Chapitre 22 : Le banquet des ténèbres

Notes de l’auteur : Merci à toutes et tous pour votre soutien et vos votes durant les Histoires d'Or ! Quelle heureuse surprise pour moi de découvrir que j'avais gagné dans la catégorie " Et hop dans la PAL". Merci du fond du cœur ! :)

Vocabulaire Antique :
klinai* : (pluriel de klinê) qui sont les canapés où s'allongeaient les grecs pour manger.
éphèbe** : c'est un jeune homme plutôt beau.
drachmes*** : monnaie durant la Grèce Antique. 6 oboles = 1 drachme

La ville, illuminée par les torches, défile sous nos pieds. Malgré la nuit, il y a encore du monde dans les ruelles. Le messager des dieux plane tranquillement autour du palais au lieu de m’emmener chez lui. Voler a toujours était un moyen pour lui de se détendre.  

— Comment te sens-tu ? demande Hermès d’une voix douce.  

— Honteuse… je murmure le visage enfoui dans son cou.  

Il se met à glousser. Son rire vibre contre ma joue et je me décolle de sa peau pour le regarder se moquer de moi. Mais je ne me vexe pas, car ce son me réconforte plus qu’autre chose.  

— Tu te rends compte que tu es entrée dans le palais royal, que dis-je, dans les appartements privés du dieu des morts et que tu as presque failli réussir à lui voler son casque légendaire ?  

— J’ai échoué, je ne vois pas en quoi c’est drôle, je dis en levant les yeux au ciel en tentant de dissimuler mon sourire.  

— Quand je repense au fait qu’il y a quelques mois tu demandais la permission à ta mère pour descendre dans les jardins, j’ai certainement une mauvaise influence sur toi ! s’exclame-t-il.  

Le battement rapide de ses chaussures légendaires nous transporte tels des oiseaux. Il n’y a pas de ciel étoilé ou de lune brillante. Vers luisants ou lucioles, il s’agit ni plus ni moins d’insectes qui composent cette voûte.   

— Je ne veux plus que tu prennes de risques pour moi Hermès. Tu t’es opposé à Hadès en me désignant comme ta protégée, je murmure.  

— Je savais qu’il ne souhaiterait en aucun cas entrer en contact avec Zeus ou quiconque de l’Olympe pour lui réclamer la vérité, et puis était-ce vraiment un mensonge ?  

— Qu’allons-nous faire à présent ? je demande inquiète.  

Le jeune dieu ne me répond pas, car une silhouette en contrebas attire notre attention. Je distingue Eurydice nous faire de grands signes. Hermès se pose délicatement sur un balcon de la demeure royale. Pourtant, il ne me lâche pas et je reste encore dans ses bras.   

— J’ai eu peur pour toi, avoue-t-il.  

— Merci, mon ami, d’être venu me secourir alors que j’ai été irrévérencieuse. Pardonne-moi pour mes paroles, je dis en fixant son regard.  

— Je t’ai manqué de respect aussi en ne voyant pas la jeune femme que tu étais devenue en seulement quelques semaines. Je serai toujours là pour toi, je l’ai juré sur le Styx, ne l’oublie pas ma chère Perséphone ! ajoute-t-il en faisant un clin d’œil.   

C’est étrange d’entendre ce nom dans sa bouche. Hermès met fin à notre étreinte et me pose enfin. Derrière nous, Eurydice attend patiemment les mains jointes. Je la remercie d’être allée prévenir le messager des dieux et elle baisse la tête. Le collier d’Orphée orne son cou.   

— Voici la chambre désignée pour la nuitée de Perséphone, annonce-t-elle en soulevant un voilage.  

— Ma chambre ? Nous n’allons pas chez toi, Hermès ? je demande inquiète.  

— Tu penses bien que le roi veut t’avoir à l’œil. Le temps de survoler le palais, l’ordre avait déjà été exécuté, voyons.   

