CHAPITRE 23 - Le successeur

Par Nqadiri

Il existe une ironie délicieuse dans le monde corporate : les entretiens d'embauche ressemblent étrangement aux rendez-vous avec son psy. On y raconte les mêmes mensonges, on y joue les mêmes rôles, et à la fin, on paie toujours très cher pour qu'on nous dise que tout va bien se passer.

 

2024 :

La salle d'attente de McKinsey sent le désespoir version premium. Farid rajuste sa cravate pour la millième fois, son CV aussi lisse qu'un tableau Excel bien formaté posé sur ses genoux. Autour de lui, d'autres jeunes diplômés attendent leur tour, tous habillés du même costume, tous arborant le même sourire crispé.

 

2055 :

Le lobby de FeelReal sent la lavande et les bonnes intentions. Farid observe son reflet dans les baies vitrées : un costume haute couture qui cache mal sa déchéance, des rides qui racontent trente ans de compromissions. Sur les murs, des affiches proclament "Libérez vos émotions !" avec l'enthousiasme naïf d'une secte new age.

 

2024 :

"Et pourquoi McKinsey ?" La question fuse, aussi prévisible qu'un burnout chez les juniors.

 

Farid se racle la gorge. Le discours est rodé : "Parce que je crois au pouvoir de la transformation..."

 

Il regarde la porte.

 

"... Je veux aider les entreprises à devenir la meilleure version d'elles-mêmes." Les mots sonnent creux, même à ses oreilles.

 

La recruteuse hoche la tête poliment. Son sourire est aussi authentique qu'un engagement RSE. "Nous vous recontacterons."

 

2055 :

"Monsieur Benmokhtar ?" L'hôtesse de FeelReal a ce ton particulier réservé aux has-been. "Monsieur Rayan va vous recevoir."

 

Rayan. Plus "papa", plus "père", juste ce prénom qui claque comme une porte de salle de réunion. Son fils a emprunté le chemin inverse du sien : partir du cynisme pour retrouver l'humain. Une belle revanche sur l'héritage paternel.

 

2024 :

"Alors ?" Leïla et Karim l'attendent au Café des Anciens Combattants. 

 

"Alors rien." Farid s'effondre sur une chaise. "Apparemment, je ne corresponds pas à leur 'culture d'entreprise'. Je suis trop... authentique."

 

"Tu parles", ricane Karim. "Tu n'es pas assez formaté, tu veux dire. Pas encore prêt à vendre ton âme contre un bonus et une place de parking."

 

"Peut-être que je devrais revoir mes ambitions à la baisse", soupire Farid. "Arrêter de viser les grands cabinets..."

 

"Et devenir quoi ?" demande Leïla. "Un petit pion dans une grosse machine ? C'est ça ton rêve maintenant ?"

 

2055 :

Le bureau de Rayan est tout ce que celui de Farid n'a jamais été : chaleureux, vivant, humain. Pas de tableaux de KPIs aux murs, mais des photos d'équipe qui semblent authentiquement heureuses. Pas de certification ISO encadrée, mais des messages de remerciement d'employés dont la vie a changé.

 

"Tu dois te sentir perdu ici", lance Rayan sans préambule. "Pas assez de métriques à optimiser ? Pas de burnout à monitorer ?"

 

2024 :

"J'en ai marre", dit Farid en fixant son café froid. "Trois mois que je passe des entretiens. Trois mois qu'on me dit que mon profil est 'intéressant mais pas tout à fait ce qu'on recherche'. Je commence à croire que le problème, c'est moi."

 

"Le problème", répond Karim, "c'est que tu essaies de rentrer dans leurs cases. Mais t'es pas fait pour ça, mec. T'es trop..."

 

"Trop quoi ?"

 

"Trop vrai. Trop entier. Ils cherchent des clones en costard, pas des mecs qui pensent par eux-mêmes."

 

2055 :

"Tu te souviens de ce que tu m'as dit quand j'avais huit ans ?" La voix de Rayan est tranchante comme une note de service de licenciement. "Je pleurais parce que tu avais encore raté ma pièce de théâtre. Tu m'as expliqué que 'les émotions étaient des bugs dans la matrice de la performance'."

