Chapitre 23 : Conspiration familiale

Trois jours plus tard, les deux amis avaient retrouvé Miiko dans son bureau pour leur faire part de leur décision. Elle avait aussi des nouvelles à leur partager.

— Nos deux lascars n'étaient pas très disposés à parler, mais Leiftan s'est chargé de leur tirer les vers du nez. Il a des moyens assez "persuasifs" pour délier les langues les moins pendues.

— Ils vous ont dit pourquoi ils s'en étaient pris à nous ? demanda Rena.

— Non. Tout ce qu'on sait c'est que l'ordre venait bien de Padraic O'Toole, comme on le soupçonnait. Il leur aurait demandé de vous « donner une bonne leçon d'humilité », pour citer leurs mots. Enfin, il semblerait que la cible, ce soit toi, Nevra. Ils se sont servis de Rena pour t'atteindre.

— C'est ce que ce type m'a dit, qu'il voulait me briser en utilisant Rena contre moi, mais je ne comprends pas pourquoi. Qu'est-ce que je leur ai fait ? Je ne connaissais même pas ces types, je les ai peut-être croisés dans le QG une ou deux fois, et encore, je ne m'en souviens pas vraiment.

— Ils sont mauvais de nature, c'est certain, mais ils ne faisaient qu'exécuter les ordres. Ça n'avait rien de personnel. O'Toole n'est qu'un intermédiaire, il reçoit lui-même ses ordres d'un commanditaire. C'est cette personne qu'il faut identifier si tu veux savoir qui te veut du mal et pourquoi.

— Les gardiens qui nous ont attaqués, vous allez en faire quoi ?

— On les garde au chaud pour l'instant, répondit Miiko. J'ai falsifié quelques documents pour que leur disparition ne paraisse pas suspecte. Ils sont officiellement en mission de longue durée loin de la Cité d'Eel, ce qui nous permet de les garder confinés dans leur cellule jusqu'à ce qu'on puisse rassembler suffisamment de preuves pour incriminer O'Toole.

— Est-ce vraiment une bonne idée de les laisser en vie ? O'Toole aura des soupçons et s'il arrive à entrer en contact avec eux, il remontera la piste jusqu'à nous.

— C'est un risque à prendre, mais ces hommes ont plus de valeur vivants que morts. Patte-Folle va s'inquiéter de leur disparition, il faut lui mettre la pression et le pousser à la faute. Et ces hommes sont de précieux témoins, ils nous seront utiles lors d'un éventuel procès. Puis nous ne sommes pas de vulgaires assassins capables d'exécuter des hommes sans procès équitable ni sommation.

— Vous, peut-être pas, mais moi... C'est bien pour ça que vous m'avez recruté, non ? Pour que je fasse le sale boulot à votre place ? Ou bien vous voulez que je vous serve d'appât ?

— Je suis navrée que tu le prennes comme ça. Je comprends que tu ne me fasses pas entièrement confiance, mais ce n'est pas mon intention de te manipuler. Oui, le fait que tu sois une des cibles d'O'Toole est un atout, mais je ne veux pas de sacrifices inutiles.

— Si vous changez d'avis et que vous cherchez à vous débarrasser de ces hommes, je me ferai un plaisir de les éliminer pour vous.

— Ce ne sera pas nécessaire. Si je dois recourir à l'assassinat, ce ne sera qu'en dernier recours ou parce que je juge nos ennemis trop dangereux pour qu'on leur laisse  la vie sauve.

— Comme vous voudrez. C'est vous le chef. À ce sujet, j'ai un service à vous demander. J'aimerais m'entretenir personnellement avec Padraic O'Toole.

— Dans quel but ? demanda la kitsune en arquant un sourcil.

— Je veux lui demander l'identité du commanditaire qui en a après moi. Vous avez dit que ça fait plus de dix ans que vous tournez en rond, il serait temps de tenter une approche plus directe. L'attaque est la meilleure défense.

— Tu crois qu'il te répondra honnêtement ?

— Je ne sais pas, mais à vous croire, c'est un homme arrogant et sûr de lui. Il ne me verra pas comme une menace, et quand les hommes sont trop sûrs d'eux, ils en disent souvent un peu trop.

