– Sinon, ça va ? demanda Noémie en désignant le ventre très rond de Camille du doigt.
– Contrairement à ce que je craignais, ça va plutôt bien, en dehors de mes crises d'angoisse. Si on élude le fait d'avoir souvent mal aux pieds, au ventre, aux fesses, à la chatte, d'avoir dû racheter des chaussures et d'oublier plein de trucs. Mais bon, les gens me filent leurs places assises dans le métro donc ça se prend.
– T'as envie de manger des fraises ou c'est un cliché de magazine féminin ?
– Non. J'ai jamais aimé les fraises d'ailleurs.
– Les magazines m'auraient donc menti sur la nature féminine ? Scandale.
– Par contre, j'adore les chips à l'emmental et les frites avec de la mayo.
– C'était pas déjà le cas avant ?
– Oui, mais là on m'excuse quand je m'enfile tout le paquet de chips alors qu'avant, on me regardait assez bizarrement quand je mangeais dans la rue, répondit Camille.
– J'aurais pensé qu'on viendrait te dire que c'est pas bon pour le bébé.
– On a essayé de me le faire.
– Essayé ? s'étonna Noémie.
– J'ai vomi sur le mec dès qu'il a ouvert la bouche. J'avais mangé trop vite.
– Bien fait pour lui.
La voix automatique du tramway annonça qu'elles étaient à « Grand Cottignies ». Noémie se recoiffa et scruta son cadeau emballé du regard. Assise à côté d'elle, Camille se contenta de regarder ses pieds.
– Tes parents savent que je viens ? dit-elle.
– Oui. J'ai dit que j'amenais une collègue de boulot.
– Ça les dérange pas ?
– Non, ça les rassure. Ils me demandent à chaque coup de fil si ça se passe bien au travail, si mes collègues sont sympa et... Je pense que c'est à cause de mon harcèlement. Ils s'inquiètent vraiment pour moi depuis ça.
– Tu vas rien dire par rapport à ce que t'as vécu avec Jeansson alors ?
– J'ai des preuves qui incriminent Jeansson, pas mes anciennes collègues. Genre Bérengère.
– Bérengère. Bé-ren-gè-re. La meuf s'appelle vraiment Bérengère ? s'exclama Camille avec un grand sourire.
– Oui.
– C'est grave un prénom de connasse, Bérengère.
– J'en ai connu une au lycée.
– Et ?
– Et c'était une connasse aussi.
– D'ailleurs, tu viens pas de la région parisienne ? se souvint Camille tout en suivant Noémie hors du tramway.
– Si. Mais la sœur de mon père est tombée malade, alors il a demandé une mutation ici pour pouvoir s'occuper d'elle et de sa fille. Anaïs est restée à Paris quand ils ont déménagé ici avec ma sœur. Je les ai suivis quelques mois après leur arrivée. Ma tante est décédée ; ils ont emménagé dans sa maison pour pouvoir y vivre avec ma sœur et ma petite cousine qu'ils ont adoptée quand elle a eu 15 ans.
– Et ton oncle ?
– Décédé aussi. AVC.
– Oh merde. Désolée.
– T'y peux rien. On y est, annonça Noémie.
– Attends. Comment s'appellent tes sœurs ? Tes parents ? demanda Camille alors que Noémie allait sonner. Je veux me préparer un minimum.
– La plus grande c'est Anaïs. Celle qui fête son anniversaire aujourd'hui, c'est Clara, qui a vingt-deux ans. Ma cousine, qui est un peu notre petite sœur, a dix-sept ans et elle s'appelle Jade. Mes parents s'appellent Éric et Laurence. C'est parti.
Camille n'était pas du tout à l'aise à l'idée de rencontrer la famille de Noémie, surtout que celle-ci allait la présenter comme une simple collègue et que, selon elle, on n'emmenait pas de simples collègues à des réunions de famille. Néanmoins, elle ne voulait pas réfléchir que cette invitation impliquait. Elle serra son bouquet de jonquilles de toutes ses forces et se força à sourire quand la mère de Noémie leur ouvrit la porte.