 

Farid accuse le coup. Ces mots, ses mots, qui lui reviennent comme un boomerang algorithmique.

 

2024 :

"Et si on montait notre propre truc ?" lance soudain Farid. "Une boîte qui serait différente. Qui remettrait l'humain au centre."

 

"Tu veux dire, comme toutes ces startups qui te font des burnouts en mode agile ?" ironise Leïla.

 

"Non, un vrai truc. Qui changerait vraiment la donne."

 

2055 :

"Ironique, non ?" poursuit Rayan. "Toi qui optimisais la souffrance, et moi qui ai bâti une entreprise pour la guérir. FeelReal, c'est né de ça. De tous ces dîners manqués, ces anniversaires zappés, ces moments où la performance passait avant l'amour."

 

"Je voulais juste..."

 

"Réussir. Je sais. Mais à quel prix, papa ?"

 

2024 :

"On pourrait développer une approche qui révolutionnerait vraiment le management", continue Farid, emporté par son élan. "Plus ces conneries de reporting permanent et de surveillance déguisée en bienveillance."

 

"Et comment tu comptes financer ça ?" demande Leïla. "Les investisseurs, ils s'en foutent de l'humain. Ils veulent du ROI, des metrics, des KPIs..."

 

"C'est là qu'on va être malins. On va parler leur langage, mais pour faire autre chose. Un peu comme des agents doubles."

 

2055 :

"Tu sais ce qui est le plus drôle ?" Rayan pianote sur son bureau en bambou équitable. "J'ai repris tous tes outils. Les analytics, le tracking, la data. Mais au lieu de les utiliser pour broyer les gens, je m'en sers pour comprendre leur souffrance. Pour les aider à se reconnecter avec leurs émotions."

 

Un hologramme s'illumine entre eux. Des graphiques, des courbes, des statistiques. Mais au lieu de mesurer la productivité, ils quantifient le bien-être. Au lieu de traquer les "low performers", ils identifient les signaux de détresse.

 

2024 :

"Et si ça marche pas ?" s'inquiète Karim. "Si on se fait bouffer par le système ?"

 

2024 :

"Tu deviens parano, mon vieux", répond Farid. "On n'est pas dans Matrix."

 

"Non, on est dans pire", intervient Leïla. "On est dans le capitalisme version 2.0. Là où même la rébellion est marketée, packagée, vendue comme une 'expérience disruptive'."

 

2055 :

"Regarde ça", dit Rayan en faisant défiler des témoignages holographiques. Des employés racontent comment FeelReal les a aidés à retrouver du sens, à oser être vulnérables au travail.

 

"C'est... impressionnant", admet Farid. 

 

"Tu sais ce qui est vraiment impressionnant ? Que j'ai dû attendre que tu me brises pour comprendre comment réparer les autres."

 

2024 :

Un nouveau rejet. Cette fois, c'est Deloitte. "Votre profil est intéressant, mais..."

 

"Mais quoi ?" explose Farid. "Mais je ne suis pas assez docile ? Pas assez prêt à me conformer ?"

 

La recruteuse le regarde avec cette condescendance polie si caractéristique des RH. "Disons que nous cherchons des candidats plus... alignés avec nos valeurs."

 

2055 :

"Tu veux voir quelque chose d'intéressant ?" Rayan active une projection. "Regarde ces données. Le taux de burn-out chez les consultants. La courbe exacte de la déshumanisation en entreprise. Fascinant, non ?"

 

Les chiffres dansent dans l'air, implacables. Une cartographie précise de la souffrance au travail, calibrée sur trente ans.

 

"Tu vois ce pic, là ? C'est l'ère Benmokhtar chez InnovCorp. Ton héritage, papa. La période où tu as 'optimisé les ressources humaines' jusqu'à ce qu'elles ne soient plus ni ressources, ni humaines."