— Tu n'as pas tort, dit la vice-capitaine en se prenant le menton, l'air songeur. C'est une stratégie assez frontale, mais ça vaut le coup d'essayer. Je vais t'arranger une rencontre avec lui. Toi aussi, ne sois pas trop sûr de toi quand tu le rencontreras. Padraic O'Toole est un sacré orateur et un fin manipulateur. Il est d'une perspicacité dérangeante, comme s'il était capable d'entrer dans la tête des gens et de lire dans leur cœur. Il est aussi très fort pour repérer les forces et les faiblesses de ses adversaires. Tu ne dois pas te laisser intimider, mais tu ne dois pas baisser ta garde non plus.

— Je garderai vos conseils à l'esprit.

***

Peu de temps après, un message leur était parvenu leur donnant rendez-vous dans un petit boui-boui miteux du quartier des Sargousets. Miiko les attendait dans une des salles privées, mais à en juger par ses traits tirés et son air irrité, ils n'étaient pas là pour prendre le goûter.

— Je vous ai fait venir ici, car vous convoquer tous les trois jours dans mon bureau aurait commencé à paraître suspect. La propriétaire est une amie, nous serons tranquilles. Vous n'avez pas été suivis ?

— Non, on a fait attention. Pourquoi vouliez-vous nous voir ?

— Les trois hommes que nous gardions en captivité ont été assassinés.

— Ah... fit Nevra sans grande surprise ni compassion. Je suis ravi de l'apprendre, enfin une bonne nouvelle. Je regrette juste de ne pas avoir pu les tuer moi-même.

— Nevra ! gronda Rena en lui jetant un regard désapprobateur, son ami lui répondant par un haussement d'épaules indifférent.

— Je ne m'attends pas à ce que tu pleures leur mort, répondit Miiko en secouant la tête. Je n'ai aucune sympathie pour eux non plus, mais ce n'est pas une nouvelle dont nous devrions nous réjouir pour autant. Non seulement nous avons perdu nos témoins, mais cela signifie que Patte-Folle sait qu'on prépare quelque chose. Il serait préférable que tu renonces à le voir, ça sent le piège.

Le vampire secoua la tête.

— Je jouerai les appâts, je me laisserai piéger s'il le faut. S'il pense avoir la main, il sera d'autant plus sûr de lui et prompt à se trahir.

— Dans ce cas, ne changeons rien à notre plan initial. J'ai déjà parlé à O'Toole de ta demande, il a dit qu'il t'enverrait une invitation. Il essaye d'avoir l'ascendant sur nous en imposant ses conditions, c'est certain.

— Laissons-le croire qu'il mène la danse, c'est le meilleur moyen de lui faire baisser sa garde. J'attendrai son invitation.

***

Nevra n'avait pas eu à patienter bien longtemps. Il venait tout juste de regagner sa chambre lorsqu'il remarqua une lettre posée sur son bureau. Le messager ne s'était pas soucié de la porte verrouillée à clé, ni de la rune de protection destinée à se prémunir des intrusions non désirées, en particulier de la part de ses amants et amantes les plus envahissantes. L'avertissement que son adversaire voulait lui faire passer était clair : «Je suis partout chez moi, rien n'est hors de ma portée et personne n'est à l'abri de mon pouvoir. »

Le vampire décacheta la lettre qui était marquée du sceau presque provocateur de la garde Étincelante. Il la lut attentivement, chaque ligne puant l'hypocrisie et la complaisance. La missive était pompeusement signée de la main de Padraic O'Toole, Trésorier de la Garde d'Eel et membre émérite de la garde Étincelante.

Juste avant de se rendre au rendez-vous fixé à minuit, un choix d'heure particulièrement dramatique, il était passé voir Rena pour la prévenir qu'il allait bientôt rencontrer O'Toole. Son amie lui fit part de sa réticence à le laisser rencontrer l’intrigant tout seul. 

— Ne t'en fais, il m'a donné rendez-vous dans son bureau, dans les quartiers de l'Étincelante, il ne tentera rien contre moi.

— Sois prudent quand même, et reviens me voir dès que tu as fini. Je t'attendrai dans ma chambre.