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Le papa, c'est Éric, la maman, c'est Laurence, puis Anaïs, Clara et Jade. Éric, Laurence, Anaïs, Clara, Jade, se répétait Camille en boucle. La mère et le père de Noémie prirent ses fleurs, complimentèrent sa tenue, ne dirent rien sur sa grossesse ( Noémie avait du les briefer sur le sujet) et lui présentèrent leurs filles. Anaïs n'était pas encore arrivée. Noémie posa donc ses cadeaux sur la table avec ceux de ses parents. Camille fit de son mieux pour entretenir la conversation tout en regardant autour d'elle : la maison des Gaultier était colorée, avec plein de bibelots rapportés de la Guadeloupe et de coussins à l'imprimé madras, bien loin de la maison très beige de ses propres parents. On autorisa finalement Clara à ouvrir ses cadeaux après quarante minutes d'attente, puisque Anaïs n'arrivait pas et ne répondait pas au téléphone. Alors que la jeune femme déchiquetait les papiers-cadeaux, une voix s'éleva depuis le couloir :
– C'est moi !
La « moi » était très grande et athlétique. Elle dépassait chaque invité d'une tête, avec des cheveux courts rose vif et une tenue tout droite sortie d'une publicité Nike. Elle avait également une moustache elle aussi rose. Elle expliqua à Camille qui réalisa soudain qu'elle la fixait sans scrupule :
– Moi, c'est Anaïs, la grande sœur. J'ai un syndrome des ovaires polykystiques qui me donne de l'hirsutisme, d'où la moustache.
– Désolée, marmonna Camille qui avait envie de se cacher sous la table pour ne plus jamais en sortir.
– C'est pas la première fois que ça m'arrive. C'est même pas la première fois que ça m'arrive aujourd'hui. J'ai des cadeaux !
– Je vais encore avoir l'air d'une rapiat, glissa Noémie. Je peux pas lutter contre quelqu'un qui reçoit des produits Fenty gratos, faut être réaliste.
Effectivement, elle n'avait pas tort mais ça, Camille n'allait pas lui dire.
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– Camille, vous êtes Death planner depuis longtemps ? voulut savoir Laurence.
– Ça fait sept ans. J'ai passé le concours puis j'ai suivi une formation de six mois.
– Comment ça marche d'ailleurs tout... tout ça ? demanda Clara avec un grand geste du bras.
– L'embauche ou les dossiers ?
– Les dossiers. Genre, quelqu'un vous demande une euthanasie et ?
– Je vous emmerde.
Les têtes se tournèrent vers Jade qui avait les poings serrés autour de son assiette de gâteau à peine entamée.
– Papa n'a pas demandé à mourir. Maman non plus. Même si elle savait qu'elle avait peu de chances de survivre à son cancer, elle a fait face aux traitements et elle a lutté pour vivre jusqu'au bout. Elle a regardé la mort en face, elle. Elle a supporté tout ce que la fin de vie lui apportait au lieu de fuir comme une lâche. Elle, au moins, elle a respecté le sens des choses. La vie et la mort. Elle a su ce que c'était de vivre et elle a su ce que c'était de mourir. Pas comme vos clients ou patients ou peu importe le nom que vous leur filez, dit-elle d'un ton dédaigneux après s'être levée. Vous offrez aucune dignité aux gens. Vous leur permettez juste de se voiler la face jusqu'au bout et rien d'autre.
Jade quitta la table précipitamment, renversant son verre de jus de fruits et laissant derrière un elle un long silence lourd de sens.
– Du coup comment ça marche? pépia timidement Clara.
– Le demandeur fait un dossier avec des pièces médicales pour assurer du sérieux de sa démarche, répondit Camille qui avait une nouvelle fois envie de se cacher sous la table. Puis une équipe va le rencontrer avec notre psychologue. Elle fait un autre dossier qu'elle envoie au siège régional où la demande va être étudiée par un psychiatre, une autre psychologue et par un comité d'éthique avant d'être renvoyée. On fait une deuxième visite pour annoncer l'approbation de la demande ou son refus. Et une troisième, parfois faite par notre psy seule, pour discuter de la fin de vie en elle-même, vérifier que la personne qui demande est consciente de ce que ça implique. On fait un dossier final avec les dernières volontés de la personne pour contacter les pompes funèbres ou son église ou...
– Vous avez jamais eu de souci avec ça ? La religion ?
– Parfois. Il y a des familles qui n'approuvent pas du tout la démarche d'un parent car pour eux, la vie est sacrée et doit être vécue jusqu'au bout et hum... expliqua Camille qui réalisait que Jade venait de leur avancer les mêmes arguments anti-euthanasie.