 

2024 :

"Parfois je me demande si on n'est pas naïfs", murmure Leïla. "Si toute cette histoire de changer le système de l'intérieur, ce n'est pas juste un conte de fées pour diplômés idéalistes."

 

"Tu préfères quoi ?" réplique Farid. "Rester en dehors et ne rien changer du tout ?"

 

"Peut-être qu'il y a d'autres façons de changer les choses", suggère Karim. "Des façons qui ne nous obligent pas à devenir ce qu'on déteste."

 

2055 :

"Tu veux savoir le plus drôle ?" Rayan fait apparaître un autre graphique. "J'ai analysé tes discours. De ton premier speech à l'ENSMI jusqu'à ta dernière présentation chez InnovCorp. L'algorithme montre exactement à quel moment tu as perdu ton humanité. C'est une courbe parfaitement inversée : plus tu montais dans la hiérarchie, plus ton vocabulaire s'appauvrissait. À la fin, tu ne parlais plus qu'en acronymes et en KPIs."

 

2024 :

Quinzième entretien du mois. Cette fois, c'est BCG.

"Que pensez-vous de l'intelligence artificielle dans le management ?"

 

Farid hésite. La bonne réponse, celle qu'ils attendent, ou la vraie ?

"Je pense que c'est un outil fascinant", commence-t-il prudemment. "Mais qui ne devrait jamais remplacer le jugement humain."

 

"Intéressant", note le recruteur. "Et comment voyez-vous l'avenir du conseil ?"

 

2055 :

"Autre chose de vraiment amusant ?" Rayan projette une vieille vidéo. Le discours de Farid à l'ENSMI. Celui où il dénonçait le système qu'il finirait par incarner.

 

2024 :

"Je vois le conseil comme une force de transformation positive", récite Farid. Les mots ont un goût de cendres. Combien de fois a-t-il répété ce discours devant son miroir ? "Une façon d'aider les entreprises à évoluer tout en préservant leur capital humain."

 

Le recruteur griffonne quelque chose. Probablement "trop naïf" ou "pas assez formaté".

 

2055 :

"'On nous a appris à être des winners, des leaders, des game changers'", cite Rayan alors que le jeune Farid à l'écran enflamme son auditoire. "Sacré speech, papa. Dommage que tu aies si bien appliqué la leçon."

 

"J'étais différent à l'époque", murmure Farid.

 

"Non. Tu étais toi. Avant de devenir... ça." Rayan fait un geste vague vers le costume Zegna, la montre hors de prix, tous ces marqueurs d'une réussite aussi clinquante que vide.

 

2024 :

"Tu changes", remarque Leïla au café. "Tes mots... ce ne sont plus les tiens. Tu commences à parler comme eux."

 

2024 :

"Je m'adapte", se défend Farid. "C'est ce qu'on nous a appris non ? L'agilité, la capacité à évoluer..."

 

"L'agilité ?" Karim éclate d'un rire sans joie. "Tu confonds agilité et soumission, mon pote. Ce n'est pas t'adapter que tu fais, c'est te formater."

 

"Et vous voudriez quoi ? Que je reste au chômage toute ma vie ? Que je refuse le système par principe ?"

 

2055 :

"Tu sais ce qui est fascinant ?" continue Rayan en faisant défiler d'anciennes photos. "J'ai tout un dossier d'archives sur toi. Tes présentations, tes mails, tes notes de service. C'est comme regarder une étude de cas sur la déshumanisation en temps réel."

 

"Une étude de cas... C'est tout ce que je suis pour toi maintenant ?"

 

"Oh non, papa. Tu es bien plus que ça. Tu es mon anti-modèle parfait. Chaque fois que je dois prendre une décision managériale, je me demande : 'Qu'aurait fait Farid ?' Et je fais exactement l'inverse."

 

2024 :

"Tu te souviens de ton discours à la remise des diplômes ?" demande Leïla. "'La disruption n'est souvent qu'un synonyme de faire la même chose mais avec une app.' C'était il y a quoi, trois mois ? Et regarde-toi maintenant..."

