ses doigts dans l’herbe humide, comme si ce contact pouvait la rassurer. Elle leva les yeux vers le ciel, découvrant un lac noir ou scintillait une multitude d’étoiles. Bien qu’invisible cette nuit, elle savait que la lune était là, quelque part dans l’immensité.
Kaärna l’observait sans la presser, respectant le silence imposé par la cérémonie. Annyaëlle s’accrocha à son regard, heureuse de ne pas être seule. Elle aurait tant voulu la remercier pour ça. L’Ombre aux cheveux blancs croyait en elle et c’était grâce à ça qu’elle était arrivée jusqu’ici. Annyaëlle inspira et attrapa la fiole, essayant de ne pas réfléchir à ce qu’elle pouvait bien contenir, mais elle ne put retenir une grimace à la vue de l’étrange liquide argenté. Pourquoi hésitait-elle ? Kaärna posa doucement sa main sur son avant-bras, comme pour lui intimer de lui faire confiance. Annyaëlle acquiesça, il fallait qu’elle le fasse. Elle inspira une nouvelle fois et vida la fiole de Trace-Rêves d’une seule gorgée. Le liquide épais coula dans sa gorge comme pour l’étrangler. Elle hoqueta, sentit vaguement quelque chose la retenir dans son dos, puis elle sombra dans le néant.
C’est un bon chapitre.
Toutefois, je trouve que la cérémonie aurai été encore plus intense sous le point de vue de Kaärna.
Mais sinon c’est toujours très bien.
J’ai hâte de voir la suite.
En tout cas bonne continuation.
Merci encore pour tes commentaire !! A très vite !
Je suis toujours aussi contente de voir que les choses s'améliorent pour Annyaëlle. Heureusement que Kaärna était là pour elle, et l'est encore pour la cérémonie.
Je suis très curieuse de voir comment va se dérouler la cérémonie pour elle. Je pense que ça se finira bien mais sait-on jamais, on pourrait être surpris par la tournure des événements !
J'espère aussi qu'elle se rapprochera des autres recrues. ça serait bien de la voir créer des liens avec d'autres ombres !
A bientôt !
Les choses commencent à s'accélérer doucement, il est justement possible que la cérémonie change beaucoup de choses par rapport aux autres recrues ^^
Comme on suit plusieurs personnages en même temps, j'imagine que ça doit sembler long pour avancer dans chaque histoire ^^'
Mais tu auras bientôt des réponses :D
A bientôt !