CHAPITRE 23

Par Taranee

PRESENT : MAZ

 

            Lorsqu’elle arriva devant la porte de la tourelle, Addal apparut, lui barrant le chemin.

- Soö n’est pas disposé à recevoir des visiteurs pour l’instant. Je ne vous conseille pas d’entrer, jeune fille.

- Vous êtes toujours là où il faut pas, vous, hein ? maugréa-t-elle : Je comprends mieux pourquoi Jio ne vous porte pas dans son cœur.

Il parut stupéfait d’entendre ce nom et Maz en profita pour contourner le mage de téléportation et aller toquer à la porte. La voix du maître de la guilde s’éleva, agacée, clamant que, si quelqu’un venait le déranger pour rien, il ou elle allait le regretter. La jeune femme ne fit pas attention à ces menaces et poussa le battant avec force avant d’entrer dans la salle. Elle fut brièvement surprise lorsqu’elle se rendit compte que cette pièce était certainement la plus accueillante de toute la forteresse mais elle se reprit bien vite et s’avança sur le sol transparent, marchant d’un pas décidé vers le siège qui trônait au fond de la salle.

- Où est Jio ? Que lui avez-vous fait ?! s’exclama-t-elle avec mauvaise humeur.

Soö détourna le regard du paysage rocheux qui s’étendait derrière la vitre pour le poser sur l’adolescente. C’était un homme de taille moyenne, une musculature fine et, pour le reste, un physique assez banal. Malgré tout, ses yeux violet pâle le rendaient séduisant et il émanait de lui un certain charisme, on avait envie de l’écouter, de lui obéir. Et il semblait le savoir car il avait une expression assurée affichée au visage.

- Alors c’est pour ça que tu es venue me déranger, petite mercenaire d’élite ? Je ne pensais pas que tu aurais voulu savoir où était la personne qui vient de t’abandonner pour la deuxième fois en deux ans.

- Que s’est-il passé ? insista-t-elle pour éviter de trop réfléchir à ce que le maître de la guilde venait de dire.

- Jio est parti suite à un caprice d’enfant. Tu sais comment il est : toujours à dégainer sa colère à la moindre chose qui lui semble injuste.

- Ce n’est pas vrai ! Il ne peut pas être parti à cause d’un simple caprice !

Elle avait bredouillé cette phrase sans trop articuler, se creusant déjà les méninges pour savoir si cet homme disait vrai ou pas. Car après tout, Jio ne l’avait-il pas déjà abandonnée ?

Il s’était excusé, mais rien ne l’empêchait de recommencer, il ne supportait pas cet endroit, pourquoi y serait-il resté ? Pourquoi y était-il revenu ? Qu’est-ce qui l’avait retenu ici ? Ou plutôt qui…

- Vous. déclara-t-elle avec hargne : Comment l’avez-vous convaincu de rester à la guilde ? Comment l’y avez-vous fait revenir ? Il haïssait cet endroit autant qu’il haïssait les personnes qui y vivent.

Son interlocuteur poussa un rire cynique.

- Tu ne sais pas quoi faire alors tu lances des accusations au hasard ? Tu as raison cependant : je suis bien à l’origine de son retour. Mais j’ai fait ça dans les règles : je lui ai donné le choix.

Vérité ou mensonge ? Soö ne trahissait aucune émotion, aucune pensée parasite qui aurait pu lui donner un indice. Qu’est-ce qu’elle aurait aimé pouvoir lire dans ses pensées !

- Tu veux que Jio revienne ici, je me trompe ?

- …

- Si c’est ce que tu veux, Maz Akëll, tu vas devoirs me faire entièrement confiance.

Cette fois ce fut au tour de la jeune fille de rire. Lui faire confiance ? À lui ? Le maître des mercenaires, l’assassin en chef, un homme cruel et sans cœur ? Soö dut prévoir les pensées qui allaient lui traverser l’esprit car il répondit avant même qu’elle n’ait pu prononcer un mot.

- L’avantage lorsqu’on est le chef, c’est qu’on est aussi celui qui a le moins de sang sur les mains, puisque les besognes d’assassinat sont confiées aux gens comme toi, Maz. Alors oui, je suis peut-être un assassin, mais tant que je trouve un intérêt à ce que Jio revienne, tu peux me faire confiance.

