Chapitre 24

La vidéo tournait en boucle sur les réseaux. Les notifications ne cessaient de l'importuner. Et à chaque fois, elle se laissait entraîner par la lecture des commentaires plus ou moins mauvais. Sa "célébrité" avait pris une toute autre tournure depuis la nuit dernière.

"Clara Duquesnes s'attaque à un homme sous l'emprise de l'alcool !" Comme si elle l'avait attaqué sans autre forme de procès. Les images de louche étaient désormais associées à son nom. Elle aurait pu en rire si la situation n'était pas aussi critique. Son nombre d'abonnés avait baissé depuis la mise en ligne de cette vidéo, et maintenant, elle s'inquiétait de voir disparaître ses promesses de sponsors. Elle se rongeait les ongles d'angoisse, un réflexe qu'elle ne parvenait pas à perdre.

Pour clarifier la situation, elle posta un Tweet : 

"Salut les amis ! Concernant la vidéo, je ne regrette rien de mon geste. Je n'ai fait que défendre un ami, victime de cette brute. A bon entendeur."

Aussitôt, elle reçut des messages de soutien. Beaucoup demandaient des "preuves" de ce qu'elle avançait. Comme si elle pouvait prouver quoi que ce soit. Elle ne passait pas sa vie à filmer le moindre de ses faits et gestes !  

Puis une nouvelle rumeur commença à circuler sur les réseaux concernant l'identité de "l'ami". Était-ce un nouveau petit-ami ? Clara crut bon de ne rien rectifier. Elle ne voulait pas envenimer les choses. Au moins, on ne voyait pas clairement le visage de Gabriel, obstrué par ses bras. Et le positionnement de la prise de vue ne permettait pas d'identifier le garçon qu'elle avait attaqué. D'ailleurs, elle pariait que l'alcool n'était pas le seul déclencheur derrière son geste. La jeune femme le classait direct dans la catégorie "gros consommateur".

Elle était en train de signaler chaque commentaire insultant qu'elle croisait quand sa mère entra comme une furie dans sa chambre. Elle soupira. La brune n'avait vraiment pas envie de l'affronter aujourd'hui. Et comme elle pouvait s'y attendre, Corinne était folle de rage :

- C'est quoi cette histoire, Clara ?! C'est un montage, c'est ça ?!

- Du calme. Ce mec l'a bien cherché, 'man.

La quarantenaire grogna devant son explication peu convaincante. Sa fille était une véritable casse-cou, une bagarreuse avec un tempérament bien trempé. Elle en était plutôt fière en temps normal, mais pas cette fois-ci. Cette vidéo pouvait leur coûter leurs carrières !

- Et s'il te colle un procès ? On est fichues...

Clara soupira en voyant sa mère s'affaisser sur son lit. Cette dernière s'inquiétait beaucoup trop. Son message avait attiré de nouveaux abonnés. Le fait que son nom soit toujours en tendance était une bonne chose. Elle surmonterait cet incident de parcours sans problème. Ses déboires étaient plutôt connus dans la sphère des réseaux. Blesser ce lourdaud avec une louche n'était pas la pire image qu'elle donnait d'elle. 

"Cette connasse de Clara, en plus d'être alcoolique, c'est une violente". Fini ta phrase, espèce de demeurée.

- Je ne payerais pas à ta place, je te préviens.

- Comme si tu déboursais quoi que ce soit pour moi, lança la plus jeune en levant les yeux au ciel.

- Change de ton, jeune fille. Je sacrifie beaucoup pour toi, et tu ne me donnes pas un seul remerciement.

- Mon remerciement, c'est un chèque à 4 chiffres à la fin du mois. C'est TON boulot, maman. Tu l'as voulu alors tu assumes.

La jeune femme en avait assez d'entendre le même discours à chaque fois. Comme si elle ne faisait aucun sacrifice... Elle sacrifiait sa vie, bon sang. Une fois que l'on entrait dans ce monde-là, il n’était plus possible de faire machine arrière.

