Interlude 3 - Partie 3

Partie 3 : La fille qui voulait être trouvée

 

193.

 

— Aaaah zut !

Pendant qu’il fouillait sous le bureau, une nouvelle ligne s’inscrivit sur la messagerie de l’ordinateur :

Nimrod dit : Tu es toujours connecté, Georges ?

L’intéressé s’extirpa de l’espace exigu, un sourire mauvais plaqué sur le visage, et les mains serrées sur un énorme ver noirâtre et suintant qui se contorsionnait en poussant de petits couinements stridents. Alors que l'homme claquait des doigts, la créature se volatilisa dans l’air et il se réinstalla au clavier :

Georges dit : Oui, oui, ton ami Ibis m’a encore envoyé un de ses petits cauchemars pour m’espionner, mais je commence à avoir l’habitude.

Nimrod dit : Tu l’as supprimé ?

Georges dit : Non, je l’ai planqué dans le temple, je les enferme dans les catacombes. On ne se débarrasse pas si facilement d’un cauchemar.

Nimrod dit : Ça ne donne pas envie d’y faire un tour.

Georges préparait sa réponse, mais Nimrod fut plus rapide :

Nimrod dit : Tu te souviens que je voulais te présenter quelqu’un ?

Georges dit : Qui ça ?

Nimrod dit : Tu n’as plus aucune mémoire depuis que tu as passé ton deux millième anniversaire. Elle va se connecter bientôt, je lui ai donné RDV.

Georges dit : Tant que ça ? Je suis si vieux, c’est terrible. Je me sens plutôt frais pourtant. C’est qui cette immortelle ?

Nimrod dit : Une Changemonde, on s’est rencontrées dans la réalité, il y a longtemps. En fait, je peux même dire qu’elle m’a sortie d’un fameux pétrin, car ça faisait un moment que je voulais changer d’univers. En tout cas, familièrement parlant, je lui en dois une et il se trouve que cette chère âme m’a demandé si je ne connaissais pas un Ver de rêves : j’ai tout de suite pensé à toi.

Ennuyé, Georges se gratta les avant-bras ; bientôt les longues manches de son kimono ne suffiraient plus à dissimuler les plumes qui poussaient sur ses bras. Il posa ses doigts sur le clavier, mais à nouveau, fut devancé :

Louche-K vient de se connecter.

Louche-K dit : Salut !

Nimrod dit : Ça tombe bien, on parlait justement de toi.

Georges dit : Hello.

Louche-K dit : Vous disiez des compliments, j’espère. Nimou, tu disais sans doute à Georges à quel point je suis somptueuse.

Nimrod dit : On en était pas encore là, mais Georges peut d’ores et déjà voir à quel point tu es pénible.

Louche-K dit : Je ne suis que tristesse :'(

Georges dit : Oh, on a le même genre d’expression <3. Ça va, on peut être des copains.

Nimrod dit : … Le désespoir me saisit.

Louche-K dit : Où ça ?

Georges dit : Dans l’oreille.

Louche-K dit : Ou sous l’aisselle ?

Nimrod dit : Je vous laisse. Faites bien connaissance, bande de Piliers attardés.

Louche-K dit : Oh !

Nimrod est maintenant déconnectée.

Georges dit : T’es vraiment pas sympa !

Georges dit : En plus, elle s’est déconnectée avant que j’aie pu répondre !

Louche-K dit : Haha, tant pis ! Bon, revenons à nos Piliers :D Je me présente un peu mieux : je m’appelle Lùshka, Lù plus généralement et mon hobby c’est de squatter différents mondes en volant dans les caisses ici et là, en compagnie de mes potes et de mon amoureux robot <3

Georges dit : Ouais ça craint pas mal, quoi. Moi, je vis dans Limbo avec mes sœurs depuis 2000 ans et j’y passe ma vie à errer dans les rêves des autres et à me battre contre un autre Ver de rêves sans qu’aucun d’entre nous ne prenne le pas sur l’autre. Le détail croustillant : je séquestre mon ex-copine folle dans un bateau pour ne pas qu’elle se perde dans l’infinité du monde onirique.

Louche-K dit : Wow, c’est terrible. Quelquefois, je me dis, la vie de Pilier... ce n’est pas aussi bien que ça y paraît...

Georges dit : Je me demande ce que dirait Nimrod...

Louche-K dit : « Je suis une limace géante qui a perdu sa colonie depuis un bail et qui erre dans le désordre du cosmos en noyant sa dépression dans un verre de bienveillance ? »

 

194.