La pièce est tout à fait charmante. Du sol au plafond s’entremêlent des arabesques en mosaïques vertes et dorées. Il y a plus de meubles que dans la chambre que je partageais avec mes compagnes. Une cuve en cuivre est remplie d’eau d’où s’échappent des vapeurs et à côté sur une petite table se trouve un plateau de fruits. Je sursaute en apercevant ma silhouette dans un miroir poli.   

— Je ne veux pas dormir ici ! je m’exclame en pressant ma main sur son épaule.  

— Tu as eu l’audace de descendre seule aux Enfers, mais passer la nuit dans une chambre c’est trop pour toi ? plaisante Hermès.  

— S’il te plait, ramène-moi chez toi, je demande mal à l’aise.  

Hermès retire ma main et caresse ma paume en souriant. Eurydice se tient droite au centre de la salle et m’invite à avancer vers le lit où sont déposés plusieurs vêtements. Je recule, décontenancée et me dirige vers le plateau de fruits. Mon ventre se tord à l’idée de manger enfin quelque chose. Je tends les doigts pour attraper une orange quand tout à coup Hermès se précipite pour me l’arracher.  

— Une règle que tu ne dois jamais oublier Perséphone : jamais tu ne devras manger de nourriture appartenant aux Enfers. Jamais, tu m’entends ! s’écrie-t-il horrifié en observant le fruit.  

— Tu veux dire que je ne peux rien avaler jusqu’à demain ? je demande légèrement frustrée.  

— Dans le cas contraire, tu serais liée à jamais à ce royaume. Mais n’aie crainte, j’ai ma réserve personnelle et je vais donner l’ordre qu’on te prépare un bon repas.  

Je hausse des épaules et me dirige vers la fenêtre, inquiète par la situation. Un étrange pressentiment m’envahit sans que je puisse véritablement comprendre sa provenance.   

— Vous allez être en retard si vous ne vous hâtez pas plus, annonce Eurydice, embarrassée.  

— En retard pour quoi ? je m’écrie, surprise.  

— Les festivités en l’honneur d’Hécate, poursuit la jeune femme.  

Le dieu du voyage glousse comme un enfant devant ma mine déconfite.  

— Oh, ce n’est rien. Tous les mois nous fêtons le grand retour de la déesse lunaire ! Ce n’est qu’une occasion de parader devant les autres divinités chthoniennes, explique Hermès en bâillant. Tout n'est qu'apparence lorsque l'on dine avec les rois. Hadès doit se plier à ce genre de spectacle s'il veut garder son ascendance sur les autres. Ce n'est qu'une mascarade pour obliger sa cour infernale à respecter les Cronides.

Comment fait-il pour passer si vite à autre chose ? L’heure précédente, je croupissais dans une geôle et je plaidais pour ma vie ! Il faudrait qu’à présent j’assiste à un dîner ? Perdue dans mes pensées, je remarque seulement qu’Hermès est retourné sur le balcon.  

— Mais Hermès, je refuse…  

Il lève la main et me coupe la parole.  

— Allons, ce matin tu es entrée comme une voleuse et ce soir tu es une invitée puisque tu es officiellement ma protégée. Je trouve que c’est une belle évolution, ne penses-tu pas Eurydice ? Rends-la présentable et je vous retrouve là-bas ! s’écrie le jeune dieu avant de prendre son envol.  

La bouche encore entrouverte, je suis stupéfaite de le voir s’enfuir ainsi ! Je me retourne et observe Eurydice défroisser des tissus aux couleurs chatoyantes. Décontenancée, je me laisse glisser le long du garde-corps. Les genoux repliés, je n’ose bouger. De là où je me trouve, il me paraît apercevoir le balcon des appartements du roi. Je frissonne. Une fatigue extrême m’envahit.   