La moindre de ses actions était analysée, et si cela ne plaisait pas, alors elle était sûre de recevoir l'opinion indésirable de véritables inconnus. Ces gens mériteraient la prison d'ailleurs...

Au départ, elle voulait juste partager ses conseils beauté. Puis tout s'était enchaîné quand elle avait commencé à avoir un premier sponsor. Dans l'euphorie du moment, Clara avait été heureuse de devenir une star sans se douter un instant du revers de la médaille. Les commentaires haineux sur son apparence, sur son poid, sur son train-de-vie. Parfois, elle avait l'impression d'être la marionnette de ses détracteurs.

Finalement, elle ne vivait plus que pour eux, et non pour elle.

- Je ne coulerais pas avec toi, l'avertit sa mère avant de quitter sa chambre.

- Pff... Tu flottes grâce à moi, murmura-t-elle les yeux toujours fixés sur son smartphone.

Son pouce hésitait à appuyer sur l'icône de l'adolescent qu'elle avait sauvé la nuit précédente. Elle voulait juste prendre de ses nouvelles. Son état avait été plus que préoccupant et si l'alcool qu'elle avait bu au cours de la soirée ne l'avait pas épuisé, elle aurait probablement passé la nuit à y penser. Elle avait épongé beaucoup de sang.

Clara se résolut à envoyer un message à son frère. Elle connaissait la fierté d'un homme et se dit que le garçon ne voudrait pas recevoir ce genre de question de la part de la "fille qui l'avait sauvé". Ses ex, en tout cas, auraient été blessés dans leur égo.

 

"Salut ! Je veux juste prendre des nouvelles de ton frère. Il va bien ?"

 

Ses doigts tapotérent nerveusement l'écran en attendant une réponse. Elle imaginait déjà un scénario où ils avaient dû se rendre à l'hôpital pour que Gabriel reçoive une opération de toute urgence. Si seulement elle avait réagi plus tôt...

Sa folle réflexion fut imédiatement stoppée par une notification de sa part : 

 

"Il n'a rien de grave. Juste le visage un peu déformé. Il s'en remettra."

"Et pour la vidéo, j'ai demandé à la fille de la retirer mais ça n'a rien changé. DSL."

 

"Oh tkt, le plus important c'est que Gabriel aille bien."

 

"Et le mec que t'as attaqué a juste une bosse."

"Il ne portera pas plainte, il a trop honte"

 

Clara put enfin souffler de soulagement. Un problème en moins...

 

 

De l'autre côté du téléphone, un jeune homme s'interrogeait sur son existence. Tout était de sa faute. Il reposa le smartphone et continua à frapper avec acharnement sur le sac de boxe. Celui-ci avait été installé dans le garage afin de servir de défouloir. Et Dieu sait qu'il en avait besoin à cet instant. S'il tombait sur ce crétin de Peter... Il lui referait le portrait. Raphaël était furieux.

Il aurait dû prévoir le comportement de ses "amis". Les désigner comme tel décupla sa rage qu'il mit au service de ses poings. Après un énième coup, il défit ses gants pour remettre une boucle sauvage derrière son bandeau de sport.

Il était trempé de sueur mais il ne s'arrêterait pas. Il avait besoin d'évacuer ces parasites qui lui pourrissaient l'esprit. Sa santé mentale en dépendait.

Tout en enchaînant ses coups, il se souvint du message qu'il avait envoyé plus tôt à son groupe d'amis où il n'avait pas manqué d'insulter l'abruti qui avait attaqué son frère. Raphaël n'avait pas été loin de rebaptiser chaque membre de sa famille avec des noms d'oiseaux. Heureusement, sa raison et son éducation l'empêchérent de faire quoi que ce soit d'illégal.

Quand il avait vu le nombre de personne prêt à défendre le bonhomme, il avait préféré quitter le tchat, non sans proférer une dernière menace à son égard. A la place du sac de sable, il imaginait un adversaire à la même apparence et autant dire qu'il lui faisait sa fête à celui-là !