 

« Trouve-moi là où la terre est encerclée »

C’était facile : la terre est plutôt encerclée par la mer, donc il s’agissait d’une île. Des milliers de taches brunes sur un fond bleu apparurent sous les paupières closes de Georges. Une île c’était bien beau, mais il y en avait une infinité dans une infinité de mondes.

« Trouve-moi là où la terre, l’eau et l’air se fondent dans la lumière. »

Il mit un peu plus de temps à saisir celui-là, mais à force de les faire défiler devant ses yeux, il finit par trouver ce qu’il cherchait et s’y matérialisa : un bout de monde éclairé par vingt-trois soleils, si lumineux que tout ne semblait que lumière. En plissant les yeux, on apercevait un archipel de rochers crayeux s’échapper hors de l’eau (mais était-ce seulement de l’eau ?)

« Trouve-moi sur le crâne d’une baleine imposante. »

Qu’est-ce que c’était que cette baleine ? Il était sûr qu’il s’agissait d’une île. Un rocher en forme de baleine alors ? Il nagea en plein ciel, survolant les cailloux qui se confondaient avec l’immense étendue liquide, à la recherche d’un énorme cétacé figé.

Il finit par le trouver, au moment où cette chasse au trésor se mettait à lui taper sur les nerfs : une grosse bosse émergeait de l’eau, accompagnée d’un autre îlot qui ressemblait à s’y méprendre à une queue. Il plana en douceur jusqu’au rocher principal et se posa sur la plage de galets qui se faisait lécher par de minuscules vaguelettes.

« Trouve-moi là où les geysers naissent. »

Là où les geysers naissent ? Euh... sur les territoires volcaniques ?

Mais non, non, non. Il savait très bien où les geysers pouvaient naître quand on se trouvait sur une baleine. S’armant de courage, il se mit à escalader le rocher, même si bien sûr, il aurait pu s’y téléporter, mais alors où aurait été le plaisir de l’aventure ? Quand il sentit la sueur couler le long de son dos, Georges se dit que finalement, c’était une mauvaise idée. Qu’est-ce que ça réverbérait le soleil, tous ces foutus cailloux ! Mais il était enfin arrivé en haut de cette île pelée et il n’y avait personne.

Perplexe, il observa autour de lui. Il n’y avait pas de végétation, à peine quelques blocs granitiques perdus, pas de geyser, ni quoi que ce fût d’autre. Avait-il fait une erreur quelque part ? Non, la coïncidence était trop forte.

Il erra dans les environs avant de s’agenouiller ; il y avait des traces de pas à certains endroits : des empreintes de pieds nus à six orteils. Peut-être que Lù n’était pas humaine après tout, mais peu importe, il y avait bien une activité dans le coin. Il continua ses investigations jusqu’à trouver un mince cratère entre deux rochers et juste l’espace pour s’y glisser.

« Ah, voilà l’origine du geyser : l’intérieur de la baleine », songea Georges. Il dut se contorsionner pour rentrer ; comme il faisait très sombre en bas, il tendit la main et une lanterne s’y matérialisa.

Il aperçut tout de suite un sac à dos abandonné, des chaussettes et des sous-vêtements qui séchaient sur un fil tendu entre deux stalagmites et un tas de boîtes de conserve. Le boyau s’élargissait et en avançant, sa lumière dévoila deux silhouettes enroulées dans un sac de couchage. Il s’approcha pour les détailler : la fille, beaucoup plus jeune que ce à quoi il s’attendait, devait être Lù. Il avait beau regretter d’avoir été bloqué au-delà de sa trentaine, il n’aurait pas échangé ses quarante-six ans contre une quinzaine d’années.

La fille n'était pas ronde, mais ses épaules un peu carrées et sa poitrine lourde ne rendaient pas hommage à sa silhouette. Elle dormait paisiblement, son carré court de cheveux bruns étalé sur le torse de son compagnon. Son visage était beau, mais sans commune mesure avec la perfection des traits de son amant. Georges approcha sa lanterne et son cœur se serra doucement face à la tendresse des joues, l’élégance du nez, la plénitude des lèvres, la longueur merveilleuse des cils qui projetaient leurs ombres et leurs séductions sur la peau. Son corps était admirablement proportionné, pas très grand peut-être, mais à la fois mince et musclé.

Le Ver de Rêve toucha avec amertume son trop long nez avant de froncer les sourcils : il connaissait ce garçon et cette chevelure rose.

