Partie IV : Limbo
Au-delà du bien et du mal,
Il existe un jardin.
C’est là que je te retrouverai.
Rumi
202.
— Qu’est-c’que tu fais ? Y faut pas qu’on s’perde, ici.
Grenade se retourne vers Honorine.
— Rien, j’ai cru voir quelqu’un qui me fixait par une fenêtre.
— C’possible. Tout est possible ici, c’est c’qui rend le coin plutôt dangereux.
Grenade acquiesce avant de s’engager dans les traces de Gyfu et Honorine, non sans se retourner une dernière fois en direction du port. La Ville Blanche s’étale tout autour d’eux, fidèle au souvenir que Griffon a gardé de cette ville du Sud disparue depuis une centaine d’années et Grenade se sent traversée d’un sentiment étrange. Elle vient ici pour la première fois et cependant ce lieu lui est familier, pas seulement grâce aux souvenirs de Georges... plutôt comme si elle avait déjà vu cet endroit dans un rêve.
Collée à la sylphide et à la punk, elle longeait la jetée, quand elle est passée devant La Politique des Anges, puis devant le Machina et c’est là qu’elle a vu un visage qui l’observait à travers un hublot. Un sentiment insidieux s'est logé dans son ventre quand elle a compris que c’est son propre faciès qu’elle distinguait derrière la vitre crasseuse.
— 'Pêche-toi !
— C’est bon, j’arrive !
Grenade se met à trotter pour rattraper ses compagnes qui l’attendent aux bords de la ville, là où les immeubles immaculés se raréfient pour ne laisser de blanc qu’un simple chemin de pierres qui s’enfonce entre des arbres de plus en plus touffus.
La jeune fille observe autour d’elle : la limite entre la forêt et la Ville Blanche est un peu floue, comme si l'on avait collé deux morceaux de rêve ensemble. L’aspect poli et brillant des cailloux du chemin fait écho au plâtre immaculé des façades. Comme Honorine et Gyfu ont l’air de savoir ce qu’elles font, Grenade devine que ce chemin mène au temple de Juniper.
Au moment où elles arrivent en bas de l’escalier, de petites bougies sont posées directement sur les marches, la cire coulant sur la mousse et les aspérités de la pierre.
— Bienvenue au temple des cauchemars...
En haut, des plumes tendues le long d’une corde frémissent sous une brise légère et une enfant s’incline devant eux, vêtue d’une robe de toile brune très simple. La petite fille baisse sur eux ses immenses yeux gris, légèrement bridés, et Grenade reconnaît l’un des clones — mais lequel ? Le regard de l’enfant se pose sur elle, un peu trop longtemps, et il ne leur faut que ça pour se comprendre.
— Je vous laisse déposer vos chaussures à l’entrée. C’est un plaisir de vous revoir Dame Honorine, je vais vous mener à Dame Lù.
Il est déjà perturbant d’entendre Honorine être qualifiée de « Dame », mais c’est pire de savoir qu’elles étaient en quelque sorte « attendues ». Grenade se souvient de ce que disait l’orateur de la F.T. : Limbo est comme le mur qui sépare les différentes pièces d’une maison ; ses habitants en sont les rats fouineurs et ainsi le griffon et ses dix sœurs savent déjà ce qui se passe dans la réalité.
Le petit groupe traverse la salle des bains, où de nombreux rêveurs se lavent de leurs mauvais rêves, et le clone les mène jusqu’à un cloître avant de prendre congé. L’estomac de Grenade se brouille de nouveau quand elle aperçoit la silhouette allongée sous l’arbre et, dans un silence presque religieux, les trois femmes s’avancent pour entourer le corps endormi sur la tombe, recroquevillé comme un fœtus.
Lù est exactement comme dans les souvenirs de Grenade et pourtant c’est seulement leur première rencontre. Elle observe le visage angélique, paisible, tandis qu'Honorine se poste juste au-dessus de la tête de Lù avant de s’accroupir pour lui toucher le nez. La Changemonde cligne mollement des paupières, puis affiche une expression étonnée.