– Et si on faisait un Burger Quiz ? s'exclama soudain Anaïs. Je serai le Grand Miam !
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– Je suis nulle.
Camille se tourna vers Noémie tandis qu'elles attendaient le tramway pour rentrer. Son amie semblait éviter son regard : elle contemplait les rails devant elles avec une intensité étrange.
– À cause de mon cadeau qui a semblé cheap à côté du magasin Sephora qu'a ramené Anaïs une nouvelle fois - les avantages de bosser dans la mode à Paris. Je suis jalouse de ma propre sœur, dit-elle sans sembler vraiment s'adresser à Camille.
– Tu crois que c'est une meuf enceinte d'un mec qu'elle a dû euthanasier qui va te juger ?
– Tu pourrais, répondit-elle après une pause. Ce serait déplacé mais tu pourrais.
– T'es pas nulle parce que t'es simplement jalouse de quelqu'un !
– De là à jalouser ma propre sœur parce qu'elle a du fric et moi moins, c'est quand même assez minable.
– C'est parce qu'on vit dans une société capitaliste, tout ça.
– Tu vas te calmer Karl Marx ?
– C'est Kévin qui déteint. Sérieusement, je pense qu'on est tous jaloux de plus riche que soi car ils ont moins de soucis que nous parce qu'ils n'ont pas de soucis financiers. C'est cool de pas avoir de problèmes financiers. On choisit pas d'être jalouse non plus quoi.
– Un discours poignant et plein de poésie par Camille Legendre, conclut Noémie d'une voix de speakerine. J'espère que ça a été pour toi malgré ce qu'a dit Jade.
– Oui, t'inquiète. Tes parents sont très gentils. Tu t'entends quand même bien avec tes sœurs et ça c'est cool. Et puis vous avez une chouette déco. Très colorée.
– Pas toi ?
– Non, notre déco est plutôt sobre.
– Je parlais de ta sœur. Je sais que vous avez une bonne différence d'âge, mais vous vous entendez ou pas ?
– C'est pas ça. C'est que j'ai l'impression de ne pas avoir grand chose en commun avec elle à part des liens familiaux. On a pas le même style de vie. Les mêmes buts. Les mêmes goûts. J'ai la même chose avec mes parents ; je les considère avant tout comme des personnes plus que comme mes parents, tu vois ? C'est assez flou comme explication mais...
– Non, je vois. Mais ça te manque, murmura Noémie sans préciser sa pensée.
Camille regarda le paysage défiler depuis la fenêtre du tramway. Est-ce qu'avoir une famille lui manquait ? Non, plutôt le sentiment d'appartenance à une famille, le fait de se sentir part d'un groupe soudé et aimant. Depuis son enfance et malgré ses efforts, elle se sentait toujours à part partout, même au milieu des siens. C'était étrange d'ailleurs, cette expression, « les siens ». Ses quoi ? Ses parents ? Ses liens familiaux ? Est-ce qu'elle devait se sentir proche d'eux sous prétexte qu'elle partageait leur ADN ? Est-ce qu'elle avait raté quelque chose ? Probablement. Du moins, c'est ce qu'elle ressentait ou plutôt ne ressentait pas, car elle avait toujours l'impression d'avoir un vide au milieu de la poitrine, un vide qui s'était agrandi depuis que son ventre s'était arrondi.
– Oui.
– Tu essaies de construire ta propre famille ? Je ne parle pas du bébé, ajouta-t-elle vivement. Mais avec nous. Véro, Nour et les autres.
Avec toi ?
Elle offrit un petit sourire triste avant de répéter :
– Oui.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre, j'ai bien aimé voir les relations entre les personnages, j'ai trouvé ça extrêmement touchant. J'aime beaucoup la profondeur des personnages, tu arrives à leur donner une complexité sans t'arrêter à une simplification ou une superficialité. J'ai bien aimé découvrir plus avants les revers du personnage de Noémie.
Cela étant, j'ai un peu plus de mal à voir l'aspect filaire entre les chapitres ; la lecture sporadique des chapitres n'aide pas mais j'ai un peu plus l'impression de flashs dans la vie de Camille au long de sa grossesse et moins de voir les liens entre les chapitres. Chaque chapitre me semble avancer un aspect de l'histoire mais un peu négliger les autres. Je pensais que les menaces de la personne qui s'est vue refuser l'euthanasie allaient constituer un fil conducteur mais manifestement pas du tout. Je me demande vraiment si j'aurais le même ressenti de lecture si j'avais tout lu d'une traite. En tout cas j'ai hâte d'avoir lassuite !
