Playlist Charlie :
Running up that hill – Kate Bush
***
J’ai toujours aimé la pluie. Les orages étaient pour moi comme une mélodie jouée par les nuages. À cet instant pourtant, j’aurais voulu pouvoir hurler plus fort que le tonnerre.
Mes poumons étaient en feu, mes jambes menaçaient de me lâcher. Je voyais à peine à travers le déluge qui s’abattait. Mais je continuais de courir, je ne pouvais pas m’arrêter, tout juste respirer.
Je ne comprenais pas. Comment tout avait pu basculer aussi vite ?
— Il y a eu une complication, m’avait dit mon frère, ils ont dû l’opérer. Alex est dans le coma.
Les larmes redoublèrent à mes yeux. Je les laissai couler, incapable de les retenir. Comment en était-on arrivé là ? Comment ?!
Le ciel s’était ouvert comme un écho à mon propre désespoir, un orage d’été violent comme il y en avait souvent à cette période, alourdissant l’air, le chargeant d’une humidité suffocante, à peine rafraichissante mais qui ne me consolait guère alors que je courais dans les rues désertes.
Cela faisait déjà deux jours qu’Alex était entré à l’hôpital, deux jours de pure terreur.
Je me revoyais attendre des heures dans ma chambre, morte d’inquiétude, je revoyais ces nuits sans sommeil, ces affreuses images qui me revenaient dès que je fermais les yeux. Je revoyais mon frère recevoir cet appel et finalement cette terrible annonce…
Mes pas ricochaient aussi fort que le tonnerre alors que mes larmes disparaissaient sous la pluie. C’était comme si le ciel camouflait mon chagrin derrière sa propre colère. Il n’en avait pas le droit. Je voulais qu’il se taise, hurler à la face du monde tous ces sentiments qui me submergeaient. Alex était à l’hôpital et j’ignorais même s’il survivrait. Qu’est-ce que je n’aurais pas donné pour détruire ce maudit chauffard qui l’avait fauché !
Je déteste l’été.
L’orage tonna plus fort. J’avais dépassé le centre-ville sans le voir, et fonçai à présent sur la promenade qui longeait le bord de mer. Je sautai par-dessus le muret et me précipitai sur la plage. Là, face aux vagues déchainées et au vent qui fouettait mon visage, je hurlai. Je hurlai toute ma frustration, mon chagrin, mon inquiétude. Je hurlai ma colère sans que personne au monde ne puisse l’entendre car au même moment le ciel gronda de plus belle, couvrant ma voix de sa fureur.
De rage ou de désespoir, je ne sais plus, je m’effondrai en larmes dans le sable. Les vagues rampaient vers moi sans jamais m’atteindre et je pleurais, pleurais, pleurais sans pouvoir m’arrêter.
J’avais l’impression qu’une main me broyait le cœur, me tordait les entrailles. Et, au milieu de mon chagrin, une pensée fusa, aussi claire et limpide que le ciel dans l’œil du cyclone.
Je maudissais cette région, cette ville, cette saison. Si jamais je venais à perdre Alex à cause d’elles…
— Jamais je n’y remettrai les pieds, jurai-je au ciel avec furie.
En réponse, un éclair perça les nuages et le tonnerre gronda plus fort.
Des trombes d’eau me tombaient dessus à présent. J’étais trempée jusqu’aux os, pourtant je ne ressentais rien qu’un vide abyssal.
Une complication.
Il y a eu une complication.
Mais quel genre de complication ? Ils ne disaient rien ! Rien du tout !
Les larmes remontèrent. Je plaquai mes mains sur mon visage, dévorée par l’anxiété. Et s’il n’y survivait pas ? Et s’il ne se réveillait jamais ? Et s’il…
Everybody’s got their problems
Everybody says the same things to you
Je papillonnai des yeux, déconcertée. Mon regard coula sur la poche de mon short d’où s’échappait la musique.