— S’lut, lâche Honorine.
— Salut, répond Lù avant d’éclater de rire comme une enfant.
Puis son visage se referme et elle lève la main pour attraper une des mèches turquoise d’Honorine :
— Es-tu réelle ? Ah ! Oui, tu es réelle. Et tu pues !
Elle rit encore :
— Alors, quoi de neuf ? Tu t’es beaucoup emmerdée ou pas ?
Avant qu'Honorine ait pu répondre, Lù se redresse :
— Oh, mais Gyfu est là aussi ! Salut Gyfu ! Et toi, tu es ?
Grenade sent sa bouche devenir toute sèche tandis que le Pilier se tourne vers elle.
— Euh, je... je suis...
— C’t’une amie, complète Honorine, tout simplement.
En une seconde, Lù est sur ses pieds et elle enlace Grenade.
— Une amie, parfait ! J’ai grand besoin de nouveaux amis !
Gyfu croise ses bras et son visage se revêt d’un air narquois tandis qu'Honorine secoue la tête.
— Lù, je sais qu’ça va pas être agréable, mais y faut que j’t’arrête. Le temps est compté et nous avons b'soin de toi.
Le visage du Pilier se ferme comme une huître et elle lâche le corps crispé de Grenade pour reculer de quelques pas :
— Je vois, vous êtes ce « genre » d’amis.
C’est au tour d’Honorine de croiser les bras tandis que son expression prend une tournure effrayante et que ses yeux lancent des éclairs :
— Suffit, Lù ! C’fait maint'nant cent ans que j’traîne à Vérone pour t’remercier de m’avoir sauvée, y a longtemps ! Et pour t’répondre, pendant un long moment, j’me suis bien emmerdée, mais la dernière année a été plutôt mouv'mentée. Et là, moi et mes amis, on a besoin d’toi ! T’en es ou pas ? C’est l’heure d’montrer quel genre d’amie toi tu es !
En réponse, Lù lui fait une sorte de bruit vulgaire avec sa bouche :
— Bon, bon ! Pas la peine de s’énerver, Nono, qu’est-ce que je peux faire ?
— On a besoin que t’ouvres une faille entre Vérone et un aut' monde. Ça d’vient trop irrespirable par là-bas et il faut que la population bouge.
— Je n’ai pas mon Chapelet.
— Il arrive.
— Ah. Très très, bien bien... Mais je n’ai quand même pas le droit de déplacer tant de matière d'un monde à l'autre, c’est contraire à l’éthique des Changemondes.
Gyfu penche sur le côté sa tête de girafe :
— Depuis quand y a-t-il un comité d’éthique ?
Lù lui répond avec mauvaise humeur :
— Depuis un sacré moment, figure-toi ! Et ni toi ni moi on n’a envie d’avoir affaire à cette bande de sales vieillards fouineurs ! Et j’ai pas très envie d’avoir des comptes à rendre à Juniper...
— Quoi ? Juniper est un Pillier ? s’étonne Grenade.
— Le plus vieux Pilier du Multivers, si tu veux tout savoir.
Honorine grimace :
— Juniper est un mythe, Lù. Rien ne prouve qu’elle ait jamais existé. Crois-moi, ça les arrange bien de nous faire flipper avec ces prétendus préceptes.
Lù hausse les épaules.
— On est pas sûr que ce soit vrai, ça ne veux pas dire qu’il n’y a aucune chance...
— Mais des tas de gens vont mourir si tu fais rien ! s’écrie Grenade.
Lù se tourne vers elle, le visage impassible.
— Mourir, c’est ce que les humains ont fait de tout temps. Et après tout, ce n’est que justice puisque les humains sont aussi très doués pour tuer.
Grenade la foudroie du regard.
— Si tu nous laisses tomber, tu vaudras pas mieux que nous !
Lù ne répond pas et baisse les yeux tandis qu'Honorine prend ses mains dans les siennes.