L’adolescent n’était pas sûre d’être convaincue par ces paroles. Un intérêt…

- Vous allez vous débarrasser de lui dès que vous n’en aurez plus besoin ?

L’homme fit un claquement de langue impatient.

- Es-tu en mesure de me faire confiance, oui ou non ?

Son regard était tellement glacial et oppressant que Maz recula d’un pas. Elle ne savait plus où se mettre et évaluait la question. Elle devait réfléchir. Non. Elle devait répondre, vite, avant qu’il ne change d’avis. Peut-être que dans quelques secondes il allait décider que Jio devait finalement être tué, pour éviter qu’il ne cause des problèmes à la guilde. Peut-être que Maz ne le reverrait plus jamais, peut-être que le maître de guilde, assis là, devant elle, avait réellement une solution.

- Oui. Je vous fais confiance. souffla-t-elle avant même de s’en rendre compte.

 

PRESENT : SOÖ

 

            Soö eut envie de pousser un rire satisfait mais il le retint. La gamine venait d’accepter sa proposition, il ne fallait pas la faire changer d’avis. C’était simple : pour l’instant, elle était son plus grand atout pour faire revenir Jio au plus vite. Elle présentait plusieurs avantages et son amitié avec le mage d’ombres ne lui avait pas échappée. Au lieu de pousser son rire, il décida donc de lui montrer un sourire qu’il voulut le plus rassurant possible.

- Parfait. déclara-t-il : Alors j’ai quelques questions à te poser.

Elle sembla hésitante mais il ne s’en soucia pas outre-mesure.

- Tu es proche de Jio, non ? As-tu remarqué quoi que ce soit d’étrange, sais-tu quelque chose que peu de gens savent à propos de lui ?

- Qu’allez-vous faire de ces informations ? Vous allez les utiliser pour le forcer à revenir ?

- « Forcer » est un grand mot. Mais penses-tu qu’il reviendrait si je lui donnais vraiment le choix ?

Quand on devait négocier avec quelqu’un comme Maz Akëll, il fallait le mettre face aux faits, de telle sorte qu’il soit contraint d’agréer à ce qu’on lui proposait. Soö se devait de rester subtil dans ses propos. Une critique mal placée à propos de Jio aurait déclenché chez la jeune fille une vague de colère. Retourner une personne contre ses plus proches amis était un art difficile et, pour cela, il fallait savoir jongler entre la vérité, le mensonge, et surtout, avoir un excellent jeu d’acteur. C’était un jeu très divertissant, une danse entre les mots dont Soö se délectait. Mais sur cette partie, il devait faire attention : une parole non calculée pouvait le précipiter dans le vide. Il prit une inspiration. La première étape était d’obtenir la confiance de la jeune femme. Et pour cela, il allait devoir lui prouver qu’il en était digne.

- Maz. Tu dois d’abord savoir que Jio et moi avons passé un marché. Je lui ai demandé une faveur, et je lui ai proposé quelque chose en échange. Il a accepté. Nous sommes donc liés par un contrat et, à l’heure actuelle, ce contrat tient toujours. Seulement, en partant sur un coup de tête, notre jeune ami risque de rompre sa part du marché, auquel cas ce serait fâcheux, pour lui comme pour moi. S’il reste là où il est, nous avons tous les deux à y perdre. C’est pour ça qu’il faut le faire revenir. Par tous les moyens.

- Jio… a rompu un marché ? elle poussa un rire amer : Finalement, ça ne m’étonne pas de lui.

Oui ! Ça y était ! Maz était en train de ployer. Plus qu’un dernier coup et le mur qui protégeait ses paroles s’écroulerait.

- Je ne vais pas plus insister si tu n’as vraiment pas confiance. Mais pense quand même à ma proposition.

Elle hocha la tête, tourna les talons, et commença à partir. Mais elle s’arrêta à mi-chemin, les poings serrés. Soö pouvait imaginer son expression, ses pensées qui défilaient dans son esprit, son jugement qui s’activait pour savoir quelle était la meilleure solution. Et finalement, elle se retourna. Elle ferma les yeux, comme si elle se préparait mentalement à ce qu’elle allait dire, et ouvrit la bouche. Sa voix n’était qu’un murmure coupable mais la révélation fusa jusqu’aux oreilles de Soö qui ne put s’empêcher de sourire de triomphe.