Eurydice me regarde d’un air interrogateur, mais ne dit rien. Comme je ne fais plus rien, elle fait certainement semblant d’être occupée par les bijoux d’une cassette en bois. J’enfouis mon visage dans mes bras croisés de la même manière que le ferait une fillette. Étrangement, aucune larme ne coule, je suis simplement à bout. Nous n’avons pas le casque d’Hadès. Médusa est toujours enfermée chez Athéna. Ma mère me cherche à la surface et demain je devrais remonter. Si elle ne me trouve pas avant, je n’aurais de toute façon aucun moyen de libérer mon amie. Comment Hermès fait-il pour ne pas voir que la situation est encore plus alarmante qu’auparavant ? J’ai la terrible sensation d’avoir avancé d’un pas pour reculer de deux. Quelle frustration !  

Je n’ai aucunement envie de descendre participer à une soirée. Quand je pense à la fille que j’étais il y a quelques mois, cette fête aurait été l’expérience la plus attendue de ma vie. Une consécration de pouvoir me mêler à d’autres divinités et montrer que j’existe. Est-il possible de grandir si vite ? Mes rêves d’enfant choyée se sont envolés pour une réalité plus dure et cruelle. Je repense aux dryades et à Cyanée. Ma douce naïade aurait tant aimé me voir là-bas. Elle aurait tout fait pour que je resplendisse, les sœurs auraient transformé mon apparence pour ne plus ressembler à une paysanne qui passe sa journée à courir les champs. Médusa aurait réussi à s’infiltrer d’une manière ou d’une autre pour ne rien manquer de la soirée. Mon cœur se gonfle en repensant à ces instants d’insouciances. Les vivrons-nous encore un jour ?   

Soudain, une flamme s’allume dans ma poitrine. Je dois persévérer pour retrouver tout ce que nous avons perdu. J’ai la chance d’avoir survécu à tout ce qui est arrivé. Je ne vais pas laisser les dieux décider de mon avenir. Que ce soit ma mère, Déméter, Athéna, Poséidon ou même Hadès. J’ai toute la nuit pour réfléchir à un nouveau plan d’action. Je me relève et Eurydice s’approche.  

— Quelle tenue penses-tu que je devrais porter ? je demande en souriant.  

— Elles sont toutes très belles, mais la lavande mettra en valeur tes yeux, c’est certain.  

— Va pour celle-ci alors. Mais je ne veux pas abuser de ton temps si tu as mieux à faire.  

— Ce n’est pas ce qu’il me manque ici, rétorque la jeune femme. Je suis au service de sa majesté depuis mon arrivée et cela me change de la compagnie de Menthé.   

— Merci pour ton aide Eurydice !  

— Voyons, ce ne sont que de vieilles robes abandonnées dans une malle, répond-elle.   

Je m’avance et lui prends la main afin d’insister.  

— Non, merci d’avoir été cherché Hermès. Sans toi qui sais où je serais ?  

— Je vais te faire une confidence Perséphone. Je dépérissais. Je peine à me faire à cette nouvelle existence et je me languis de mon aimé. Je ne souhaite aucunement sa mort, mais je ne peux m’empêcher de me demander s’il est heureux, s’il a trouvé une autre femme s’il m’a oublié. Ce sont d’étranges sentiments qui nous hantent lorsqu’on est seul ici, dit-elle le regard perdu dans le vide. Et tout à l’heure, tu as réussi à me redonner espoir. Ce collier est un signe que l’amour est bien plus fort que la mort et je te serais éternellement reconnaissante.  

Je prends conscience que jamais auparavant je n’avais imaginé ce que devaient éprouver les mortels une fois devenus les habitants des Enfers. Cela me peine de la savoir si malheureuse. Tandis que je me lave dans le baquet, je lui raconte alors les aventures que nous avons vécues avec Orphée. Je lui parle de sa bravoure, je ris de sa gourmandise et je m’amuse de sa façon de tout théâtraliser. Ses yeux brillent et un doux sourire se dessine sur ses lèvres.  

Eurydice m’aide à démêler ma chevelure encroutée par la plaie derrière ma tête. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter, cela devrait guérir rapidement. Elle noue mes cheveux en chignon retenu par un ruban et je lui demande de laisser quelques boucles encadrer mon visage. Elle propose d’agrémenter ma coiffure avec des perles, mais je préfère utiliser des fleurs. Comme celles dans les ruelles, il y a quelque chose de factice pourtant lorsqu’elle m’explique que Menthé déteste ce genre d’ornement, je ressens presque le besoin d’en rajouter.  

