Voilà qu'elle avait envie de fuir, trente minutes à peine après que tout le monde soit arrivé pour l'anniversaire de David, son petit neveu. Par « tout le monde », Camille voulait dire : ses deux parents (chez qui se déroulait la fête), elle-même, sa sœur, son mari Joseph, leurs enfants, David et Esther, ainsi que leur cousine Cécile et son petit Orson. Sa cousine avait pris le nom de son mari, Ouhelles, en se mariant et avait décidé en tant que mère de famille responsable de nommer son unique enfant Orson « juste pour la blague. » Elle avait depuis divorcé mais son fils s'appelait pour toujours et à jamais Orson Ouhelles.
Comment on a pu croire que j'allais penser à garder ce gosse alors que je ne supporte même pas être dans la même pièce que mon neveu et ma nièce pendant deux heures ? songea-t-elle en luttant pour ne pas se précipiter au-dehors en hurlant à pleins poumons. Qui a réussi à se convaincre que j'allais pouvoir magiquement adorer cet enfant sous prétexte que ce serait le mien ? C'est quoi cette idée comme quoi une femme qui ne veut pas d'enfants va soudain changer d'avis dès qu'elle va être enceinte en mode illumination du Seigneur ? Est-ce qu'on dit à une meuf qui a le vertige qu'une fois qu'elle sera au milieu de son saut en parachute, elle va adorer ? Non. Bah non. Voilà. Logique de merde.
Le bébé grandissait, son ventre s'arrondissait et Camille avait toujours envie de se désintégrer dès qu'elle se voyait dans un miroir. Elle se détestait. Elle détestait Timothée. Elle détestait également la capote foireuse, l'alcool, ce gosse qui s'accrochait, elle-même, ce ventre rond qui rendait le quotidien beaucoup plus difficile, surtout pour dormir, ses pieds qui lui faisaient mal, ses seins qui lui faisaient mal, Timothée et elle-même. Elle avait hâte de la sortir et de pouvoir faire une croix sur cet événement. Un beau X de « accoucher sous X ». Camille fixait le vide en mâchant sa part de gâteau tandis que son beau-frère parlait de quelque chose qui la désintéressait complètement. Ainsi ne fit-elle pas attention à Orson qui pépia innocemment près d'elle :
– Tatie, tu vas devenir une maman toi aussi ?
Le temps s'arrêta. Camille avait conscience de devoir respirer sans réussir à le faire. Elle sentait que ses parents échangeaient des regards effarés, que Marine essayait de trouver une explication et que les trois enfants attendaient patiemment qu'elle réponde. Qu'est-ce qu'elle devait faire ? Mentir ? Pour devoir lui mentir à nouveau quand elle apparaîtrait quelques semaines plus tard sans bébé sous le bras ? Pour qu'il découvre la vérité des années plus tard et se sente floué ? Elle fut secourue par Cécile qui s'approcha de son fils pour lui dire :
– Pas tout à fait. Tu te souviens de ce que je t'ai dit quand on est allés chez mamie l'autre fois ?
– Tatie Camille a le bébé de quelqu'un d'autre qui peut pas avoir de bébé, se souvint Orson d'un ton triomphant.
– C'est ça mon cœur. Quelqu'un qui ne peut pas avoir de bébé lui a demandé d'avoir un bébé pour elle, pour qu'elle s'en occupe après.
– Du coup, Tatie sera une maman ou pas ?
– Ça, c'est elle qui va décider. Mais dans tous les cas, il ne faut pas lui en vouloir si elle ne veut pas en parler, d'accord ?
– Bah non ! clama-t-il, visiblement offensé. On dit pas aux gens ce qui peuvent faire ou pas hein ! Elle est grande, elle fait ce qu'elle veut !
Soulagée par le bon sens du petit garçon et par l'excuse trouvée par Cécile, Camille se mit à rire. Durant l'espace de quelques minutes, elle fut presque contente d'être là, entourée de sa famille. Presque.
– Camille, tu voudrais pas sortir le chien ? Je crois que j'ai besoin de prendre l'air et t'as l'air un peu pâle. Ça te fera du bien.
Cécile, c'est ma bienfaiseuse ! pensa-t-elle avec un sourire. Cécile était la cousine la plus proche d'elle en âge, n'ayant qu'un an de plus qu'elle. Elle avait toujours été la plus compréhensive de la famille vis-à-vis des « drôles d'humeurs de Camille » comme les appelait feu leur grand-mère.
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– Et le mec apparaît comme ça ? T'es sûre que c'est lui ? s'écria Cécile avec surprise alors qu'elles étaient au milieu des champs et que Camille venait de finir d'expliquer le pourquoi du comment de sa grossesse, Gaillette à quelques pas d'elles.