— Lù, 'coute-moi. Cet horrible vœu s’est réalisé au-delà de tout c'qu'on imaginait, cet horrible vœu que t’as fait. Tout l’monde a beaucoup souffert. Et moi... moi, j’fais de mon mieux pour aider tout le monde sans t’abandonner.
— Tu sais pas... tu sais pas ce qui...
— Si j’sais. J’étais là, Lù, je t’ai vue. J’ai vu comment t’es devenue juste de la colère et de la douleur. J’t’ai vue devenir méchante comme si t’étais toute pourrie en d’dans, mais ça fait un siècle, Lù. Et cette colère, t’as plus l’droit d’la diriger sur les mauvaises personnes, sinon, ce s’rait comme si Taïriss avait eu raison. Lù... s’tu fais rien, tous ces gens mourront à cause de toi. Et moi aussi, j’renaîtrai quelque part, très loin et alors tu seras seule avec le mal que t’as dedans.
Le menton de Lù se met à trembler et des larmes lui montent aux cils avant qu’elle ne murmure :
— Je sais. Pardon. Je vais essayer.
Grenade intervient :
— Qu’est-ce que c’est, ces histoires ? Elle aussi, elle a fait un vœu ?
Son regard rencontre les prunelles jaunes d’Honorine, tandis que Gyfu murmure d’un ton sarcastique :
— On dirait que les non-dits n’ont jamais de fin avec vous deux.
— J’suis désolée de pas vous avoir dit la vérité, mais ça aurait changé trop d’choses et on avait pas l’temps pour que vous vous échauffiez la cervelle pour des crises d’éthique. Sans vouloir être brutale, nous en parlerons plus tard, y a vraiment des choses plus importantes maint'nant. Lù, tu vas vraiment nous aider ?
— Je vais essayer...
Gyfu articule d’une voix glaciale :
— Qu’est-ce que tu fais de ton comité d’éthique ?
Lù enfonce ses mains dans les poches de sa robe blanche et marmonne d’un air sombre :
— Je ne sais pas. La dernière fois que je les ai vus, je voyageais avec Eli. Ça doit faire presque 2000 ans maintenant. Si ça se trouve, ils se sont dissous... ou bien, ils ne me surveillent peut-être plus. En tout cas, ce sera mon problème à moi.
— On peut avoir confiance en toi ?
Lù lui fait un sourire désabusé.
— Qui sait ?
Honorine conclut :
— Il ne reste plus qu’à attendre le Chapelet.
Le regard de Lù se voile étrangement et elle murmure :
— Nous n’attendrons pas longtemps. Il revient toujours à moi et je le sens arriver.
203.
Du côté de la Ville Blanche, il fait jour, du côté du temple, il fait une nuit noire saupoudrée d’étoiles et Taïriss l’automate regarde le ciel. Il se rapproche de la bien-aimée et tout autour de lui, les perles ronronnent. Un long cri résonne au loin, un croassement d’oiseau qui glace Griffon de la tête aux plumes.
— Qu’est-ce que c’est ? interroge Andiberry. On aurait dit le cri d’un animal.
Griffon s’interpose entre le bruit et ses compagnons.
— Restez derrière moi, il faut que...
Sa bouche devient toute sèche et les pensées se bousculent dans son crâne.
— Bien, très bien. Engagez-vous sur le chemin de pierres et rejoignez le temple. Je vous confie le Chapelet, je vais le retenir.
— Il va te massacrer, dit Serpent.
— Non.
Griffon passe une main tremblante dans ses cheveux bleus :
— Il a dû sentir qu’il y a de l’effervescence du côté de son temple et ça ne lui plaît pas. Je vais devoir faire diversion, mais je n’ai pas le droit de mourir. Pas avant que Lù n’ouvre une faille, sinon vous vous réveillerez tous et le monde sera perdu.
Andiberry pose ses poings sur ses hanches :
— Pourquoi ne pas confier ça à l’un d’entre nous alors ?