- Enfaite, Jio… C’est aussi un retourneur.

Un retourneur ? Alors là, c’était la meilleure ! Ce garçon s’avérait être de plus en plus intéressant ! Et selon son pouvoir, il allait même pouvoir l’aider à rechercher son frère, qui savait ? Il avait affreusement envie de rire. Rire de Jio qui venait de se faire trahir par la seule personne en qui il avait un minimum confiance, rire de Maz qui s’était bien fait embobiner, rire de lui-même, qui n’avait même pas été capable de remarquer que ce gosse avait deux pouvoirs. Deux pouvoirs… Fascinant. Cet enfant devait être tout à fait exceptionnel, et c’était peut-être pour cette raison qu’Erlein Nowise l’avait pris à son service. Soö devait bien lui concéder cela : son père avait le don de remarquer, même inconsciemment, les personnes spéciales.

- Quel type de retourneur ? Comment est-ce que tu l’as appris ? demanda-t-il, avide d’en savoir plus.

 

- J’ai longtemps eu des soupçons, mais ça s’est confirmé il y a un mois.

 

UN MOIS PLUS TÔT : MAZ

 

            Maz avait décidé d’entrer quand elle avait entendu la voix de Jio en passant devant sa chambre. Elle s’était dit qu’il avait dû finir par se faire un ami, mais Jio était bien trop têtu et distant pour nouer des relations avec des mercenaires. Elle s’était alors approchée et avait écouté la conversation pendant une dizaine de secondes. Cela avait suffi pour se rendre compte que son ami d’enfance parlait tout seul. Ou plutôt, qu’il parlait à quelqu’un qui n’était pas dans la pièce. Oui. C’était à ce moment-là qu’elle avait saisi la poignée de la porte.

            Et à présent, elle était toujours au même endroit, hésitant à entrer. Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait, Jio parlait de danger, d’attaques mentales, et il demandait à une certaine « Nethan » de « rester prudente ». À ce moment, elle entra. Jio parut surpris et il se leva rapidement de son lit, marmonnant un « Bonjour » embêté.

- Tu parlais à qui ? attaqua d’emblée la jeune femme.

- Je ne parlais pas.

- Vraiment ? Alors il y a quelqu’un qui se cache dans ta chambre. Parce que j’ai entendu des gens parler derrière ta porte.

Son ton était plus hargneux qu’elle ne l’aurait voulu mais elle détestait être prise pour une imbécile. Jio se racla la gorge, détourna les yeux. Il n’avait jamais su lui cacher quoi que ce soit. Alors elle profita de cette faiblesse.

- C’est qui cette Nethan ?

- De quoi tu parles ? lui répondit-il d’un ton cassant : Si tu n’as rien à me dire, ce n’était pas la peine de venir ici.

Il voulait qu’elle parte. Elle avait donc raison : il lui cachait quelque chose.

- Elle a des ennuis ? Tu lui conseillais de rester prudente.

- Je n’ai rien conseillé du tout, Maz. Tu dois sûrement être crevée, à force de t’entraîner sans relâche. Tu ferais mieux d’aller te reposer.

- Ce n’est pas la première fois que je t’entends parler tout seul. Sauf que jusqu’à tes 13 ans, c’était avec un certain « Elijah » que tu parlais.

D’abord, il sembla confus. Puis sa mine se rembrunit. Il s’approcha, posa une main sur son épaule. Il avait vraiment grandi, en deux ans, et la dominait au moins d’une demi-tête. Alors quand il parla d’une voix ferme et glaciale, un frisson lui parcourut le dos.

- Je ne sais pas depuis quand tu m’espionnes, mais sache que c’est un vilain comportement.

- Et moi, je ne sais pas depuis quand tu as cessé de me faire confiance, mais tu devrais savoir que je sais garder un secret. La preuve : je n’ai jamais dit à Rosind que c’était toi qui avais déréglé l’horloge pour qu’on puisse s’amuser une heure de plus.

Il serra les dents. Ce souvenir lui coûtait.

- Rosind est morte. Ça va faire sept ans maintenant. Tu n’as plus besoin de le garder, ce secret.

Elle soupira.