Face au miroir, je ferme les yeux pendant que la jeune femme applique un léger fard rosé sur mes paupières et mes joues. Elle m’avoue maitriser mal l’art du maquillage, ce qui nous vaut un beau fou rire étant donné mon inexpérience en la matière. Nous soulignons mon regard d’un crayon noir. Enfin, la touche orangée sur mes lèvres sublime le tout. Malgré la fatigue, j’ai l’impression de me redécouvrir plus féminine que jamais. Si ma mère me voyait ainsi, elle entrerait dans une colère terrible.   

Nous sortons de la chambre et je suis Eurydice dans les méandres du palais. Elle a emporté sa cithare, j’en déduis donc qu’elle va jouer ce soir. Des flambeaux illuminent les lieux. Nous croisons bon nombre de personnes nous ignorant totalement, trop occupées par leur discussion. Plus nous avançons et plus mon cœur bat. L’angoisse se distille dans mes veines.   

Je reconnais le couloir qui mène à l’immense terrasse. Cela n’a plus rien à voir avec le désordre qu’il y régnait tantôt. De grands braseros brulent, des cascades de fleurs jaillissent des vases d’argent, des guirlandes tressées sont suspendues, des gerbes de fleurs sont disposées sur les tables. La plupart des klinai* sont toutes prises par les convives. D’autres se meuvent pour savourer les différents mets présentés sur de beaux plateaux. Au centre de toute cette agitation, il y a des danseuses, des musiciens, des jongleurs et des acrobates.   

Je suis subjuguée par le raffinement des invités. Si la plupart portent du noir, ils n’en restent pas moins élégants. Les coiffures des femmes ont quelque chose de sauvage et gracieux à la fois. Je me sens insignifiante et perdue. Je dénote totalement dans cette assemblée richement vêtue alors qu’Eurydice est habillée comme la plupart des musiciens. Je n’ai rien à faire ici et je meurs d’envie de retourner dans ma chambre.   

Soudain, la mélodie s’arrête et un cortège apparait par une porte à l’opposé d’où nous sommes. Je reconnais les suivantes de Menthé. Celle-ci porte un himation aux reflets d’or et sa coiffe rappelle celle d’un paon. Une chaînette dorée traverse son visage mettant en valeur ses yeux. Aussitôt, la culpabilité m’envahit lorsque je comprends que le bijou sert surtout à dissimuler son nez enflé quelque peu déformé. J’espère que je ne lui ai pas cassé. Elles s’installent autour d’un klinê près de l’estrade. Puis, un éphèbe** s’avance au centre de la fête et annonce l’arrivée de sa majesté Hadès et de la déesse Hécate, provoquant le silence général.  

Je recule et tente de me cacher derrière l’une des sculptures. La foule s’incline pendant que le roi des morts marche calmement accompagnée d’une femme à la robe opaline rehaussant la brillance de sa peau brune. Sans une attention pour l’assemblée, ils prennent place sur l’estrade. Le dieu des Enfers est impressionnant par sa carrure. Il n’a pas besoin de porter une couronne ou des bijoux comme les autres invités, je constate que sa prestance naturelle suffit. Je me demande si son himation bleu nuit a été choisi par complémentarité avec celui d' Hécate. Déesse de la lune et de l’ombre, son regard envoûtant étudie chaque personne face à elle.   

Alors que je me cache encore derrière les fleurs, Eurydice se confond en excuses, car elle doit rejoindre les musiciens. Je suis ravie par cette situation, puisque je vais en profiter pour m’échapper et rentrer dans ma chambre. Au moment où je recule lentement, une voix familière surgit dans mon dos et je sursaute.  

— Te voilà enfin ! J’ai cru devoir venir te chercher ! s’exclame Hermès en levant une coupe de vin.  