— Il n’y a que moi qui puisse influencer Limbo suffisamment pour me confronter à lui et l’on va avoir besoin du plus grand nombre de personnes possible pour faire entendre raison à Lù. Allez ouste ! Filez, tous les quatre !
— Mais...
Une silhouette gigantesque commence à prendre consistance parmi les volutes immaculées qui parsèment la jetée.
— Courez ! aboie Georges.
Cette fois, les autres obéissent, Taïriss et Andiberry entraînant Loup qui montre un certain détachement. Il leur faut une poignée de secondes pour disparaître parmi les arbres.
Georges reste seul avec lui-même, le perroquet l’observe avec intérêt et ils se jaugent. Sa voix résonne dans le crâne de Georges :
— Je savais que ce jour arriverait, Georges. Toi aussi, tu sauras, plus tard.
— Ces paroles me sont hermétiques.
— Cet affrontement est prédéterminé. Nous l’attendons depuis très longtemps, et c’est le moment.
Pendant qu’il parle, la brume qui l’entoure se vêt de noir et les ombres s’allongent. Au contraire, autour de Georges, la lumière se fait plus vive et les façades éblouissantes.
— Est-ce un combat de la lumière contre les ténèbres ?
— Je suis un seigneur cauchemar. C’est un combat de la raison contre la pulsion.
Georges plante ses mains dans les poches de son peignoir rouge brodé de fleurs blanches :
— Je n’ai jamais rossé quelqu’un de ma vie. Comment fait-on ça ?
— Eh bien, c’est facile. Je vais essayer de te tuer. Je suis plus vieux et plus puissant que toi et tu ne pourras pas me vaincre en jouant sur le terrain de la brutalité. J’attends de voir de quoi tu es capable avec ton esprit.
— Réjouissant. Le premier tour est pour du beurre ?
— Tu parles trop, Georgie. Et tu n’es pas assez concentré. »
Le temps que celui-ci réagisse, il sent quatre griffes s’enfoncer dans sa joue et s’écarte juste avant que la créature ne la lui arrache. Il touche sa peau sanguinolente avant de se tourner vers l’ombre de femme qui l’a attaqué par-derrière, dont le visage taillé au couteau et le ventre rond lui donnent la nausée. D’un geste rageur, il dissipe la silhouette de sa mère qui se fond en volutes avant de se reconstituer aux côtés du perroquet, à la gauche de la forme brumeuse d’un homme.
— Pourquoi eux ?
— Tu l’as vu, non ? C’est ici, dans cette ville, que résident mes derniers souvenirs heureux.
— Ce ne sont que des fantômes ! Nos parents sont morts ! Plusieurs fois !
— NON !
Alors que les ombres d’Héquinox et de Cerf se précipitent sur lui, Georges bondit dans les airs, très haut, pour atterrir en haut d’un immeuble. Il a soudain terriblement conscience de tout ce qui l’entoure : la ville marbrée de blanc et de noir, la mer grise qui clapote, le dream bar La Politique des Anges et le port où le Machina attend depuis ce qui ressemble à la nuit des temps.
Tandis que les ersatz de ses parents s’élèvent ensemble pour le poursuivre, Georges devine très clairement ce qu’il doit faire et une grande douleur l’envahit tout entier. Il virevolte entre les filets de brume pour éviter les fantômes. Il sait quoi faire, mais le refuse ; il ne s’agit pas de se battre, le monstre lui a donné la solution de son plein gré : il s’agit de vaincre la pulsion par la raison.
Les nuages sombres se font plus denses ; alors qu’il défait une énième fois les formes changeantes de ses poursuivants, le Griffon jaillit du ciel, bondit sur lui et ils roulent ensemble sur le quai où marchent avec un calme étonnant des fantômes de rêveurs.
— Tu es trop lent ! Tu es trop mou ! Trop stupide et tu ne sauveras rien du tout ! rugit l’oiseau dans la tête de Georges alors que ses yeux sans âme sont penchés sur son visage.
— En es-tu certain ?
