Ianto ignorait comment son double avait fait pour le repousser ainsi, mais, durant les semaines qui suivirent, il ne parvint plus à se « connecter » à son autre lui. La douleur était présente bien sûr ; il avait côtoyé Owen et Tosh lui aussi.
(Oh, Tosh, incroyable Tosh, comment l'univers avait-il pu te réserver un sort aussi cruel ? Et Owen, Owen le cynique, avec qui le sarcasme était devenu un jeu, une partie de ping-pong entre vous…)
En outre, l'autre ne lui avait pas expliqué les circonstances de leur décès, et il n'avait pas eu assez de temps pour puiser dans ses souvenirs. Cette ignorance rendait le chagrin de Ianto d'autant plus frustrant. Avaient-ils souffert ? Étaient-ils morts en sauvant le monde, comme il se devait ? Avaient-ils affronté la mort ensemble ?
Il brûlait de comprendre, pour pouvoir pleurer avec un peu plus de justesse ces deux disparitions injustes.
Et puis, il y avait son capitaine. Comment prenait-il le fait d'avoir perdu deux des membres de son équipe ? Mal, certainement. Il n'avait pas bien pris la mort de Suzie, quand bien même celle-ci les avait tous trahis, et la première mort d'Owen l'avait conduit à un acte inconsidéré, en utilisant sur le médecin le deuxième gant de résurrection. Le Gardefé s'en voulait de ne pas être là, dans l'esprit de Ianto-son-double, pour tenter d'apaiser leurs émotions et apporter le réconfort qu'il pouvait.
Mais, plus que tout, il culpabilisait.
L'autre avait raison. S'il avait été présent, il aurait peut-être pu influencer les décisions, trouver d'autres moyens. Il aurait peut-être pu les sauver. Maintenant, ils ne sauraient jamais.
Il traîna sa frustration pendant quelques jours sur les rives de la Rivière du Milieu avant de retourner au bureau de Classification des Mondes. Ni le chant des oiseaux, ni le murmure du vent dans les saules, ni les couchers de soleil entre les cimes éternelles ne réussirent à l’apaiser. Beve et Kat mirent cette mélancolie sur le compte de sa récente mission, et ne lui posèrent aucune question. Toutefois, lorsque Beve lui demanda s'il souhaitait repartir avec eux à la chasse aux Collectionneurs, Ianto, après une courte hésitation, se surprit à refuser. Malgré son envie d’action et de terrain, il ne pouvait se résoudre à quitter le Royaume pour le moment, pas sans comprendre. Il prétendit à la place vouloir s'occuper des Gardefés rescapés encore présents au Royaume. Beaucoup d'entre eux étaient déjà repartis auprès de leurs Imagineurs, et leurs ailes avaient repoussées à la vitesse de l'éclair. Mais pour certains, le traumatisme était encore vivace, et la reconstruction prenait du temps. C'est pourquoi Beve accepta-t-elle sans sourciller son explication, et l'autorisa-t-elle à passer deux jours par semaine à l'infirmerie pour y offrir son aide et son écoute.
Ianto ne savait pas très bien ce que cette décision apporterait à ses condisciples, mais après tout, pourquoi pas ? Quitte à rester au Royaume, autant se rendre utile à quelque chose…
Angie, elle, ne fut pas dupe, et le cuisina sans relâche jusqu'à ce qu'il lâche enfin le morceau. Elle s’indigna, puis compatit, puis s’indigna encore, et s’acharna sur le moteur de recherche dédié aux contacts afin de, dixit, « retrouver ce foutu pas-mon-Ianto et le ramener par la peau des fesses pour te présenter ses excuses ». Ce qui fit rire Ianto, un peu, et relâcha la tension accumulée depuis sa mission.
Ça n’empêcha pas son équipe à lui de fêter ses vingt-cinq ans en petit comité, au Café d’En-Bas. En son honneur, Kat lui dédia une ballade galloise, Henk et Lilly offrirent leur tournée de Brain’s et de Guinness, et Angie lui fit le cadeau le plus bizarre de la soirée : une sorte de fée assemblée de bric et de broc, avec une tête de poupée Ken qui oscillait quand on la secouait, des ailes d’ange en plâtre brisées et rafistolées au scotch, et un corps en papier mâché.
— Je l’ai fait en pensant à toi, dit-elle avec le plus grand sérieux en lui tendant la… chose. Pour te rappeler qui tu es. Ça te plaît ?
Le silence déconcerté de Ianto aurait pu mettre à mal une amitié à laquelle il tenait, mais heureusement, Andy lui sauva la mise en commandant une autre tournée de bière, détournant ainsi habilement la conversation.
— À mon dernier anniversaire, lui confia-t-il plus tard, elle m’a offert un nain de jardin qu’elle avait fait elle-même en terre cuite. Le résultat était… singulier. J’adore Angie, mais à chaque anniversaire, elle fait des cadeaux épouvantables ! Il se pencha un peu plus, et ajouta très doucement : Je suis sûr qu'elle le fait exprès pour tester nos réactions…
Ianto pouffa. Il savait qu'Angie était tout à fait capable de faire des cadeaux qui venaient du cœur (le carnet, dans lequel il continuait à déverser des morceaux de sa vie, le prouvait), et il suspectait qu'Andrew avait vu juste. Ce dernier lui proposa de trinquer, et le Gallois accepta avec plaisir.
Alors que, passablement éméché, il rentrait chez lui, il songea que finalement, son anniversaire s'était déroulé mieux qu'il ne l'aurait cru. En un peu plus d'un an, il avait l'impression d'avoir vécu plus de vies que durant les vingt-quatre précédentes années.
Il avait perdu sa petite amie, il était mort, avait ressuscité, était tombé en dépression et s'en était relevé. Il avait rencontré Angie, et Andy, et Jane et Beve et Kat et Lilly (beaucoup de femmes, réalisa-t-il soudain). Il avait rêvé, beaucoup. Trop, sans doute. Mais il était tombé amoureux d'un homme, s'était fait des amis dans cet autre univers, les avait perdu… et voilà où il en était. Seul au milieu des autres, incapable de penser à autre chose qu'à son beau capitaine qu'il ne reverrait sans doute plus…
N'était-ce pas mieux ainsi, après tout ?
Ce n'était pas sain, de vivre entre deux mondes, l'un rêvé et l'autre réel. Il savait, au fond de lui, que s’il ne trouvait jamais comment rejoindre l'autre univers, il lui faudrait un jour choisir sa réalité.
Mais… maintenant ?
Non. Il ne pouvait pas se résoudre à abandonner. Il fallait que l'autre lui rouvre son esprit, il lui devait au moins une explication ! Il ne pouvait pas se contenter de sa réalité, pas encore.
Pas si tôt.