« Bonjour jeune maître ! »

Georges ferma les yeux et éparpilla ses souvenirs. Il avait trouvé la rêveuse maintenant, alors il effleura Lù du bout des doigts et celle-ci se vêtit de couleurs. Elle ouvrit les yeux si brutalement qu'il sursauta. Les iris étaient d’un gris pâle et mat, plus sombre que ceux de ses sœurs, des iris comme ceux de sa mère. Ça commençait à faire beaucoup trop de hasards.

Elle roula sur le dos.

— Trouvée ! dit-elle avant de se redresser à demi.

Georges glissa ses mains dans ses poches :

— C’était facile.

Avant de se lever, Lù remit une mèche de cheveux derrière les oreilles de son amant endormi. Le regard qu’elle posa sur lui était si plein d’amour et de tendresse qu’à nouveau le cœur de Georges se serra. Elle lui jeta un coup d’œil :

— Peut-être que je voulais être trouvée.

 

195.

 

Un petit peu en retrait, il l’observait et à l’évidence, Lù était perturbée : les sourcils froncés, elle longeait le quai immaculé bordé de jardinières fleuries.

— Quelque chose ne va pas ?

— Je crois que je connais ce lieu, j’ai dû venir ici, il y a très longtemps. Enfin, pas vraiment ici. Quel est le nom de la ville qui t’a inspiré cet endroit ?

— Nassau.

— Je suis peut-être déjà venue ici avec un de mes pères.

Puis elle eut un léger rire :

— Je ne suis pas sûre. Je me souviens de cet endroit, mais le reste est flou.

— Et le robot ?

Lù se tourna vers lui avec surprise :

— Taï ? Tu t’es rendu compte qu'il n'était pas vivant ? Il fait bien illusion d’habitude.

— Tu m’avais dit que ton petit ami était un robot, mais je ne pensais pas que je le reconnaîtrais.

Lù le fixait avec perplexité alors il poursuivit :

— C’est ma mère qui l’a créé, et tu as ses yeux — ceux de ma mère, pas les yeux du robot. Pour ma part, je ne crois pas aux coïncidences. Nimrod est un Pilier très social, ce qui est rare ; il y a un lien entre nous et elle le savait.

Lù resta silencieuse avant de répondre :

— C’est très peu probable. Les Piliers sont incroyablement rares et nous proviendrions de la même lignée ?

— Essayons de le savoir.

Il lui prit la main et d’une légère impulsion des pieds, ils s’élevèrent dans les strates de Limbo pour atterrir dans les échafaudages d’une ville en construction avant que le Ver de Rêve ne se tournât vers la Changemonde.

— Tu connais cet endroit ?

— Pas du tout.

— C’est Vérone, la ville où je suis né. La ville de ma mère et de son regard de métal, la ville de mon père, dont tu possèdes le pouvoir. Maintenant que j’y pense, il y a toujours eu deux types de Piliers dans mon lignage.

Lù ne répondit pas et ils bondirent sans effort d’un immeuble à l’autre jusqu’à atteindre la fin des constructions : là où les échafaudages fondaient pour laisser la place à quelques maisons de banlieue, puis à un large entrepôt bordé d’une immense orangeraie.

— Entrons.

Ils se glissèrent jusqu’au sol et Georges remarqua à quel point sa compagne était peu impressionnable. Elle l’avait suivi dans ses tours de passe-passe avec de multiples exclamations de joie, mais aucune véritable surprise. Ils poussèrent la porte de la fabrique de robots et, en silence, fixèrent l’androïde monochrome qui frottait le plan de travail. Lù lui tourna autour à pas lents.

Avant qu’elle eût pu donner un avis, une nouvelle ombre apparut sur le seuil : un petit garçon aux cheveux bleus et au regard inquiet.

— Bonjour.

— Bonjour jeune maître.

— Woah, tu es tout seul ! Maman t’a terminé ?

— Presque, je dois encore apprendre à rire. »

Les deux Piliers observèrent l’échange avant que l’enfant ne disparût vers le jardin.

— Alors ? demanda Georges.

— Alors elle ne lui a jamais appris à rire.

— Je pense malheureusement que par la suite, d’autres obligations ont dû la dépasser, mon père est mort ce jour-là.

Tandis qu’ils parlaient, ils quittèrent l’entrepôt pour entrer dans le jardin et Georges vit une émotion violente monter sur le visage de Lù en même temps que ses mains. Elle ne pleura pas, mais ses yeux étaient humides.

— Ce jardin, ce jardin...

C’est tout ce qu’elle dit. Les orangers étaient en fleurs et la jeune fille marcha entre les arbres un moment avant de demander :

— Où est le cimetière ?

— Il n’y en a pas.

Elle fit une tête étrange.