- Ce que tu peux être buté, parfois… Mais tu sais, cet Elijah, je l’ai recherché dans les dossiers de la guilde, il n’y a jamais eu personne de ce nom ici. Donc c’est forcément quelqu’un de l’extérieur. Mais personne ne sait où se trouve la forteresse. Il n’est donc pas ici. Ce qui veut dire que tu parles à quelqu’un qui n’est pas ici. Je broncherais pas si tu avais du matériel pour communiquer avec l’extérieur, mais tu n’en as pas. Alors je me demande à qui tu parlais, sachant que tu n’es pas du genre à parler dans ton sommeil ou à réfléchir à voix haute.

- Ça va, c’est bon. Je vais te dire ce que je faisais alors calme-toi.

Si facilement ? Y avait-il un piège ? Ou alors Jio portait ce fardeau en lui depuis longtemps…

- Maz. (Elle sursauta) : Promets-moi que tu ne répèteras pas ce que je vais te dire.

- Oui, bien sûr, promis.

            Il y eut encore une minute de silence avant que Jio ne se remette à parler.

- Je suis un retourneur.

- C’est faux. répondit-elle immédiatement, presque mécaniquement : Tu es un mage d’ombres.

- Je m’en fiche que tu me croies ou pas. J’en suis un, c’est tout. Ça ne m’empêche en rien d’être aussi un mage d’ombre.

Non. Il y avait forcément quelque chose qui clochait. Il essayait de lui faire une farce, peut-être de se venger parce qu’elle avait écouté aux portes. Deux pouvoirs. Impossible. C’était dans l’ordre des choses. Tout comme le fait que tout être vivant vieillissait, que la nuit et le jour se succédaient, tout comme le fait que la face magique et la face sciento-magique coexistaient : Les mages naissaient avec un seul et unique pouvoir. Pas deux, pas trois. Un. Personne n’avait deux pouvoirs, ce n’était pas naturel, ce n’était pas…

- Normal.

- Hein ?

- Tu penses que je ne suis pas normal, c’est ça ? reprit Jio.

- Pour l’amour de l’omniscient, Jio : Tu n’’as jamais été normal.

Cela le fit rire. Mais elle, ça l’inquiéta. Jio avait toujours attiré les problèmes, les convoitises, l’attention. Et pourtant, il était toujours resté seul, le plus éloigné possible des autres. Alors c’était pour cette raison ?

- C’est quoi ton pouvoir ? Depuis quand en as-tu connaissance ? D’autres personnes sont au courant ?

- Personne, à part moi, depuis que je suis tout petit. Autant dire depuis toujours. Je peux contacter qui je veux sur la face sciento-magique. Mais mes pouvoirs sont très attirés par les endroits où il y a le plus de monde donc c’est compliqué, pour moi, de contacter une personne qui vit en pleine cambrousse. Je peux aussi créer des liens spéciaux qui facilitent la communication.

- Oh bon sang, mais pourquoi tu n’as rien dit à personne ?

- Je ne veux pas aider les mercenaires à étendre leur influence en entrant en contact avec la face sciento-magique. Je veux que tu continues de garder ce secret. Je veux que tu ne le dises à personne.

- Ça va, ça va. J’ai compris. Je ne vais rien dire. De toute façon, c’est moi qui ai insisté pour savoir. Mais tu dois être conscient que tu seras dans un sacré pétrin si quelqu’un de la guilde venait à l’apprendre.

- Personne ne l’apprendra tant que tu garderas le secret.

 

PRESENT : MAZ

 

            Elle se sentait mal de l’avoir trahi, et en même temps, elle lui en voulait, à lui, d’être de nouveau parti sans se retourner, sans avoir eu une seule pensée pour elle. Soö réfléchissait. Elle n’aimait pas beaucoup cet homme. Qui aurait pu l’aimer ? Mais elle lui vouait une sorte de respect. Après tout, il avait quand même réussi à faire revenir Jio. Pour un temps au moins.

- Alors il peut communiquer avec n’importe qui dans les endroits les plus peuplés de la face sciento-magique ? Intéressant. Et récemment, il parlait à une jeune fille du nom de Nethan. D’abord toi, puis les jeunes filles de ton groupe d’amis. Maintenant elle. Quel tombeur, ce gamin…

Elle réprima son envie de le gifler pour ce qu’il venait de proférer.

- Que comptez-vous faire pour le ramener ?

Il s’enfonça dans son trône, un air d’enfant capricieux affiché au visage.

- Trouver cette Nethan, Et surveiller Jio.

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