It’s just a matter how you solve them
And knowing how to change the things you’ve been thourgh
J’arrachai mon téléphone à sa cachette. Le visage souriant de Max s’étendait sur l’écran. Je cillai.
— Allo ? coassai-je après avoir décrochée.
— Charlie, je t’en prie viens vite ! supplia Max à l’autre bout du fil.
Je me raidis aussitôt. Était-ce des sanglots dans sa voix ? La panique m’envahit et je bondis sur mes pieds.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Alex va bien ?
— Je… Oui, c’est… Je t’en prie viens à l’Adonis, je ne sais pas quoi faire, pleurait-elle.
L’orage gronda, plus lointain et j’entendis alors des bruits de chaises qu’on renverse et de poings qui s’abattent. Je me fermai aussitôt.
— J’arrive, lâchai-je juste avant de raccrocher.
L’instant d’après, je courais en direction de l’Adonis. Le bar était fermé pour entretiens aujourd’hui, qu’est-ce qu’il pouvait bien se passer ?
La porte était entrouverte. Je la poussai avec appréhension.
— Max ? C’est moi.
Mon amie se précipita sur moi en même temps qu’une table était renversée.
— Je t’en prie arrête-les, ils ne m’écoutent pas je ne sais plus quoi faire !
Max s’agrippa à moi avec la force du désespoir. Elle avait l’air désemparée. Elle avait pleuré, beaucoup. Et elle tremblait.
Une fureur glacée m’envahit. Quel était le crétin qui avait mis mon amie dans un état pareil ? N’avait-on pas déjà à faire avec Alex à l’hôpital ? Qui osait en rajouter une couche ?
En reportant mon regard sur la salle je découvris Jules aux prises avec… Paul ? Tous deux se battaient comme des forcenés et renversaient tout sur leur passage. Je m’apprêtais à poser une nouvelle question quand Paul abattit un poing dans la figure de Jules. Ce dernier bascula en arrière, emportant une nouvelle table avec lui.
Trop c’était trop.
— Reste là, dis-je à Max en m’écartant.
Fatiguée de ces enfantillages et alors même que Jules repartait à la charge, je me lançai dans la mêlée. La stupéfaction les figea une fraction de seconde, ils hésitèrent un instant, les bras toujours levés pour se frapper quand je fondis sur le premier sans même regarder de qui il s’agissait. D’un geste sûr, je lui fauchai les jambes. Il plia les genoux, déstabilisé et lutta pour garder l’équilibre quand je claquai violement une main sur sa poitrine. Il bascula aussitôt en arrière et finit les quatre fers en l’air, le souffle coupé.
Je me tournai aussitôt vers le deuxième, et lui réservai un sort similaire. Moins d’une poignée de secondes plus tard, les deux garçons jonchaient le sol, cherchant leur souffle. Debout entre eux, les poings encore serrés et tremblants, je leur jetai un regard glacé qui les pétrifia. Je devais paraître encore plus terrifiante que d’habitude avec mes yeux rougis, mes lourds cernes et mes cheveux détrempés qui me couvraient en partie le visage façon film d’horreur sans que je ne fasse rien pour y remédier.
— Et maintenant vous allez m’expliquer pourquoi je ne peux même pas m’apitoyer sur mon sort tranquille, persifflai-je entre mes dents.
Paul fut le premier à se relever. Haletant, il avait perdu son aura de gentil garçon, remplacé par un affreux rictus plein de haine.
— Ce connard n’arrête pas de coller Max ! clama-t-il en pointant Jules du doigt. Ce fou furieux a même une photo d’elle en fond d’écran !
Tous les regards se tournèrent vers Jules dont les joues avaient viré au cramoisie sous les hématomes qui commençaient à fleurir sur son visage. Il avait soudain l’air de bouillonner et alors que Paul continuait de l’invectiver – sans que je ne l’écoute trop, je dois l’avouer – Jules craqua.
— Parce que j’en suis tombé amoureux !
