Ce qu’il y avait de magique avec l’alcool, c’est qu’il avait le pouvoir magique de détendre, de désinhiber quiconque. Après avoir engagé la conversation avec les invités de Raphaël, Clara était enfin à l’aise. Un premier verre avalé, puis un second… Elle était en train de consommer son troisième verre quand elle rejoignit sa sœur sur la piste de danse. Charlotte était déjà pompette. Cette dernière pouvait bien se lâcher puisqu’elle n’avait pas la tâche de les ramener, ce qui n’était pas le cas de la reine des réseaux sociaux. Elle se promit d’arrêter la boisson vers minuit, histoire de bien évacuer les effluves d’alcool. La brune savait se montrer responsable quand il le fallait, surtout quand la sécurité de quelqu’un d’autre était impliquée.
Après une nouvelle gorgée fruitée, elle laissa son regard errer parmi tout ce beau monde. Elle ne s’attendait pas à une fête de cette envergure. L’immense pièce aurait pu être bondée si la moitié des invités ne passaient pas leur vie dehors. Clara détestait particulièrement ce genre de convives : les fumeurs excessifs pouvaient bien rester chez eux ! Son ex faisait partie de ce groupe de trouble-fête. Elle avait bien fait de le quitter celui-là… Un enfoiré de plus.
Elle avala une gorgée de plus pour faire passer l’arrière-goût. Cette histoire lui restait toujours en travers de la gorge. Ce qu’elle pouvait être conne par moment.
Afin d’éviter de ressasser ces souvenirs loin d’être plaisant, elle se concentra sur la bulle qu’elle avait créé avec sa sœur. En réalité, elles n’avaient pas l’habitude de fréquenter les mêmes soirées. L’image qu’elle renvoyait à la rouquine serait plus qu’endommagée si elles fréquentaient des endroits similaires.
- J’adore cette chanson ! Cria Clara à l’intention de Charlotte.
La plus jeune ne put qu'acquiescer devant ce commentaire. Son attention ne cessait de revenir sur le gringalet qui mangeait un sandwich. Ce dernier semblait complètement perdu au milieu des jeunes fêtards. Elle essaya de l’inviter à danser mais Gabriel était bien trop réservé pour les rejoindre.
- Il a l’air timide, glissa la brune dans l’oreille de sa cadette.
-Un peu trop même. Mais je peux le comprendre. Ça ne doit pas être facile d’être à sa place.
Clara lui lança un discret regard. Elle avait été étonnée de le voir habillé si élégamment plus tôt. Pour le peu de fois où elle l’avait aperçu, le jeune homme avait toujours porté des jeans et des sweats. Ce changement de style venait très certainement de Charlotte. La rouquine était assez douée pour assembler les looks.
- Je me demande où ils ont mis le chien…
- Dans sa chambre. La petite bête ne m’aime pas beaucoup, marmonna la plus jeune. Tu le trouves comment Raphaël ? Vous allez vous mettre ensemble ?
Cette dernière était déjà emportée par le flux d’alcool qu’elle avait ingéré. Et lorsque c’était le cas, elle disait tout ce qui lui passait par la tête. Une vraie pipelette.
- Il est beau. Mais ça ne m’attire plus vraiment, ce genre d’homme. J’en ai trop connu. Et il est temps de tourner la page, tût-elle.
Le frère de Gabriel était très séduisant et au delà de ça, un homme à femme si elle en croyait la rapidité avec laquelle il flirtait avec la gente féminine. On ne pouvait pas avoir un couple solide avec ce genre de personne.
Au bout de plusieurs chansons, Clara commençait à avoir soif. Elle indiqua à sa sœur qu’elle allait les resservir et la laissa danser parmi d’autres invités. En chemin, elle fut surprise de voir Gabriel discuter avec un autre homme, ou plutôt, le lourdaud qui avait tenté de la séduire un peu plus tôt. Quand elle fut suffisamment proche, elle entendit l’étranger prononcer le mot “défiguré” envers Gabriel. Ce surnom la mit rouge de colère. Colère qui s'accrut quand elle le vit empoigner violemment l’ami de sa sœur. Pour qui se prenait-il à la fin ?
