Ils ne retrouvèrent pas les auteurs de la boucherie, ni le Collectionneur qui avait orchestré tout ça. Ils ne mirent même pas la main sur ce qu’il restait des ailes de Ianto – s’il en restait toutefois quelque chose. Cependant, le réseau fut démantelé – dans ce monde-là du moins, et les Gardefés retrouvés furent rapatriés au Royaume pour soigner leurs âmes écorchées, autant qu’elles pouvaient l’être.
Les Collectionneurs ne se contentaient pas de prélever les ailes (pour les transformer, apprit Ianto, en artefacts qui leur permettait de franchir les seuils entre les mondes), ils se servaient aussi de tout ce qui pouvait contenir un peu de magie et, pour eux, les Gardefés constituaient une manne inépuisable qu’ils exploitaient sans vergogne, jusqu’à ce que leur victime ne soit plus qu’une loque, une demi-vie à peine consciente – mais incapable de mourir. Ils utilisaient pour cela des méthodes inédites, transmises dans le plus grand secret, qui leur permettaient de briser la carapace d’invulnérabilité des Gardefés. Jane travaillait sans relâche à comprendre leurs méthodes ; jusqu’à présent, aucune des expéditions de sauvetage ne lui avait permis de percevoir ce qui autorisait cette horreur. Elle espérait qu’en dénichant le fameux Scipio, l'ennemi public numéro un du Royaume, elle trouverait l’origine de l’existence des Collectionneurs, et le moyen de les contrer… Mais comment attraper un fantôme ?
Lorsque Ianto retourna au Royaume Caché avec les autres agents dont les missions étaient terminées, l'été était déjà bien entamé, et une douce langueur s’était abattue sur les résidents. D’ailleurs, les entrailles du Château s’étaient vidées, au profit de la fraîcheur bienvenue qui régnait sur les berges de la Rivière du Milieu.
On lui avait donné plusieurs jours de congés pour se remettre de sa première expérience dans le service actif du Royaume, mais il sentait déjà, après quelques heures seulement passés dans les jardins qui jouxtaient son cottage, que seuls les hauts murs sombres du bureau de Classification des Mondes et l'humeur égale d’Angie sauraient lui donner un semblant d’apaisement. Cependant, il se décida à descendre la colline pour profiter, lui aussi, des saules qui ombrageaient le lit de la rivière. Retrouver le calme et la douceur de vivre du Royaume, après ce qu’il avait vu et ressenti en mission, lui paraissait comme tenter de marcher en équilibre sur un fil avec une masse de plomb attachée au pied. Il se demandait comment les autres agents du service actif arrivaient à concilier ces périodes si tranquilles, loin du monde et de son tumulte, avec les missions dangereuses qu’ils accomplissaient à l’extérieur, en pleine barbarie humaine.
Après avoir emprunté un chemin soigneusement entretenu qui contournait de grandes baies vitrées donnant sur les Salons, le Gallois tomba sur un petit groupe de têtes bien connues. Il y avait Beve assise en tailleur près de la rive, Kat et Lilly enlacées sur un carré d'herbe, et Andy en grande discussion avec Henk, le père de Lilly, un grand Noir d’un âge certain qui effeuillait distraitement des pâquerettes tout en écoutant parler le blond. Postés un peu plus loin, Ianto reconnut Eoin et sa femme Lynn, faisant sauter entre eux une fillette qui riait aux éclats. Après une courte hésitation, il s'approcha du groupe et toussa deux fois pour se manifester. Beve tourna le regard vers lui, sourit et ébaucha un signe l'invitant à se joindre à eux.
— Jane n'est pas avec vous ? demanda-t-il en s'approchant.
Kat et Lilly lui sourirent à leur tour, Andy lui fit un bref coucou de la main et Henk le salua d'un hochement de tête.
— Elle est toujours à l'infirmerie, à s'occuper des… rescapés, répondit Beve d'une voix timide. Et vous, est-ce que ça va ?
Ianto répondit par l'affirmative et s'installa sur un rocher moussu, heureux d'avoir mis un vieux jean pour sa sortie en extérieur.
— Ça va, mais… c'est dur. Tout est tellement…normal, ici. Comment faites-vous pour supporter ça ? Il faudrait y retourner, retrouver tous les Collectionneurs, les…
Kat soupira.
— Du calme, Ianto. Le Cristal fait tout son possible en ce moment pour retrouver la piste que nous avons perdue. Mais les agents ont besoin de pauses, sinon ils… on finirait tous à l'asile ! En général, durant l'été, ici, on décompresse au moins un mois. Il sera toujours temps de repartir en chasse dans quelques semaines.
Lilly eut un sourire triste en caressant la joue de son amante.
— Les agents travaillent trop de toute façon. Et je ne parle pas de celles qui cumulent aussi un emploi de reine !
— En parlant de travailler, enchaîna aussitôt Beve, Angèle n’est pas avec vous, Ianto ? Je lui avais dit qu’elle pouvait prendre quelques jours, mais elle n'en fait qu'à sa tête…
Cette fois-ci, Lilly se mit à rire franchement.
— Ah, ça, une vraie tête de mule !
— Ouais… je crois qu’elle a un job à terminer, rebondit Andy. Et dans ces cas-là, bonne chance pour la sortir de son antre !
Ianto acquiesça gravement.
— Elle est capable de s'enchaîner à l'une des pattes de Miss Brown pour…
Des ricanements l’interrompirent soudain.