Les invités proches de nous se retournent intrigués. Leurs regards interrogateurs se posent sur moi. Je déglutis péniblement et sens le rouge me monter aux joues. De toute évidence, je ne peux plus me dissimuler. Le messager des dieux est aussi élégant que les autres convives. Je ne l’avais jamais vu si bien habillé. Son chiton pourpre est assorti à ses ailes. Mon ami remarque certainement ma nervosité et il me tend le bras pour m’aider à me mouvoir.   

— J’imagine que je ne peux plus retourner dans la chambre ? je murmure en glissant mes doigts entre les siens.   

Hermès embrasse délicatement le dos de ma main, un sourire amusé sur les lèvres. Je peux sentir un léger parfum de vin. Nous nous mêlons à la foule qui se désintéresse très vite de ma venue. Je relève le menton et tente de dissimuler mon angoisse derrière un visage que j’espère digne, à la manière d’Andromède. Je ressens toutefois cette désagréable sensation d’être surveillée. Pourtant, lorsque je me retourne, il n’y a personne.  

Nous nous installons sur une banquette. Ma robe échancrée dévoile un peu trop ma cuisse. J’observe Eurydice jouer parmi les autres musiciens. La mélodie est enjouée et accompagne parfaitement les danseuses qui savent capter l’attention de leur public en se déhanchant en rythme. Leurs voiles légers fendent l’air avec grâce. Cependant, le véritable spectacle est celui qui se joue autour de moi. Entre deux gorgées de vin, Hermès me désigne les différentes divinités invitées au banquet. Thanatos, le dieu de la mort discute calmement avec Morphée, le dieu des rêves et son frère Epialès, le dieu des cauchemars. La demoiselle qui rit bruyamment à côté d’un acrobate est Mania, la déesse de folie. La femme à la longue chevelure corbeau n’est autre que Nyx, la déesse de la nuit. Rhadamanthe, Minos et Éaque, les juges des morts dévorent un porcelet en sauce. Je ne peux m’empêcher de les épier. Toutes ces divinités réunies en un même endroit. Leurs légendes sont connues de tous et leurs pouvoirs sont si grands et si sombres. Je me sens terriblement insignifiante.  

— Qui sont ces personnes vêtues toutes de noires et aux étranges peintures sur le visage ? je chuchote, intriguée par un groupe.  

— Ce sont des divinités si anciennes que leurs noms sont oubliés de tous. Ils étaient là bien avant les titans et ont perdu peu à peu leur puissance. Du moins, c’est ce qu’ils disent, m’explique Hermès en faisant un clin d’œil.  

—  N’y a-t-il que des divinités ?  

— Absolument pas. Il y a aussi d’intrépides guerriers, comme Hector là-bas ou le couple qui s'embrasse Achille et Patrocle. Des descendants de lignée célèbre, des princes, des reines, là c'est Médée avec la robe rouge. Ou des mortels qui ont réussi à prouver leur valeur et qui ont su s’attirer les grâces du dieu des morts. Hadès peut se montrer juste, répond Hermès, la voix pleine d’admiration.  

Le roi des Enfers est accoudé à son siège. À sa main gauche, il tient sa coupe et la fait tournoyer doucement. Il semble si las. Menthé entourée de ses dames de compagnie, ne quitte pas des yeux Hadès. Quand enfin elle arrive à capter son attention, elle prend une pose lascive et déguste avec sensualité un fruit. Sous sa barbe sombre, un sourire furtif se dessine sur ses lèvres. Soudain, son regard croise le mien. Je frissonne. Je devine qu’il n’aime pas l’idée que j’ai pu percevoir un instant de frivolité. Je détourne les yeux, presque honteuse, de l’avoir surpris.  

Mon intérêt se porte sur le domestique nous apportant un plateau de cuivre d’où émane le parfum de viande grillée et de légumes en sauce. Les plats sont moins jolis et moins bien présentés que tout ce que je peux admirer autour de nous, mais je m’en moque. Je suis ravie de pouvoir enfin manger ! Hermès se sert avidement une coupe de vin. Je comprends aisément que tout ce qui appartient à la surface a une plus forte odeur. Hermès sourit en m’observant dévorer une poire.  