Elle chercha Raphaël du regard. Seul l’hôte pouvait virer cet énergumène d’ici. Bien sûr, ce dernier n’était pas présent. Il était probablement occupé à fumer des trucs pas très légaux à l’extérieur de la maison.
- Dis-moi, elle te vient d’où cette cicatrice ? D’un règlement de compte ? De vos parents ? Raphaël nous a demandés de ne pas te poser de questions mais bon, à voir ton visage, c’est trop tentant.
Gabriel serra les poings. Il se sentait trahi. Pire que ça, sali par cet homme qu’il voyait pour la première fois. Il avait envie de le frapper. De lui faire mal. Et pourtant, il se sentait incapable de se défendre. Alors il le laissa cracher sur ce qu’il était. Absorbant comme toujours des mots qu’il n’avait jamais voulu entendre.
Malheureusement, son manque de réaction énerva encore plus son interlocuteur qui lui décrocha une bonne droite. Le visage en feu, il avait du mal à comprendre ce qu’il venait de se passer. Étalé sur le sol, il ne voyait plus rien autour de lui. Ses lunettes s’étaient fracassées sous la violence du coup, désormais abandonnées non loin de lui. Complètement sonné, il ne vit pas la silhouette svelte d’une jeune femme se rapprocher du conflit. Il ferma les yeux un instant pour essayer de reprendre ses esprits. Tout s’est passé si vite, pensa-t-il complètement déboussolé. J’ai mal. Au loin, il entendit un bruit de métal suivi d’un grognement.
Il rouvrit les yeux sur un monde flou et chaotique. La musique lui perçait les tympans. Il était incapable de discerner la moindre silhouette. Il sentit simplement un liquide opaque lui toucher les lèvres qu’il essuya prestement avec la manche de sa chemise.
Sa myopie l’empêchait de voir distinctement la personne qui venait de le rejoindre. Cette dernière lui imposa un morceau de tissu sous le nez. Le rouge de sa robe lui permit d’identifier la personne qui l’avait aidé.
- C’est déjà en train d’enfler.
Son commentaire fut suivi d’une palpation au niveau de la pommette. Un “aie” très sonore accompagna son geste.
- Pas besoin de te demander si t’as mal
Clara avait l’air amusé même si un soupçon d’inquiétude dans sa voix persistait. La louche qu’elle avait sciemment employée avait été abandonnée près d’elle afin d’aider l’adolescent qui pâlissait à vue d'œil. Son regard dévia un instant sur sa “victime” qui était désormais soutenue par ses amis. Ces mêmes amis qui ne savaient quelle attitude adopter.
Heureusement, Raphaël, dépêché par Charlotte, prit la décision pour eux :
- SORTEZ TOUS D’ICI !
Son ordre fut entendu de tout le monde. Sa principale préoccupation était entourée des deux sœurs. Sa gorge se serra quand il vit le sang sur son visage. Il s’était éloigné quelques minutes pour fumer un joint. Il ne s’attendait certainement pas à ce que la situation dérape à ce point ! Il demanderait des comptes plus tard. Pour l’instant, l’état de son frère était bien plus important.
- Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
- Un gros débile l’a attaqué sans raison.
Pas sans raison. Cependant, Gabriel ne trouva pas le courage de se justifier. Désormais affublé d'un oeil au beurre noir, il se demandait à quel genre de monstre il pouvait bien ressembler. Défiguré. Il devait l’être à présent.
Une succession de flash l’enleva à la réalité. Alors que son corps était inscrit dans le présent, son esprit, lui, revenait à un moment tragique de son enfance.
22 juillet. Les vacances d’été. Le jour de l'incident.
Gabriel ne se souvenait pas de tous les détails. Il se remémorait simplement de la peur qu'il avait ressenti lorsque c'était arrivé.