— C'est ce qu'elles disent toutes, répliqua Nevra avec un sourire charmeur, incapable de résister à la tentation de faire un sous-entendu grivois et parfaitement inapproprié dans ces circonstances.

— Nevra... soupira Rena en secouant la tête, dépitée par l'esprit mal placé de son ami.

— Désolée. C'était trop tentant. Je ferai attention, promis.

***

O'Toole lui avait fourni une clé runique à usage unique qui donnait accès à la salle de garde des Étincelants. Le vampire gravit les marches de la salle commune, déserte à cette heure tardive, s'arrêtant un instant devant la porte du bureau du général de la Garde, transporté une nouvelle fois par ses souvenirs. Les coups sonores d'une horloge retentirent dans le hall. L'heure du loup. Le vampire ne frappa pas à la porte avant d'entrer. C'était un signe de respect que son ennemi ne méritait pas.

— Sergent Nevra Dragoman, déclara Padraic O'Toole avec un sourire confiant lorsque le vampire entra dans la pièce. J'apprécie votre ponctualité. Asseyez-vous, je vous prie.

D'un geste de la main, il désigna un siège de l'autre côté de son bureau, mais il ne prit pas place en face de lui, préférant rester debout près de la fenêtre. Dehors, les eaux sombres et agitées de la mer d'Eel scintillaient sous le ciel étoilé. Le garçon connaissait bien cette technique qui consistait à placer son interlocuteur en position d'infériorité, en le forçant à s'asseoir de façon à pouvoir le dominer physiquement. Cela pouvait paraître anodin, mais il ne fallait pas sous-estimer l'efficacité de ces stratagèmes psychologiques, c'était la base de tout bon interrogatoire.

— Merci mais ça ira. Je ne compte pas m'éterniser.

— Comme vous voudrez.

Le vampire comprit enfin l'origine du surnom Patte-Folle lorsqu'il remarqua sa jambe de bois, fixée au niveau du genou par des lanières de cuir. En dépit de son handicap, c'était un homme de bonne constitution, plutôt élancé, qui accordait un soin tout particulier à son apparence. La façon presque aristocratique dont il se tenait, ses vêtements riches et flamboyants, son visage rasé de près, étaient autant de signes qui témoignaient de son statut – légitime ou usurpé. Son regard était vif et rusé tandis que les traits plus durs de son visage indiquaient une détermination farouche. Sa chevelure brun roux, striée de mèches blanches, cachait deux petites oreilles rondes beiges. « Un brownie belette, comme c'est approprié », songea Nevra.

— Je sais à quoi tu penses, dit le trésorier en jetant un regard absent par la fenêtre, délaissant le vouvoiement de circonstances pour un tutoiement qui lui permettait d’affirmer sa supériorité. Tu te dis que pour un homme aussi sournois que moi, la belette est un animal qui me sied parfaitement. Pourtant, c'est une connotation négative qu'on lui attribue souvent à tort. Sais-tu ce que symbolise réellement la belette ?

— Non, et honnêtement, je m'en fiche.

— Je n'en doute pas, tu n'es pas le genre de personne qui s'embarrasse de savoirs inutiles ou de formalités, constata le brownie en se tournant vers lui. Mais je vais te le dire quand même. La belette représente la rouerie et la finesse, c'est vrai, mais aussi la perspicacité, la discrétion, le savoir, et la capacité à réaliser ses ambitions. Le succès et la réussite, voilà ce à quoi aspire un homme de ma stature.

— Je ne suis pas venu ici pour discuter de votre animal-totem.

— Je sais pourquoi tu es là. Tu veux le nom de mon commanditaire.

— Je veux son nom, et je veux savoir pourquoi il œuvre contre moi.