Georges se tourne vers la droite alors que les griffes labourent les pavés à sa gauche, avant de donner un coup de pied dans le ventre de la créature, ce qui l’éjecte à quelques mètres. Georges se relève et court jusqu’à la bitte d’amarrage du Machina.
Un grand cri résonne derrière lui quand les mains de Georges attrapent la corde pour essayer de défaire le nœud trop serré et un sentiment de désespoir le saisit alors que le Griffon commence à se relever.
Reste calme ! Tu es peut-être moins puissant, mais toi aussi tu es un Ver de rêve !
Les mains de Georges se contentent alors de toucher la surface rugueuse de la corde tandis que celle-ci file entre ses doigts comme un serpent qui fuit. Quand le bateau se détache, un grand cri résonne dans sa tête et il se retient de poser ses paumes sur ses oreilles pour concentrer tout son être sur Limbo. Appelé par ses soins, le vent se lève...
204.
Taïriss range sagement ses chaussures à côté des autres et quand il relève la tête, Radje l’observe. Le robot lui sourit doucement avant de suivre Berry à travers le temple jusqu’à la porte du cloître. Mais il n’entre pas, il attend, il observe.
Pour franchir les derniers mètres, Serpent a attrapé la main d’Isonima et il le mène là où se trouve sa mère.
— Non.
Loup s’arrête et Radje se tourne vers lui, une expression à la fois sereine et triste posée sur ses traits particuliers.
— Que se passe-t-il, Loup ?
— Qu'arrivera-t-il quand tu nous auras réunis, Taïriss, Lù et moi ?
— Tu le sais déjà. Je vais accéder au Ki et ce sera synchroniquement l’aboutissement et l’apothéose de mon existence.
Déjà, le corps de Serpent se gorge de cette espèce de sève orange qui fait la spécificité des sylphes et les doigts de Loup se crispent sur les siens :
— Tu n’as pas le droit, pas maintenant.
— Ça n’a rien de triste, tu sais. À l’inverse, c’est la chose la plus éblouissante qui soit. Les humains finissent leurs vies dans la vieillesse et la souffrance... Nous, nous nous vaporisons dans l’extase, au paroxysme du dessein de nos existences.
Comme Loup reste cloîtré dans un silence buté, Serpent insiste :
— Tu sais, je n’ai pas été un bon géniteur, car il n’y a qu’une seule responsabilité qu’un sylphe doit à sa descendance. Peut-être est-il temps que tu connaisses cette sorte de liesse, et alors j’espère que tu saisiras cette exultation et que tu m’absoudras.
Avec cette grâce particulière qui est une des particularités de son espèce, Radje penche ses lèvres près de l’oreille de Loup et il lui murmure ce qui sera son Ki, ce secret qu’il ne faut pas répéter et qui est la lumière qui montre le chemin.
Quelque chose monte en Loup et il se sent alors à la fois très jeune et très vieux, très ému et très maître de lui, et tout lui paraît simple et effrayant : c’est l’aube de quelque chose de nouveau. Il ouvre la bouche, mais les mots restent bloqués dans sa gorge.
— Je sais, souffle Serpent, son regard mauve voilé par ses cils blancs. C’est un présent qui n’a pas son semblable.
— C’est vrai, répond Loup, alors que ses yeux se bordent de larmes.
— Reste avec moi.
— Oui.
Alors ensemble, le parent et l’enfant dépassent Taïriss l’automate et entrent dans le cloître.
— Ah vous v’là ! Où est l’Chapelet ?
Les nouveaux venus l’ignorent et observent Lù, l’amante, la mère, celle qui est née plusieurs fois. Celle-ci lève vers eux son regard gris qui d’abord glisse sur Andiberry ; Lù se rapproche, mais le dépasse sans lui accorder plus qu’un coup d’œil indifférent.
Sans la moindre hésitation, elle marche vers Loup, son visage s’éclaire comme une étoile et elle le serre contre elle de toutes ses forces, les doigts agrippés à sa chemise blanche tachée de sang. Et sans vraiment comprendre ce qui leur arrive, il la serre aussi, cette maman qu’elle ne sera jamais. Elle le lâche et observe son visage contusionné avec une expression émerveillée.