 

"C'était des mots", coupe Farid. "De beaux mots pour une belle cérémonie. Mais les mots ne paient pas les factures."

 

2055 :

"Tu veux voir quelque chose d'intéressant ?" Rayan active une nouvelle projection. "Voici l'analyse sémantique de tes mails familiaux sur vingt ans. Fascinant de voir comment même ta façon de me dire 'je t'aime' s'est transformée en process."

 

Les données s'affichent, implacables : 

- 2035 : "Je t'embrasse fort mon fils"

- 2040 : "Bien à toi"

- 2045 : "Cordialement"

- 2050 : Message automatique : "Lu et traité"

 

2024 :

Nouveau salon de recrutement. Nouvelle file d'attente. Nouveaux espoirs à broyer.

 

2024 :

"Suivant !" La voix de la recruteuse claque comme un fouet en velours. 

 

Farid s'avance, son CV comme un bouclier. Vingtième entretien du mois. Les questions sont toujours les mêmes, les réponses de plus en plus formatées.

 

"Parlez-moi de vous..."

 

"Major de l'ENSMI, passionné par la transformation digitale..." Les mots coulent tout seuls maintenant. Son discours est devenu aussi lisse qu'une présentation PowerPoint.

 

2055 :

"Et ça", poursuit Rayan en projetant un nouveau graphique, "c'est l'évolution de tes absences. Chaque point rouge, un moment de vie manqué. Mon spectacle de fin d'année, l'enterrement de mamie, le divorce..."

 

"Je travaillais", se défend faiblement Farid. "Je construisais quelque chose."

 

"Oui, ta prison. Une très belle prison en verre et en acier, avec vue sur la Défense. Mais une prison quand même."

 

2024 :

"Et eux, ils t'ont dit quoi ?" demande Karim quand Farid revient au café.

 

"La même chose que les autres. 'On vous recontactera.' Autant dire jamais."

 

"Tu sais ce qui est dingue ?" réfléchit Leïla. "Plus tu passes d'entretiens, plus tu deviens ce qu'ils veulent. C'est comme un formatage en douceur. Chaque refus te pousse à te conformer un peu plus."

 

2055 :

"Regarde cette courbe", insiste Rayan. "Le ratio entre tes 'je dois travailler' et tes 'je serai là'. Une progression parfaitement exponentielle. Tu es devenu prévisible, papa. Comme un algorithme bien rodé."

 

"C'est pour ça que tu m'as fait venir ? Pour me montrer avec des graphiques à quel point j'ai échoué en tant que père ?"

 

"Non. Je voulais te montrer quelque chose d'autre." Rayan fait apparaître une dernière projection. "Tu reconnais ?"

 

2024 :

"J'en peux plus", soupire Farid. "J'ai l'impression d'être dans un de ces jeux vidéo où tu dois choisir les bonnes réponses pour passer au niveau suivant. Sauf que personne ne te donne le manuel."

 

"C'est exactement ça", approuve Leïla. "Et à chaque game over, tu recommences en étant un peu moins toi-même."

 

"Le pire", ajoute Karim, "c'est qu'on voit le changement. Tes fringues, ta façon de parler, même ta manière de boire ton café. C'est comme si tu te transformais en prototype de jeune cadre dynamique."

 

2055 :

L'hologramme montre une vieille vidéo. Un gamin de huit ans sur scène, dans un spectacle d'école. Il cherche quelqu'un dans le public, encore et encore. La chaise réservée au premier rang reste désespérément vide.

 

"J'avais un call important ce jour-là", murmure Farid.

 

"Tu as toujours un call important", réplique Rayan. "C'est fou ce que le monde corporate peut générer d'urgences au moment exact où tes enfants ont besoin de toi."

 

2024 :

"Et le pire dans tout ça", continue Leïla, "c'est que tu commences à y croire. À leurs conneries de 'culture d'entreprise', de 'mindset gagnant'."

 

"Je ne crois en rien du tout", proteste Farid. "Je joue juste le jeu."