— Pas contre toi, pour toi, précisa Patte-Folle, ses yeux verts perçants posés sur le vampire, comme s'il cherchait à sonder son âme. Mon client m'a versé une avance plus que généreuse en me promettant le double une fois que je t'aurais récupéré et livré à lui. Cependant, je ne m'attendais pas à ce que tu me donnes autant de fil à retordre, et puisque mes hommes ont la fâcheuse tendance à mourir lorsqu'ils croisent ton chemin – ce qui est, il faut l'admettre, un tantinet embêtant – j'ai jugé plus judicieux d'essayer de régler cela à l'amiable. Je n'ai pas besoin de la deuxième partie du paiement, ce que j'ai déjà touché est largement suffisant. Mon client étant un vieillard mourant extrêmement borné, il est devenu une gêne dont j'aimerais me débarrasser. Je pense que sur ce point on peut trouver un terrain d'entente.

Nevra commençait à comprendre ce qu'il se passait et à y voir plus clair dans cette histoire.

— C'est mon grand-père qui vous a engagé ?

— Oh ? Tu n'es pas si idiot que ça finalement, remarqua l'Étincelant avec satisfaction. Depuis quand as-tu compris ?

— À l'instant. Qu'est-ce que mon grand-père me veut exactement ?

— Tu es son seul héritier, il aimerait sûrement que tu lui succèdes en tant que véritable Lord Dragoman et que tu reprennes le flambeau familial. Et ce, en dépit du sang impur qui coule dans tes veines. Pour le moment, il semblerait qu'il veuille simplement te voir et avoir une discussion avec toi, sauf qu'apparemment, se présenter à ta porte dans le but de renouer est une façon bien trop banale de procéder. Non, notre cher vampire sanguinaire préfère commencer par détruire tout ce qui t'est cher afin de t'isoler puis, lorsque tu auras sombré dans le chagrin, la solitude, et le désespoir, il se présentera à toi en te tendant une main secourable. Ensuite, il t'aurait sûrement bourré le crâne en te disant qu'il est la seule famille qu'il te reste et qu'il est normal de vous soutenir mutuellement. Et ainsi, on aurait célébré le retour du petit-fils prodigue, à défaut du fils, qui lui ne reviendra jamais. La naïveté stupide semble être un trait de famille chez vous…

— Où est-il en ce moment ?

— Toujours dans son manoir dans les Terres du Crépuscule. Il ne s'est jamais déplacé en personne. Toutes ses instructions me sont parvenues par courrier.

— Si je comprends bien, vous voulez que je l'élimine pour vous retirer une épine du pied ?

— Non, ça, ce n'est qu'un bonus. Tu es libre de le tuer ou de le laisser en vie si tu te sens d'humeur magnanime, ça m'est égal. Ce que je veux, c'est que toi et ta copine cessiez de soutenir la vice-capitaine Imaizumi. Je ne vous demande même pas de changer de camp, juste de ne plus lui accorder votre soutien et de retourner à votre banale vie de gardiens. La seule chose qui se dresse entre cette renarde sournoise et ses ennemis, c'est le général Aetherwülf, mais lorsqu'elle aura perdu sa protection, que crois-tu qu'il va lui arriver ? Les jours de notre kitsune au tempérament de feu sont comptés. Si tu es malin, tu comprendras que votre entreprise est une cause perdue.

— Vous avez raison. Je ne suis pas un grand amateur de mission suicide. Je partirai pour les Terres du Crépuscule dès que possible, vous aurez la voie libre pour faire ce que bon vous semble.

— Sage décision, approuva le brownie. Il va de soi que tu ne devras parler de cette conversation à personne, exception faite de ton amie yôkai que je te conseille d'emmener avec toi.

— Je ne comptais pas partir sans elle.

— Bien. Dans ce cas, je vous souhaite de faire bon voyage.

Nevra, ignorant le sourire suffisant et le ton sarcastique du brownie, quitta la pièce sans un mot. L'Étincelant n'avait montré aucune faiblesse, ses pensées parfaitement impénétrables. Le vampire n'avait aucun moyen de deviner ce qu'il préparait, mais quoi que cela fût, ça sentait mauvais. Très mauvais. Le garçon partait du principe que s'il n'y avait aucun moyen de savoir quelle réaction Patte-Folle espérait, autant agir selon ses propres désirs. À ce moment précis, tout ce que Nevra souhaitait, c'était retrouver son grand-père et mettre fin aux agissements de ce vieux fou une bonne fois pour toutes. Il s'occuperait du cas de Patte-Folle plus tard.                                           

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