— Voyez-vous ça, entonna une voix dans son dos. L'équipe des Bras Cassés au complet, ou presque !
Il se tourna en même temps que les autres. À la tête que tirait Kat, il comprit très vite que le petit groupe qui s’approchait n’étaient pas la bienvenue.
— Il ne manque plus que l’erreur de la nature et la bizarro pour compléter le tableau, ajouta le nouveau venu, un homme entre deux âges, à la beauté ténébreuse et au regard glaçant.
Derrière lui, deux jeunes femmes en tout point identiques gloussèrent de concert.
Beve se redressa d’un air digne, et afficha sur son visage une expression froide et menaçante que Ianto ne lui avait jamais vue.
— Ray, vous semblez oublier à qui vous vous adressez, et ce qu’il s’est passé à la suite de vos derniers éclats. Allez-vous-en, ou vous le regretterez. N’oubliez pas qui a le pouvoir, ici.
Aussitôt, les traits de l’homme se décomposèrent. Dans une vaine tentative de reprendre contenance, il plissa les yeux et les ailes de son nez frémirent imperceptiblement.
— Une parodie de pouvoir, oui. Que je n’ai pas choisi, en sus. (Il darda son regard bleu glacial vers Ianto.) Je ne vous connais pas, monsieur, mais vous devriez mieux choisir vos fréquentations. Les amis de ma sœur Jane mèneront le Royaume à sa perte, et il ne restera plus que nous, les Silfes, pour vous sauver de la catastrophe.
— Bien, voyons voir… rétorqua le concerné avec une mine songeuse. Étant donné que je suis moi-même un Gardefé et que c’est votre sœur qui m’a sauvé, je crois bien que j’ai la compagnie que je mérite, pas vous ?
Avec une certaine satisfaction et un sourire en coin, il vit la poitrine de l’autre se gonfler d’importance et son visage prendre une teinte rougie par la confusion. Le Silfe ouvrit la bouche pour répliquer, mais un regard sévère de Beve le dissuada.
— Passez votre chemin, Ray. Votre venin ne nous intéresse pas.
Vaincu, l’homme fit demi-tour et s’éloigna enfin, avec à ses trousses les deux jumelles qui s’étaient drapées à leur tour dans une dignité absurde.
— Alors, c’est lui, l'Abominable Frère dont Angie m’a déjà rebattu les oreilles ? demanda Ianto à la cantonade, une fois qu’il se fût suffisamment éloigné.
— En chair et en os, grogna Kat d’une voix sourde. Bévie chérie, t’as assuré ! Quelle maîtrise, quelle assurance ! Quand est-ce que tu t’es acheté de l’autorité ?
— Le jour où tu t’es acheté du sarcasme, ma chère, répondit la Reine Blanche avec un sourire qui amoindrissait sa répartie.
Au même moment, Angie déboucha du chemin principal.
— Wow, vous en faites en tête. J’ai raté un truc drôle ? Un enterrement, peut-être ?
— Presque ! Le frère de Jane te transmet ses amitiés, répondit Kat du tac au tac.
— Avec un peu d’arsenic de préférence, ajouta Andy d’un ton léger, provoquant un éclat de rire général qui soulagea illico l’atmosphère.
Le soir, en rentrant chez lui, le Gallois se sentait déjà plus léger. Il comprenait mieux pourquoi les agents éprouvaient parfois la nécessité de lever le pied, et de se laisser porter. Il commanda à sa « Swift Gift Box » une pizza bien garnie et se coucha, pour une fois, avec l’unique intention de prendre du repos.
Aussi fut-il surpris, lorsqu’il s’éveilla dans la peau de l'autre, de ressentir la douleur intense et éclatante qui l’animait. Douleur… mais aussi colère, une colère sourde, rampante, dirigée, il s’en rendit compte immédiatement, contre lui-même. Qu'est-ce qu'il s’est passé ?
L'autre, installé sur le canapé, au milieu de son petit appartement, une canette ouverte et à demi entamée posée entre ses jambes, ne tarda pas à lui apporter la réponse.
— Tu m’as laissé tomber… tu nous as laissé tomber… gronda-t-il, les yeux humides et la mâchoire serrée.
QU'EST-CE QU'IL S'EST PASSÉ ?
La question jaillit entre leurs deux esprits emmêlés, une peur soudaine s’agrippant aux entrailles du rêveur.
— Tu m’as dit que tu pouvais nous protéger… Je te faisais confiance, j'avais choisi de te faire confiance…
Je… Non. Non non non.
La peur se changea en panique, et le rêveur s’entortilla sous ses draps, une sueur coulant le long de ses omoplates.
– Ils sont morts. Owen et Tosh, ils sont morts, tous les deux, pour de bon. Et tu n'étais pas là ! TU N'ÉTAIS PAS LÀ !
L’accusation frappa Ianto-le-rêveur avec plus de force qu’un uppercut en pleine poitrine. Il suffoqua, tenta de parler mais soudain l’autre le projeta hors de son esprit comme on se débarrasse d’une pensée parasite, et il n’y eut plus que l’obscurité.
Ianto ouvrit les yeux sur la chambre baignée par le clair-obscur du Royaume, un goût salé sur les lèvres. S’apercevant que c’était le sel de ses propres larmes, il se tourna sur le dos et ferma les paupières, laissant libre court à sa détresse.
Pour la première fois, l’autre l’avait rejeté.
Et il ne pouvait même pas lui en vouloir.