— Tu es vivant ! Tu es revenu ! Est-ce que...
Une ombre se glisse sur les traits de Lù alors qu’elle murmure :
— Est-ce que Tony est vivant aussi ?
Isonima n’arrive pas à répondre, mais elle lit en lui et leur nouvelle étreinte est celle de ceux qui restent alors que les autres sont partis.
— Je ne sais même pas qui tu es... souffle Lù. Et toi ? Sais-tu qui je suis ?
— Oui, je le sais. Je suis venu te chercher pour que tu me sauves.
Andiberry enfonce ses mains dans ses poches :
— On a tous besoin que tu nous sauves.
Lù le dévisage avec un zeste de perplexité avant de demander :
— Est-ce qu’on se connaît ?
Cette réplique fait naître un sourire désabusé sur le visage de l’ingénieur.
— Pas vraiment.
Lù continue cependant à l’étudier, le sourcil froncé avant de tourner la tête plus brutalement :
— Où est mon Chapelet ? Il est très près, je le sens.
Son nez reste levé, comme si elle humait l’air jusqu’à ce qu’elle se retrouve face à la silhouette glissée dans l’ombre des arcades.
— Qui est là ? demande-t-elle.
Les perles au cou du robot se mettent à frémir, de plus en plus fort, et soudain, le fil qui les retient se brise de toutes parts. Les sphères tombent sur les dalles en carillonnant avant de rejoindre Lù dans un étrange tourbillon dont elle serait le maelström.
Les minuscules perles roulent le long des jambes, escaladent le ventre, puis se rangent sagement en rangs désordonnés autour du cou, comme si une ficelle toute neuve les liait, comme un collier normal. Aussitôt, la main de Lù vient se glisser entre les rangées du Chapelet, bien que son visage reste obstinément tourné vers la silhouette dissimulée dans l’ombre.
— Qui a amené l’Chapelet ? demande Honorine en fronçant les sourcils. Qui est là ?
C’est Radje qui réagit le premier :
— Eh bien ? Est-il possible que les robots soient pusillanimes ?
À ces mots, le visage d'Honorine se ferme et elle peste :
— Vous êtes qu’des imbéciles ! Lù ! Tu dois ouvrir la faille !
Gyfu lui jette un coup d’œil dédaigneux :
— Sans Griffon ?
— Oui ! Nous sommes dans une zone de Limbo crée d’après Sicq ! Vérone sera dans le monde le plus facile d’accès.
Mais Lù n’écoute pas, elle regarde Taïriss qui sort de l’obscurité, tout vêtu d’encre de Chine, et Radje murmure en tendant les mains vers l’androïde :
— Enfin ils se retrouvent ! Le père qui n’a jamais été enfant... la mère qui a été enfant plusieurs fois... l’enfant qui ne peut exister...
Son expression se revêt d’une sérénité extatique, et alors sa peau, qui avait pris cette couleur tendre d’abricot mûr, devient d’un orange électrique, mat, recouvrant tout : les os, les organes, les cheveux, les yeux et les dents. Son corps semble se ramollir et éclate soudainement comme une baudruche trop pleine qui les recouvre tous d’une étrange substance orange et visqueuse.
Grenade plaque ses mains contre sa bouche comme pour s’empêcher de vomir, mais c’est là que les plantes commencent à pousser. Là où ce qui reste de Radje a touché le sol, la terre est prise d’un frissonnement et se couvre de roses et de liserons. Les plantes s’enroulent autour des jambes, boivent ce qui est sur les corps, éclosent en feuilles et boutons aux plis des bras, moussent au creux des clavicules et frisent dans les chevelures. Et soudain la jeune fille se souvient d'une étrange explosion, vue dans les souvenirs de Tony, sur un quai de Gare. Le premier Radje avait-il suivi Taïriss et Isonima jusqu'à leur première réunion avec Lù ? Et ainsi, avait-il déjà résolu le mystère de son ki ?