Avec son frère, ils étaient allés au skatepark du coin en compagnie de leur nounou, une jeune étudiante loin d'être qualifiée pour ce job. Elle avait été si insignifiante dans son existence qu'il était aujourd'hui incapable de se rappeler de son prénom.
Guidés par Raphaël, ils étaient parvenus à la semer. Obnubilée par son portable comme elle l'était, elle ne s'était rendue compte de leur disparition que trop tard. Un manque d'attention qui la suivra probablement toute sa vie...
Il se revoyait suivre son aîné dans ce parc qui lui semblait gigantesque à travers ses yeux d'enfants. Son frère lui avait proposé de faire un cache-cache, un de leur jeu favori. Enfin, surtout celui de Gabriel avant l'incident. Plus jeune que Raphaël, il n'avait pas encore acquis la maturité de ce dernier.
L'adolescent s'était proposé de compter, histoire de pouvoir prendre tranquillement son temps. Il avait vu ses amis plus tôt et il voulait discuter de trucs que son jeune frère ne pouvait pas entendre. Il commença donc à énumérer délibérément chaque chiffre jusqu'à ce qu'il voit son frangin disparaître. La voie libre, il repartit vers le skate park.
Excité comme il l’était, le gamin de 10 ans se réfugia derrière un toboggan, à l'abri des regards. Bien qu'il rentre bientôt au collège, ce genre de jeu parvenait toujours à le divertir, d'autant plus quand son grand frère jouait avec lui ! Celui-ci le disputait beaucoup ces derniers temps, le trouvant trop collant. Alors que ce n'était même pas vrai !
A peine cinq minutes s'écoulèrent qu'il commença à s'ennuyer. Il s'était peut-être trop bien caché. Il vérifia les alentours avant de se diriger vers un autre endroit, plus proche du point de départ.
Gabriel se dissimula derrière un arbre. Il n'y avait pas de cachette plus simple à débusquer selon lui. Mais à nouveau, Raphaël ne vint pas le trouver. Il n'était pas aussi nul que ça d'habitude...
Il était sur le point de partir à sa recherche quand une ombre le surplomba. A travers ses yeux d'enfant, l'homme paraissait "vieux". Il devait avoir l'âge de ses parents. Ce dernier lui sourit, comme s'il le connaissait.
"Salut gamin ! Il fait assez chaud, tu ne trouves pas ? Tu veux une glace ?"
Le gamin en question le trouvait assez louche. Sa mère lui avait toujours répété de ne jamais parler aux inconnus. De ne JAMAIS les suivre.
"Non, merci. Je vais retrouver mon frère."
Il entendit l'adulte souffler avant de sentir une main se refermer sur sa bouche. Il ne pouvait plus respirer. Il ne pouvait pas crier. Hurler. Il voulait hurler sa peur.
Les yeux écarquillés, le jeune garçon se laissa emmener, trop faible pour se défendre. Trop petit pour comprendre ce qu'il était en train de se passer.
Le seule sensation dont il se souvenait était le toucher froid du monsieur. Glaciale. Tout comme les jours qui suivirent son enlèvement.
Gabriel cligna des yeux. Les spots lumineux avaient été éteints et la musique coupée. Il était de retour. Son regard croisa celui de la jolie brune qui venait de changer le tissu sous son nez. L'étudiante n'avait pas l'air de remarquer son absence, bien trop préoccupée par le sang qui continuait de couler.
- Tu vas bien ? J'ai l'impression que tu vas faire une hémorragie.
- J'appelle maman, intervint Raphaël avant que le gringalet ne puisse répondre.
Ce dernier vit son frère s'éloigner, le smartphone à l'oreille. La rancœur lui brûla le cœur. Sa vision du passé se superposa à celle du présent formant une image abîmée, ruinée par des souvenirs trop sombres. Il ne considérait plus son frère comme un héros depuis longtemps. Mais c'est la première fois qu'il l'envisageait dans le clan des méchants. Et il avait mal. Tellement mal.