— Bizarre, il a dû arriver après. Je crois que je suis née dans cet endroit. C’est très flou. Je ne me souviens pas de mes parents, mais je suis revenue ici souvent. C’était nos quartiers, ça commence à faire longtemps.

— Pourquoi avoir arrêté de venir ?

Elle eut un sourire amer :

— Une année, des bombes ont tout détruit, j’ignore même pourquoi.

— Le temps et les hommes n’ont jamais fait très bon ménage.

— Je suppose, mais ici, tout peut rester pareil, n’est-ce pas ?

— C’est exact.

Sur la balancelle, l’ombre d’Héquinox dormait ; le reflet d’un passé disparu depuis plus de deux mille ans. Lù s’agenouilla à côté d’elle et l’observa avec curiosité avant de soulever les mèches de cheveux qui retombaient sur le front et recouvraient un tatouage en forme d’œil. Les sourcils sombres de Lù se froncèrent imperceptiblement :

— Parle-moi d’elle.

196.

 

— Alors tu le savais ?

— J’avais des doutes. Je vous connais tous les deux depuis longtemps, Cerf a disparu une grosse centaine d’années avant que je n’entende parler de Lù et il y a le Chapelet. Peu de chance que deux Piliers se retrouvent avec le même accessoire.

Nimrod porta la tasse à ses lèvres, en sirota une gorgée avant d’éloigner la porcelaine de sa bouche avec perplexité :

— Qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas de la glace.

Lù riait sous cape dans son uniforme de serveuse tandis que les quatre yeux de Nimrod louchaient sur la texture argentée et crémeuse qui tournait en spirale dans son récipient.

— Du rêve, ne t’inquiète pas, ça ne peut pas te faire du mal.

— Très bien, vous ne tenez pas vraiment un bar à glaces ? Alors ?

— C’est un bar à rêves.

La grune observa autour d’elle : la terrasse du café se situait sur le port de la Ville Blanche et en tendant le cou, elle pouvait apercevoir le Machina et peut-être même l’ombre de Dïri. La Politique des Anges ne détonnait pas dans le reste de la ville avec son store marqué de grosses rayures grises et blanches, ses buissons de roses et ses banquettes rétro. Nimrod vit passer un Tony sifflotant monté sur des patins à roulettes, en train d’amener une boisson douteuse à une table où attendait un homme aux cheveux verts qui discutait avec une fille grassouillette, également montée sur roulettes. Lù était la seule serveuse à en être dépourvue ; même Isonima, qui essuyait des verres derrière le comptoir, semblait glisser à droite puis à gauche comme sur une patinoire.

— Pourquoi n’as-tu pas de rollers, comme les autres ? interrogea-t-elle. Je croyais que tu savais tout faire.

Lù gloussa :

— À vrai dire, moi aussi. Pour être franche, je m’y refuse pour une raison tout à fait stupide : Eli était très bonne avec des patins alors que c’était moins évident pour moi. Toutes ces années écoulées et je suis toujours vexée.

Tout à coup, Georges apparut dans l’air accompagné d’un individu que ni Lù, ni Nimrod ne connaissaient et la grune l’observa pensivement :

— En tout cas, c’est une riche idée ce café, c’est agréable de se retrouver ici plutôt que sur le minitel.

— C’est vrai, mais ça restera ponctuel parce que c’est fatigant pour Georges, mais on s’amuse bien !

Elle avait les yeux qui brillaient.

— Georges, prends un peu de temps pour toi ! Sean voulait papoter !

Nimrod observa l’homme aux cheveux verts avec intérêt.

— C’est ce Pilier qui manipule la météo ?

— Oui, n’hésite pas à lui parler, il est très sympa. Je sais que tu es du genre à agrandir ton réseau.

La femme-limace but une nouvelle lampée du breuvage qui lui avait été servi et sourit dans le vague :

— C’est ce que tu penses de moi ?

— Tu es gentille avec tout le monde, mais n’es intime avec personne. Tu n’hésites pas à rendre service pour qu’on te soit reconnaissant et tu sers toujours tes intérêts, mais sans jamais desservir les autres.

Avant que Nimrod eût pu répondre, Lù se pencha en avant :

— Avec le pouvoir de Georges et le mien, nous pouvons aller dans n’importe quel monde. Je peux te retrouver dans la réalité et nous pouvons nous rendre jusqu’à l’univers de Mock où se trouve Dïri. C’est pour lui que tu nous as fait nous rencontrer, n’est-ce pas ? Je peux t’aider à aller lui casser la gueule, s’il t’a fait du mal.