— Tu es restée enfermée seulement quelques heures et pourtant on dirait que tu n’as rien mangé depuis des jours ! Il me semble que Lydía te nourrissait ? s’exclame le messager des dieux.   

— Je n’avais rien mangé par ta faute ce matin, je l’accuse en m’essuyant les lèvres.  

— Tu sais ce que j’aime chez toi ? Tu es toujours pleine de vie ! déclare Hermès en buvant d’une traite sa coupe.  

— Je ne t’ai jamais vu aussi ivre mon ami, je dis d’un ton intrigué.  

— La cuvée de mon petit protégé est de loin le vin le plus enivrant qui existe ! Quelques verres et tu peux être sûre de passer la nuit la plus longue de ton existence et le matin le plus douloureux qui soit ! Rappelle-moi de te présenter un jour Dionysos ! s’écrit le messager des dieux.  

Je refuse poliment son vin. Il parle un peu trop fort et je n’aime pas le voir attirer ainsi l’attention sur nous. J’observe à nouveau la foule devant nous. Les danseuses se sont arrêtées pour laisser plus de place aux jongleurs. Un homme lance dans les airs des pommes et un autre tire des flèches enrubannées pour les lui voler. Ils se contorsionnent et font des grimaces abominables. Leurs pitreries sont vraiment amusantes. Hermès se tape la cuisse en riant. La plupart des convives se réjouissent aussi, sauf un. Le roi se tient la tête, le regard pensif. Je trouve cela presque grossier pour les comédiens qui se démènent sur la piste. Ma mère faisait au moins semblant d’apprécier les divertissements en son honneur. Lui ne fait aucun effort.  

— À force de l’observer ainsi, les gens vont se poser des questions.  

Je sursaute. Hermès sourit derrière sa coupe.  

— Ce n’est pas ce que tu crois ! je m’insurge.   

— Mais tu rougis ma parole ! s’exclame le jeune dieu en touchant une de mes joues.  

Je repousse vivement sa main poisseuse.  

— Cesse de dire n’importe quoi ! Je trouve simplement dommage que l’hôte de maison s’ennuie à en mourir.   

— S’ennuyer à en mourir ? Le roi des morts s’ennuie à en mourir ! Hermès rit si fort qu’il tape du poing sur la table.  

Ce n’est pas particulièrement drôle à mon goût, mais vu la quantité de vin qu’il a bu, tout doit lui paraître hilarant. Les yeux humides, il s’étouffe et avale une nouvelle gorgée. Le voilà qui se penche pour répéter mes paroles et entraîner d’autres rires. Je porte le verre à mes lèvres, fière d’avoir réussi à détourner son attention.  

— Qu’est-ce qui peut bien provoquer une telle hilarité ? tonne une voix grave.  

Pareille à une vague, l’assemblée entière se retourne vers nous. La musique a cessé. Hadès nous observe d’un air las. Le gobelet métallique encore devant mon visage, je n’ose ni bouger ni même avaler le liquide. Hermès se redresse alors et déclare :  

— C’est de la faute de ma protégée, elle prétend savoir tirer à l’arc alors que je lui ai à peine appris les rudiments !  

Le contenu de ma bouche s’échappe d’entre mes lèvres dans une explosion incontrôlée ! Mes joues me brûlent tant j’ai honte. Je me sens aussi trahie qu’humiliée par mon ami. Des centaines d’yeux sont braqués sur moi. Le dédain semble être le sentiment qui les habite. Je voudrais avoir le pouvoir d’invisibilité et m’enfuir loin d’ici !  

— Cette cuvée de la surface doit être succulente pour rire ainsi, Hermès. Eh bien qu’elle approche et qu’elle nous montre ce qu’elle sait faire, ordonne Hadès en claquant des doigts.  