Finalement, à bout de souffle, l'étudiant retira ses gants pour faire une pause. Il but une longue gorgée d'eau et inspira un grand goulot d'air. Sa bulle de tranquillité explosa à l'entente d'une vibration. Si c'était encore un de ces abrutis qui essayait de lui faire entendre raison...

Raphaël ferma les yeux de frustration en voyant le nouveau sms. Qu'est-ce qu'elle pouvait bien lui vouloir maintenant ?

 

"Si tu ne me réponds pas, je poste la photo sur les réseaux."

 

Il leva un sourcil interrogateur : de quelle photo pouvait-elle bien-- Il coupa court à ses pensées en apercevant le nouveau téléchargement. Il fut surpris de se voir en train d'embrasser un homme. Il n'en avait aucun souvenir...

 

"Où t'as eu ça ?"

 

La question fusa parce qu'elle soulevait trop d'interrogations : quel genre de cocktail avait-il bien pu boire pour en arriver là ? Depuis combien de temps prépare-t-elle ce plan ? Avait-elle d'autres contenus similaires ? Manon lui parut dangereuse à cet instant.

 

"On me l'a envoyée."

"J'espère que maintenant tu me prendras au sérieux."

 

"Mais t'es complètement malade."

"Lâche la photo, j'en ai rien à faire."

 

Raphaël avait été surpris de voir un tel cliché de lui. Mais il n'en était pas pour autant choqué. Ce n'était qu'un baiser. Un baiser dont il avait oublié toute la saveur. C'était sans importance pour lui. Il s'inquiétait juste de voir ses parents tomber sur ce genre de dossier.

La réponse mit plus de temps à se faire un chemin jusqu'à son smartphone. Il l'avait pris de court et ça lui plaisait beaucoup. Il n'allait pas suivre cette psychopathe dans son délire.

 

"J'ai le numéro de ta mère."

 

Cette simple sentence le mit dans une rage folle. Comment ose-t-elle... pensa-t-il. S'il l'avait en face de lui, il n'était pas sûr de se comporter comme un gentleman. Il prit des captures d'écran de cette conversation complètement surréaliste. Il avait affaire à une folle. Mais ce qu'elle ne savait pas, c'est qu'il pouvait être tout aussi dingue qu'elle pour fuir ce genre de situation.

 

"J'ai aussi des photos de toi."

"Alors fous-moi la paix."

 

Il avait eu raison de se constituer un dossier. On aurait pu qualifier ses actions de peu louables, voire d'illégales quant on connaissait le statut de leur relation. Mais à cet instant, il se remercia de ne pas avoir supprimé ces clichés compromettants pour la personne impliquée. D'ailleurs, ladite personne ne répondit pas dans la minute, probablement surprise par ce qu'elle venait de lire. Il pouvait être un véritable connard quand il le voulait.

Des images du jour de l'enlèvement lui revinrent en tête. Il en avait été un aussi ce jour-là. Cet instant du passé qu'il ne pourrait jamais rattraper et dont il ne pourrait jamais assez s'excuser auprès de Gabriel. Si seulement il avait été ...

Hier encore, Raphaël avait brillé par son absence. Il était comme l'ouroboros qui se mordait éternellement la queue : il répétait sans cesse le même mouvement, la même erreur.

Malheureusement, on ne pouvait plus changer le monde. Le passé restait. Le présent s'écoulait. Et le futur attendait. Il devait continuer d'avancer malgré les lourdes chaînes qui le retenaient prisonnier de sa culpabilité. Alors il claudiquait, tirait son fardeau comme il le pouvait. Une simple rétribution quand on connaissait la vérité. Celle qui dévoilait tout de son égoïsme, de son égocentrisme.

Il avait abandonné son petit frère aux mains de ses bourreaux. Et pour ce geste,  il en payerait le prix jusqu'à ce qu'il pousse son dernier soupir.

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