 

"Le jeu te joue, mon pote", lance Karim. "À force de faire semblant, tu vas finir par devenir ce que tu prétends être."

 

2055 :

"Tu veux savoir l'ironie ultime ?" Rayan fait défiler une série de photos. "Chaque fois que tu ratais un moment important de ma vie, tu compensais avec un cadeau technologique. Comme si un iPad pouvait remplacer un père."

 

Les images défilent : tablettes dernier cri, consoles de jeux, smartphones... Une collection de substituts affectifs en édition limitée.

 

"Le plus drôle", poursuit Rayan, "c'est que c'est grâce à tous ces gadgets que j'ai compris. J'ai passé tellement de temps à parler avec des machines que j'ai fini par voir ce qui manquait vraiment : l'humain."

 

2024 :

"Et si on lâchait l'affaire ?" propose soudain Karim. "Toute cette histoire de grande carrière, de réussite à tout prix... Et si on disait juste 'merde' ?"

 

Leïla le regarde, intriguée. "Tu veux dire, tout plaquer ? Faire un doigt d'honneur au système ?"

 

"Exactement. Trouver notre propre voie, notre propre définition du succès. Quelque chose qui nous ressemble vraiment."

 

Farid reste silencieux. L'idée est tentante, mais quelque chose en lui résiste. Cette petite voix qui murmure : "Et si tu ratais ta chance ? Et si tu finissais comme ton père, à trimer pour un salaire de misère ?"

 

2055 :

"Tu sais ce qui m'a vraiment sauvé ?" Rayan se lève, fait quelques pas dans le bureau. "C'est quand j'ai arrêté d'essayer de te faire plaisir. Quand j'ai réalisé que je ne serais jamais le fils parfait de tes rêves corporate."

 

Il s'arrête devant une photo encadrée. Lui et sa mère, souriants, complices. "Maman m'a appris ça. Que ma valeur ne se mesurait pas en KPIs ou en bonus. Que je pouvais tracer ma propre route, loin des autoroutes de la réussite calibrée."

 

Farid sent quelque chose se serrer dans sa poitrine. Un regret, un remords, aussi acide que du jus de batterie. Toutes ces années à courir après le succès, et voilà où il en est : face à un fils qui a réussi là où il a échoué, en restant humain.

 

2024 :

"Je ne peux pas", finit par dire Farid. "J'ai trop investi. Trop sacrifié. Si j'abandonne maintenant, ça aura servi à quoi ?"

 

Leïla pose une main sur son épaule. "Justement, Farid. Il n'est pas trop tard. Tu peux encore choisir qui tu veux être."

 

Mais au fond de lui, Farid sent déjà les rouages s'enclencher. La machine est en marche, le processus de formatage a commencé. Bientôt, il ne sera plus qu'un rouage parmi d'autres, un pion interchangeable dans le grand jeu de la performance.

 

2055 :

"Je suis désolé", lâche Farid, les mots aussi vides de sens qu'une slide de présentation corporate.

 

Rayan hausse un sourcil, visiblement peu convaincu par cette soudaine manifestation de remords. "Désolé pour quoi, exactement ? Pour avoir été un fantôme dans ma vie ? Ou juste pour soulager ta conscience ?"

 

Farid grimace, pris au dépourvu. L'introspection, ce n'est pas vraiment son fort. Il est plus habitué à disséquer des bilans comptables que son propre psychisme.

 

"Je... Je ne sais pas, Rayan. Je réalise que j'ai merdé. Que j'ai été un père absent, obsédé par sa carrière. Mais je ne sais pas comment... comment réparer ça."

 

Son fils laisse échapper un rire sans joie. "Réparer ? Tu crois qu'on répare trente ans d'indifférence comme on corrige un bug informatique ? Non, Papa. Certaines choses ne se réparent pas. Elles se vivent avec."

 

Le téléphone de Farid vibre dans sa poche, signal d'un énième rendez-vous d'affaires, d'une énième urgence corporate. Par réflexe, sa main se dirige vers l'appareil, avant qu'il ne se ravise.