Je crois faire un mauvais rêve. Le roi des morts lève son verre et s’installe plus profondément dans son siège. Ne valait-il mieux pas lui avouer que j’avais osé plaisanter à son encontre ? J’entends des chuchotements et des gloussements. Hermès me donne un coup de coude. Mortifiée par la situation, je peine à me mouvoir tandis que lui sourit de toutes ses dents et m’invite à m’avancer au centre.   

— Je vais tirer sur toi, je te préviens, je dis en marmonnant.  

— Je parie 100 drachmes*** qu’elle n’y arrivera pas ! scande-t-il en levant sa coupe.  

— Très bien, dans ce cas je parie le contraire, déclare Hadès en attrapant une pomme devant lui pour la lancer aux jongleurs.  

Les invités restent silencieux. J’ai envie de hurler qu’on me laisse en paix. Le sourire narquois d’Hermès me révulse. Il s’envole et s’installe au pied de l’estrade.  

L’un des acrobates me tend un arc joliment décoré et des flèches, puis réalise plusieurs sauts périlleux pour s’éloigner de quelques mètres. Les autres comédiens le rejoignent et après quelques pitreries, dépose une pomme sur la tête du premier, à l’identique de leur spectacle. Mes doigts tremblent. Je n’arrive pas à lever les yeux vers la foule. Le poids de leurs regards est déjà bien lourd dans mon dos.   

Tout à coup, une mélodie attire mon attention. C’est Eurydice ! Je comprends qu’elle cherche à me montrer son soutien. J’évite de regarder le dieu des Enfers et me concentre sur la cible. Mon cœur tambourine dans ma poitrine et mes mains sont moites. Je suis terriblement nerveuse et essaye de calmer ma respiration. La distance n’est pas si grande, j’ai déjà visé de plus loin. Celui qui garde en équilibre sur sa tête la pomme luisante semble aussi agité que moi. Je déglutis, bande l’arc et tire.   

L’acrobate sursaute tandis que la flèche s’élance dans les airs et atterrit on ne sait où. Des moqueries retentissent alors que l’homme s’amuse avec le fruit intact. J’ai échoué devant toutes ces divinités plus légendaires les unes que les autres. Quelle piètre déesse je suis. Menthé est montée sur l’estrade et rit à gorge déployée. Hermès se tape sur les cuisses. Je me sens comme une enfant, rouge de honte et incapable de faire ce qu’on lui demande. Cette désagréable sensation que j’ai ressentie lors de la venue d’Athéna. Je garde les yeux baissés, car je ne peux affronter les moqueries.  

— Quelle piètre héroïne ! Une chose est certaine, c’est qu’elle ne vivra pas assez longtemps ! s’exclame Menthé, en ricanant.  

Les rires de la foule sont assourdissants. Eurydice est pleine de compassion et je crois que cela fait d'autant plus mal d’inspirer la pitié. Je dois leur paraître si misérable.  

— Recommence, ordonne le roi.  

Je frissonne. La voix d’Hadès couvre le vacarme et impose le silence. Je mords l’intérieur de ma joue pour éviter de pleurer. Je refuse de me ridiculiser à nouveau ! Est-ce encore une leçon pour prouver que je n’avais pas à l’observer. A-t-il entendu que je me suis moquée de lui ? Mes doigts tremblent davantage. Je ne sais si je suis reconnaissante de pouvoir essayer une nouvelle fois ou si je le maudis de prolonger mon calvaire.   

L’acrobate s’installe à nouveau et fait de grands gestes pour me présenter le fruit.  Je lève les yeux au ciel et renifle avant de bander l’arc. Je serre les dents et me concentre. Je pense que je peux y arriver, je l’ai déjà fait, voyons, je peux prouver à tous que je suis capable ! Je prie en mon for intérieur d’atteindre ma cible. Mes doigts me picotent soudainement et je ressens comme une agréable chaleur dans ma paume. Je ferme les yeux et sens ma main doucement relâcher la tension de la corde.  

— Vise cette fois-ci la pomme ! s’exclame la voix d’Hermès.  