– J'ai connu ce type pendant des années, bien sûr que je le reconnais ! Et oui, je suis sûre de l'avoir buté.
– Mais c'est quoi ce bordel ?
– J'en sais rien... Sinon, ça va avec Orson depuis le divorce ?
– Camille, je sens que tu veux éviter le sujet.
– Mais y'a rien à épiloguer ! C'est la merde, c'est tout !
– Citer à peu près Kaamelott ne t'aidera pas.
– Mais c'est vrai, j'ai rien de plus à dire. Je vais accoucher sous X, confier l'enfant, lui laisser une lettre pour expliquer un minimum les choses et voilà.
– Et si il veut te rencontrer à l'âge adulte ? demanda Cécile qui prit la laisse. Tu voudrais le rencontrer, toi ?
– J'ai dix-huit ans pour y réfléchir, répondit Camille qui ne voulait absolument pas y réfléchir.
– C'est pas faux.
– Tu cites Kaamelott toi aussi.
– Ah non ! On a plus le droit d'employer l'expression « c'est pas faux » sans être accusée de copier Perceval maintenant. Merde. Et oui, Orson et moi, ça va. J'ai pu reprendre mon nom de jeune fille. Et hum... commença Cécile avant de se mordre la lèvre inférieure. J'ai besoin d'une clope.
– Je croyais que t'avais arrêté quand t'étais tombée enceinte.
– Oui mais non. Le stress, voilà.
Elles étaient arrivées derrière le stade municipal aux murs de triste béton gris couverts de graffitis rouges. Cécile s'arrêta, alluma une cigarette et resta un moment à contempler les alentours avant de confier la laisse à Camille. Gaillette s'approcha d'elles en remuant la queue avant d'elle aussi profiter de l'instant présent. Camille remarqua que sa cousine semblait préoccupée : elle cherchait ses mots, mais ne réussissait qu'à sortir des « Hum » et autres « Euh ». Elle était à la moitié de sa cigarette quand elle demanda d'une voix de souris :
– J'peux te demander un truc ?
– Ouais, vas-y.
– Ma clope te gêne pas ?
– Non. Pose ta vraie question, insista-t-elle.
– OK, OK, OK, OK, OK, OK. OK, répéta Cécile tandis que Camille se disait qu'elle n'était visiblement pas la seule de la famille à avoir un problème avec ce-mot-pas-vraiment-un-mot-mais-deux-lettres. Voilà. Bon, c'est très, très personnel ce que je vais te dire donc garde-le pour toi.
– OK. Merde.
– Voilà. Au bureau, avant que je divorce, on a embauché une nouvelle, Anne, qui est devenue ma coéquipière sur la plupart de nos projets. Elle est très cool, très gentille, on commence à devenir amies. Elle me soutient quand on se sépare avec Anthony, elle vient dormir à la maison quand ça va vraiment pas, avec des glaces et des DVD. Elle a été super géniale.
– OK, répéta Camille qui avait envie de se frapper.
Gaillette gémit tandis que la cigarette de Cécile arrivait à sa fin. Elle écrasa le mégot dans son cendrier de poche puis toutes deux reprirent leur balade. Elles firent le chemin à l'envers pour rentrer à la maison à travers champs.
– Et donc ? demanda-t-elle en essayant d'être plus constructive.
– J'ai su que Anne était bi parce qu'elle a parlé d'aller à la Pride cette année. Depuis le divorce, j'ai l'impression qu'elle essaie encore plus de se rapprocher de moi. Mais pas de manière insidieuse du genre : « Ah-ah je suis une méchante meuf bi qui veut te détourner de la sainte hétérosexualité toi pauvre oie blanche tout juste divorcée avec un jeune enfant ! » Mais un peu plus qu'amicalement quand même, tu vois ?
– Mais tu sais pas comment lui dire que balances pas dans ce sens-là, comprit Camille.
– En fait... soupira lourdement Cécile, je sais pas trop. C'est vraiment une meuf extraordinaire. Super belle en plus. Mais j'ai jamais pensé m'intéresser aux filles un jour. En plus, on est collègues de boulot donc si ça se passe mal, ça va être merdique.
– Ah. C'est un souci que beaucoup de couples rencontrés au boulot ont, tu sais.
– Et pour le premier souci ?
– Écoute, j'ai le même.
– C'est vrai ? s'étonna Cécile.
– Ouais. Longue histoire. Je t'expliquerai. Concentrons-nous sur la tienne.
– Tu esquives encore.
– Non, je me concentre simplement sur notre discussion à ton sujet. Pour en revenir à ça, je sais pas... Est-ce que tu t'imagines passer toute une journée avec elle, du matin au soir, en plus du boulot ? Ou est-ce que t'as des espèces de chatouillis au ventre quand elle s'approche de toi ou te complimente ? Parce que si c'est le cas, il y a de bonnes chances pour qu'elle te plaise bien plus qu'en tant qu'amie.