Plein de bisous !
Première fois que je suis à jour dans une histoire PA, j'aurais presque envie de me remettre une médaille ! Il faut dire que j'aime énormément ce récit et ses personnages.
J'ai trouvé un peu rapide la façon dont Noémie se lâche face à Camille mais ça fonctionne quand même. C'est juste qu'elle m'avait l'air d'être une personne plus sur ses gardes par rapport à ses sentiments qu'ouverte à ce sujet. J'ai aussi trouvé un peu rapide l'explosion de Jade et sa sortie. Après, je suis quelqu'un qui aime écrire et lire des textes à rallonge avec des descriptions hyper précises, donc mes remarques de ce côté là sont souvent répétitives x)
Ce que tu dis en note au début m'a fait réaliser un truc : est-ce qu'on sait pourquoi Camille est devenu Death planner ? Je doute que ce soit une vocation. J'aimerais aussi beaucoup voir un concours d'accès au métier de death planner, je trouve l'idée assez marrante.
À bientôt :)
Je sais pourquoi Camille est devenue DP. Je l'avais écrit dans un premier jet mais je l'ai retiré. Après, j'ai prévu 9 tomes donc on va sûrement pouvoir en reparler à un moment donné.
◊ "d'avoir du racheter" > dû
◊ "Elle serra son bouquet de roses de toutes ses forces et se força à sourire quand la mère de Noémie leur ouvrit la porte." C'est inattendu d'amener des roses à un anniversaire d'une inconnue, je trouve. J'aurais pris des fleurs plus neutres. Bon, j'aurais demandé à la fleuriste, surtout, mais dans l'idée, comme ça, à l'instinct, j'aurais pas pris des roses.
◊ "Le papa, c'est Éric, la maman, c'est Laurence, puis Anaïs, Clara et Jade. Éric, Laurence, Anaïs, Clara, Jade, se répétait Camille en boucle." Je suis très admirative, parce que tout ce que j'ai retenu, c'est Éric.
◊ "Camille la contourna pour lui faire face et vit que des larmes coulaient silencieusement sur ses joues." Alors, commentaire le plus subjectif au monde : j'ai beau pleurer très souvent IRL, j'ai toujours du mal quand des personnages de fiction versent des larmes silencieuses aussi naturellement que s'ils éternuaient. J'ai l'impression qu'il y a beaucoup plus de laisser-aller lacrymaux dans les romans que chez les gens du dehors.
◊ Je réduirais un micro-tantinet la tirade de Noémie sur sa jalousie, parce qu'il y a quelques idées qui se répètent et que j'ai l'impression que quand la famille est à côté, on se dépêche, on chuchote, on ne s'étend pas trop, de peur que quelqu'un arrive ou entende.
◊ "Vous offrez aucune dignité aux gens. Vous leur permettez juste de se voiler la face jusqu'au bout et rien d'autre." Wow. Intéressant d'avoir ce point de vue là aussi.
◊ "Tu crois que c'est une lesbienne qui s'est tapé un mec un soir de désespoir et est tombée enceinte de lui après l'avoir euthanasié qui va te juger ?" J'aime l'idée mais cette phrase lue à voix haute me semble impossible à dire du premier coup comme ça. Trop complexe. Peut-être ça vaudrait le coup de la simplifier ?
◊ "C'est parce qu'on vit dans une société capitaliste tout ça." Je mettrais une virgule avant le "tout ça".
◊ "Elle ne voulait donner" Manque le "pas".
◊ Awww triste et attendri pour cette fin de chapitre.
◊ La suite, la suite, la suite, la suite ! <3
Merci pour tes remarques et corrections, qui suivent bien avec les autres retours sur ce chapitre. J'avoue que c'est un chapitre que j'aime bien dans l'idée, mais dont je suis pas très satisfaite donc vos retours m'aident vraiment à mettre le doigt sur ce qui cloche, merci encore !
(Ce week-end, je vais surtout corriger les fautes de frappe/syntaxe/etc, je ferai une mini-réécriture un peu plus tard)