Je sursaute et pivote machinalement vers l’estrade. Je tire. La flèche s’envole sous les cris suraigus de Menthé. Dans sa main, Hadès tient un fruit écarlate avec le carreau métallique planté en son centre. Les yeux écarquillés, je suis horrifiée par mon geste. On pourrait croire que j’ai volontairement tiré sur le roi des Enfers ! Les secondes qui défilent semblent être des heures, personne ne parle. J’ose enfin le regarder droit dans les yeux. Je mords ma lèvre inférieure et m’avance d’un pas.  

— Je devais viser une pomme ! je déclare d’une voix que j’espère confiante.  

Hermès éclate de rire et applaudit. Le roi des Enfers observe le fruit dégoulinant de jus sur ses doigts. Ses yeux se posent sur moi. Ils sont moins durs et froids. Ses épais sourcils sont arqués et soudain son visage se fend d’un large sourire. Le voilà qui rit. Un rire grave, mais sincère. Quelques invités l’imitent. Hécate cache sa figure derrière une plume et Nyx dévoile une rangée de dents pointues. Qui peut réellement croire que mon geste était maitrisé ? Le dieu des morts jette le fruit et le messager des dieux le rattrape.  

— Tu me dois 100 drachmes en plus des 300 de l’autre nuit. Finalement, nous ne devrions pas la revoir dans notre royaume avant quelques années, annonce le roi des Enfers.  

Hermès trinque avec Hadès. Tout à coup, je ne suis plus le centre de l’attention. Les musiciens jouent un air gai, les danseuses reviennent au-devant de la piste et les acrobates reprennent leur spectacle pendant que les domestiques apportent de nouveaux mets. La soirée reprend son cours comme si rien ne l’avait perturbée. Je retourne vers notre banquette et m'empare de mon verre, encore tremblante.   

Hadès m’observe et lève sa coupe dans ma direction. Je frissonne sous ses yeux verts. Je ne saurais décrire les sentiments qui m’habitent. Il me terrifie et pourtant je ressens de l'orgueil d’avoir réussi à le faire rire. L'ai-je vraiment impressionné ou au contraire, me trouve-t-il ridicule ? Avoir la reconnaissance d’autres divinités semble rester un objectif ancré en moi. Je m’incline poliment sous le regard courroucé de la favorite. Je ne suis pas fière de ma prestation. Et si j’avais réellement touché Hadès ? Je serai surement morte.  

Le dieu du voyage se pose à mes côtés. Il sent le vin à plein nez. Ses joues sont rouges comme les ailes de ses sandales.  

— Quelle héroïne tu fais ma chère Persée !   

— Je me suis ridiculisée par ta faute ! je rétorque.  

— Qui pourrait se méfier d’une jeune fille si peu aguerrie, et imaginer qu’elle tenterait de voler à nouveau la kunée ? chuchote Hermès.  

Ses mots me frappent de plein fouet alors qu’un sourire complice se dessine sur ses lèvres. Il attrape son pichet de vin et s’envole vers l’estrade pour en proposer à Hadès. Stupéfaite, aucun son ne sort de ma bouche. Tout ceci était une mise en scène orchestrée dans son esprit ingénieux ! Nous avons donc un plan pour récupérer le casque et délivrer Médusa. Il me lance un furtif clin d’œil pendant que je l’observe remplir à ras bord du vin de Dionysos la coupe du roi des Enfers. Il ne se doute pas une seule seconde du piège se refermant sur lui. 

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dollykitten
Posté le 21/02/2023
J'adore ce chapitre et surtout le retournement de situation à la fin, forcément Hermé savait une idée derrière la tête!! Toujours hâte de lire la suite ...
Ella Miller
Posté le 23/12/2022
Ouf!
Un chapitre pause pour Perséphone : pas de terrifiant combat. La paix enfin !

Mais pour combien de temps ?
Ah.. Un indice en fin de lecture.

Vite, la suite.
LorenzoBook
Posté le 18/12/2022
Incroyable ! Comme d’habitude l’attente le vaux bien ! Toutes mes félicitations pour ce chapitre incroyable ! Je passe au suivant tous de suite !! J’ai qu’une hâte continuer !!
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