Cécile continua à marcher en silence, les yeux fixés sur le trottoir qui les ramenait à la maison. Camille pensa à ses paroles puis réalisa qu'elle cochait effectivement toutes ces cases dès qu'elle songeait à Noémie. Alors qu'elles stoppaient devant l'entrée, sa cousine soupira :
– Et merde. Je vais devoir nous organiser un date.
– N'hésite pas à faire ton coming-out aux alentours de mon accouchement ou de mon propre coming-out, histoire que je ne sois pas la seule membre de la famille à être scrutée et jugée par nos parents respectifs, lui dit Camille en lui posant une main sur l'épaule.
– Merci, c'est super rassurant Cam'.
(un jour faudra que je fasse un com à la fandecoach, à lire EVIDEMMENT avec la voix de Mickael - mais aujourd'hui j'ai un peu la flemme, désolë T_T )
J'avoue que je suis légèrement déçü par le passage sur l'hétéronormativité ; je pensais qu'il me ferait plus d'effet... je me souviens d'avoir été pas mal touchë par les autres discours qui étaient là jusqu'à présent mais celui ci... je sais pas. peut-être que j'ai déjà lu des choses de ce genre alors ça m'a paru moins fort car je suis déjà bien déconstruit / habituë ? Bref, tout ça pour dire que je ne suis pas sûr que ce soit lié à ton écriture , en relisant le passage il me paraît bien, mais que c'est sans doute lié à un truc chez moi.
J'ai trouvé très choeutte la discussion avec le neveu, y avait moyen que ça dérape pas mal. malgré ce qu'a pu en dire Camille, je trouve que ça se passe quand même globalement bien, et j'ai trouvé la scène touchante. Je trouve que ça montre bien aussi le décalage que Camille peut ressentir ; j'ai trouvé ça très juste.
J'ai beaucoup aimé la discussion avec Cécile, j'ai vu un peu venir le truc à 10 000 km de la confusion romantico-genrée mais c'est pas grave du tout.
J'ai particulièrement adoré la punchline cynique de Camille sur un évntuel coming out de Cécile ; rétrospectivement je trouve que le chapitre manque un peu de trucs drôles comparés à ce que tu as pu faire, alors cette dernière touche de sel rehausse bien la fin à mon goût. (ça peut être un choix d'avoir un chapitre un peu moins drôle cela dit)
Plein de bisous !
Pour le côté sérieux, c'est vrai que j'ai voulu essayer de mixer humour et sérieux et forcément, y'a des épisodes qui vont plus d'un côté que de l'autre.
Bisous !
"Voilà, c'était mon commentaire de commentaire. Un chef d'oeuvre. Cinq étoiles." '(je ris toute seule chez moi maintenant)
Rien à y redire, c'est une capsule qui fait du bien. J'ai aimé le détail d'Orson Ouhelles. Et les références à Kaamelott. Je comprends l'enfermement et l'ennui de certaines réunions familiales. Je n'ai pas appris de nouvelles informations mais il y a eu une forme d'acceptation de la réalité telle qu'elle est : le non-désir d'enfant et le coming out. L'impression qu'elle va pouvoir agir dessus.
◊ "Est-ce qu'on dit à une meuf qui a le vertige qu'une fois qu'elle sera au milieu de son saut en parachute, elle va adorer ?" Pépite.
◊ "Elle était fascinée de réaliser ce à quel point elle avait réussi" Le "ce" est en trop, je crois.
◊ "comment lui dire que balances pas" Manque le "tu".
Chapitre toujours aussi agréable à lire, que ce soit par le style ou par l'humour. Toutefois, je trouve que Camille rabache beaucoup : c'est assez en ligne avec sa personnalité et sa situation, qui est effectivement pas brillante à ce point de l'histoire. Mais je ne peux pas m'empêcher de penser qu'elle exacerbe son malheur. Je trouve notamment que c'est bien résumé dans ce passage : "Est-ce qu'elle était si immature que ça ? Est-ce qu'elle était condamnée à ne pas pouvoir avancer et à admettre que ses parents l'avaient eue car ils voulaient l'avoir, qu'ils étaient contents de l'avoir, qu'ils l'aimaient même si ils faisaient des erreurs ? Peut-être." Pourtant, immédiatement après cette réalisation, elle se relance dans un discours super négatif de ces gens qui semblent être très contents de vivre leur vie de cette manière.
Sinon, j'aime bien ce nouvel aperçu de la famille de Camille, notamment la cousine et Orson. En revanche, il faudra que je relise le chapitre plus attentivement, j'ai pas repéré la réf au Père Noël est une ordure.
Indice : la référence est au début de chapitre, avant la promenade.
Merci ! ♥