 

Rayan surprend son geste, secoue la tête. "Je vois que certaines choses ne changent pas. Le travail avant tout, hein ?"

 

Farid soupire, soudain très las. Las de cette conversation, las de ses propres défaillances. 

 

"Je ne sais pas faire autrement, Rayan. C'est comme ça que je fonctionne depuis tellement longtemps... Je ne sais pas si je saurais être différent."

 

Et c'est peut-être ça, la vérité la plus crue. Pas qu'il ne veut pas changer, mais qu'il ne sait pas s'il en est encore capable. Si sous le costume impeccable du manager, il reste assez d'humanité pour évoluer.

 

"Je dois y aller", finit-il par dire, fuyant une fois de plus vers le confort glacé de sa routine professionnelle. "On se reparle plus tard ?"

 

Rayan hausse les épaules, déjà ailleurs. "Comme tu veux." 

Et sur ces mots, il le congédie d'un geste, le renvoyant à sa vie de chiffres et de projections.

 

Farid quitte le bureau le pas lourd, comme un automate dont les circuits commenceraient à fatiguer. Les mots de Rayan résonnent dans sa tête, se mêlent au bourdonnement incessant de ses obligations.

 

Peut-être, se dit-il, qu'il est temps d'envisager une update de son système d'exploitation interne. De passer en mode Farid 2.0, avec un peu plus d'empathie et un peu moins d'obsession pour les KPIs.

Mais aussitôt, cette pensée est noyée sous un nouveau flot d'urgences, un nouveau déluge de sollicitations. 

 

Et Farid redevient Farid, le manager implacable, le stratège froid. Parce que c'est tout ce qu'il sait être. Parce que c'est plus facile que d'affronter ses propres failles.

 

L'empereur est nu, mais il préfère ne pas regarder sa nudité en face. C'est moins inconfortable comme ça.

 

Dans son bureau lumineux, Rayan observe pensivement la silhouette de son père qui s'éloigne à travers les baies vitrées. 

 

Leïla, qui a assisté à la scène par visioconférence, secoue la tête. "Qu'est-ce que tu en penses ? Sincère, son petite numéro de contrition ?"

 

Un rire sans joie. "Sincère ? Je ne suis même pas sûr qu'il sache encore ce que ce mot veut dire."

 

Noureddine, silencieux jusqu'ici, se racle la gorge. "Je ne sais pas... Il y avait quelque chose dans son regard. Comme une fissure dans le masque. Peut-être que cette conversation a éveillé une prise de conscience ?"

 

Rayan hausse les épaules. "Ou peut-être qu'il est juste devenu très fort pour simuler les émotions humaines. Avec lui, impossible de savoir."

 

Leïla approuve. "C'est ça le problème avec ces managers nouvelle génération. Ils sont tellement programmés qu'on ne sait plus ce qui relève de l'humain ou de l'IA."

 

Un silence pensif s'installe, chacun méditant sur les implications de cette observation.

 

"En tout cas", reprend Rayan, "s'il veut vraiment changer, il va devoir se battre contre lui-même. Et croyez-moi, c'est un sacré boss de fin à affronter."

 

Noureddine hoche la tête, songeur. "C'est tout le défi de votre histoire. Montrer un homme qui essaie de se réinventer après une vie entière passée à se formater."

 

Leïla laisse échapper un soupir. "Un défi peut-être perdu d'avance. Mais bon, qui sait ? Votre bouquin pourra peut-être lui servir de guide de déprogrammation."

 

Rayan sourit, sarcastique. "Un self-help book pour robot corporate ? Ça ferait un sacré pitch." 

 

Et sur cette boutade teintée d'amertume, ils se séparent, laissant l'avenir de Farid en suspens, quelque part entre l'espoir ténu d'une rédemption et le fatalisme cynique d'une vie façonnée par l'ambition.

 

L'empereur est nu, et il n'est pas sûr de vouloir se rhabiller. Le froid des sommets a ses avantages, après tout. On finit par s'y habituer.​​​​​​​​​

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