Un gros blanc s’en suivit, si long que l’orage eut tout le temps de s’éloigner de plusieurs kilomètres avant que l’un d’entre nous ne parvienne à réagir.
Essoufflé comme si cette déclaration lui avait couté autant qu’un marathon, il ne semblait pas avoir réalisé que Max le regardait comme si elle le voyait pour la première fois, bien qu’à l’heure actuelle, je ne saurais dire si c’est une bonne chose ou non.
Puis Paul s’esclaffa et nos regards convergèrent vers lui.
— Tu l’aimes ? se moqua-t-il avec l’air d’un dément. Laisse-moi rire ! Tu la harcèles depuis que t’es en âge de parler !
Jules encaissa sans dire un mot et baissa les yeux. Paul semblait très content de lui, pourtant quelque chose me chiffonnait. Je plissai les yeux, soudain méfiante.
— Comment tu sais ça, toi ? demandai-je avec un calme qui refroidit tout le monde.
Max se redressa en même temps que Jules alors qu’ils en venaient à la même conclusion. Paul, lui, semblait s’être un peu ratatiné sur lui-même.
— Je croyais que t’avais débarqué y a pas longtemps, poursuivis-je en fronçant les sourcils. Et je ne crois pas que Max t’en ait parlé, ajoutai-je avec un regard vers cette dernière qui secoua la tête pour confirmer mes doutes.
Paul pinça les lèvres. Il avait l’air gêné.
— Une fille qui s’appelle Faustine me l’a dit, lâcha-t-il enfin.
Je serrai les dents et me passai une main sur le visage, excédée. Même absente cette connasse trouvait le moyen de nous emmerder. Derrière moi, Jules parut assommé.
— Mais c’est vrai, n’est-ce pas ? reprit Paul avec plus de vigueur. Il n’a pas arrêté de la harceler et maintenant il prétend l’aimer ? C’est n’importe quoi !
Il ne le savait sans doute pas, mais plus il parlait, plus il s’enfonçait. Max s’avança bravement. Les larmes débordaient à ses yeux.
— Tu as raison, je n’ai pas besoin d’un harceleur, lâcha-t-elle la voix éraillée.
Il s’illumina d’un sourire radieux, juste avant qu’elle ne l’achève froidement.
— Mais je n’ai pas non plus besoin d’un bagarreur, trancha-t-elle, furieuse, et il se décomposa. Mon frère est entre la vie et la mort et tout ce que tu as fait c’est foutre un peu plus le bazar autour de moi.
Pour illustrer ses dires, elle montra les chaises et les tables renversées qui nous entouraient. Il considéra la salle avec un soupçon de honte et tenta de s’excuser, mais alors qu’il faisait un pas vers elle, elle recula. Il se figea.
— Tu ferais mieux de t’en aller, conclut-elle sombrement.
Il ouvrit la bouche pour protester, se ravisa au dernier moment et baissa les yeux avant de s’en aller, non sans gratifier Jules d’un dernier regard meurtrier.
Une fois la porte refermée derrière lui, Max laissa échapper un soupir qu’elle semblait garder depuis un moment. Je passai une main réconfortante dans son dos, elle me sourit faiblement.
— Max…
Jules s’était relevé et se tenait le bras droit, l’air penaud. En le voyant, Max parut se recroqueviller un peu plus sur elle-même.
— Toi aussi, chevrota-t-elle sans le regarder. Va-t’en.
Il se décomposa. Les lèvres serrées en une mince ligne droite, il hésita un instant avant de jeter un regard malheureux à mon amie. Pour le coup, j’aurais presque pitié de lui.
— Je suis désolé… murmura-t-il juste avant de s’en aller à son tour.
Max tint bon jusqu’à ce qu’il ferme la porte derrière lui. Après ça, elle s’effondra. Je la serrai dans mes bras, essayant de contrôler mes propres sanglots alors qu’elle pleurait à chaudes larmes sans pouvoir s’arrêter.