— Vous voyez, les sylphes sont et seront toujours un véritable mystère, commente Andiberry.
— Je ne vois pas du tout, non, répond Gyfu.
— Fermez-la ! aboie Honorine.
Ses yeux restent fermement ancrés sur Lù, tandis que ceux de la Changemonde, eux, n’ont de regard que pour Taïriss, l’amoureux et le traître, deux faces cruelles pour une même pièce. Il est tout près à présent et ils s’affrontent, tout recouverts de feuilles et de fleurs.
Les mains de Taïriss se lèvent et ses doigts bagués de liserons se glissent dans les cheveux châtains, parmi les campanules, les coquelicots et les volubilis. Elle le regarde et sur son visage se déroule un combat entre la colère, la tristesse et l’amour. Il lui fait un sourire triste et doux, le même que quand il reprisait ses chaussettes avec son tablier à carreaux, il y a des milliers d’années.
— Je crois que nous nous reverrons, Mademoiselle, c’est une danse sans fin : la valse des monstres.
Alors il lui brise la nuque d’un petit coup sec, avec ses mains de jouvenceau de métal et c’est si doux, si silencieux, que personne ne crie ni ne panique. Elle tombe comme la nuit, son corps s’étale dans l’herbe comme une fleur blanche plus grosse que les autres, le visage grave et étonné. Grenade se précipite, tâte le cou tordu, cherche un pouls, mais il faut se résoudre à la réalité, alors elle relève la tête :
— Elle est morte.
C’est Andiberry qui ouvre la bouche le premier puis la referme, sa respiration accélère et il crie :
— OH PAR JUNIPER ! Nous allons mourir !!
Grenade et Honorine se précipitent pour arrêter Taïriss, mais celui-ci se débarrasse d’elles sans mal avant de reculer et Gyfu penche la tête sur le côté, interdite, pendant qu’elle regarde le cadavre :
— Tout est fini, tous ces efforts. Juste... juste comme ça.
— Il reste encore Carpe et Georges qui pourraient avoir un enfant... murmure Grenade.
L’argument paraît maigre. Loup s’agenouille en silence et pose la tête de Lù sur ses genoux. Honorine se tourne violemment vers Andiberry :
— P'tain ! Qu’est-ce que j’avais dit sur l’fait qu’personne m’écoute ! Pourquoi vous l’avez emmené ?
— C’était lui qui avait le Chapelet ! On aurait fait quoi s’il n’avait pas voulu nous le rendre ? Cette boîte de conserve peut tous nous tuer à mains nues, il vient de le prouver.
Grenade se tourne vers le robot qui observe le cadavre d’un air triste :
— Mais enfin, pourquoi ?!
Il secoue la tête :
— Ça ne vous regarde pas, c’est entre elle et moi.
— Ça va tous nous tuer !
— Vous seriez morts de toute façon. Le comité d’éthique ne laissera jamais un si grand nombre de molécules quitter leur monde d’origine.
Honorine croise les bras :
— Le comité d’éthique n’existe très certainement plus, Doc. Un rassemblement de Piliers qui faisait sa loi, il y a plus de 2000 ans ! Tout le monde sait que les Piliers ne durent jamais longtemps ensemble.
— Je ne suis pas de cet avis. À l’époque, la rumeur de leur existence avait traversé suffisamment d’univers pour qu'Eli et Lù se mettent en tête de les retrouver. Ce sont les Piliers les moins désordonnés dont j’ai entendu parler.
Pendant qu’il répond, Grenade s’accroupit près du corps de Lù, immobile dans son lit de fleurs. Loup ne dit rien, il regarde cette mère qui ressemble à une jeune fille et qui lui échappe, une fois de plus. Comme Radje. Comme Tony.
Gyfu observe Grenade fouiller dans sa besace.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— La fin de l’histoire... répond-elle avant de poser le Rebrousseur sur son visage pour plonger dans le vide immense des pupilles de Lù.