Nimrod rit :

— Il n’y a pas que la vengeance dans la vie, Lù.

— Alors, pourquoi avoir fait tout ça ? Tu ne veux pas le retrouver ?

— Je ne suis pas encore sûre, c’est une question de fierté. Jusqu’ici, que je veuille le retrouver ou non ne changeait rien, car je ne le pouvais pas. Maintenant, si vous m’aidez, je le pourrai peut-être et je n’ai pas encore décidé ce que je ferai de ça. Est-ce que tu m’écoutes ?

Lors de ses dernières phrases, le regard de Lù avait quitté le sien pour observer Georges qui se grattait distraitement le bras.

— Excuse-moi, je m’inquiète pour lui. Il se gratte beaucoup quand il en fait trop, j’ignore pourquoi, mais j’ai entendu ce que tu m’as dit : tu n’as pas encore décidé.

— Limbo est un univers déroutant, mais même lui a ses règles. Ce grattement ne me dit rien qui vaille, pas plus que l’apparition de celui-là.

— Hein ?

Lù se retourna pour regarder dans la direction que lui indiquait Nimrod. Un passant se promenait sur la jetée, semblable aux autres ombres, que ce soient des rêveurs ou des créatures de Limbo, mais il tenait servilement dans ses mains une espèce de boule noire luisante.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Lù.

Nimrod se redressa :

— C’est un rêveur avec son cauchemar. Il devrait l’emmener à Ibis, c’est lui le seigneur cauchemar le plus proche. Je me demande ce qu’il fait là.

— Est-ce que Georges peut s’en occuper ?

— Je ne sais pas, on ne peut pas laisser les cauchemars en liberté, ça dévore Limbo. Il faut qu’il l’enferme avec ceux qu’Ibis lui a envoyés, mais ce n’est pas pareil. Ce rêveur reconnaît Georges comme son seigneur et c’est un nouvel affront entre eux.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Rien, si ce n’est éviter de se retrouver coincé dans un conflit qui nous dépasse.

Lù eut l’impression que Nimrod lui conseillait de se mêler de ses affaires et n’ajouta rien.

 

197.

 

Quand Georges se releva, son crâne racla le plafond de sable et une pluie de grains tomba sur la tête de Lù et Tony.

— Hé, fais gaffe !

— Pardon, je suis trop grand.

— On fait quoi si ça s’écroule ?

Ils se lancèrent des regards terrifiés avant de se précipiter en courant vers la sortie pour s’écraser sur la plage de façon plus ou moins pathétique, et alors qu’ils roulaient sur le dos, le visage d’Honorine s’interposa entre eux et le soleil :

— Qu’est-c’que vous faites, bandes de débiles congénitaux ?

Lù et Georges se mirent sur les genoux et glapirent ensemble :

— On a fait un ÉNORME château de sable !

— Oui, j’vois bien, répondit Honorine en louchant sur le gigantesque amas tordu qui montait suffisamment haut pour que trois personnes pussent y rentrer. Et vous n’auriez pas pu faire ça en maillot au lieu d’garder vos uniformes ? Regardez Taïriss !

Ils se tournèrent vers Taïriss qui arrivait, serviette sur l’épaule, et se mirent tous à rire de bon cœur, Honorine comprise. L’androïde, totalement monochrome, portait un maillot de bain particulièrement désuet. Contrairement à Lù, Tony et Honorine, que Georges pouvait attirer dans Limbo quand ils dormaient, le robot ne rêvait pas et le Ver de rêve ne pouvait l'emporter dans Limbo sans toucher son enveloppe physique. Cette image n'était qu'un postiche créé par Georges qui sourit :

— Qu’est-ce qui vous fait glousser comme des pintades ?

Lù riait trop pour répondre, alors Tony se redressa :

— C’est son costume de bain, mec ! On en a plus vu comme ça depuis une cinquantaine de mondes !

Isonima arriva derrière Taïriss :

— Fais attention, si tu rajoutes son vieux tablier, peut-être que Lù arrêtera à tout jamais d’être sa copine !

— Bon, vous arrêtez de vous moquer de lui. Vous êtes jaloux de cette perfection, c'est tout !

Soudain, un long cri déchira l’air et ils levèrent tous les yeux sur le grand Ibis rouge qui parcourait le ciel.

— Il n’est jamais venu aussi près, murmura Lù.

— Il n’y a jamais eu autant de gens qui m’apportent leurs cauchemars non plus, ajouta Georges.

Les trois derniers siècles avaient vu affluer les fidèles et Georges avait scrupuleusement enfermé leurs tribus dans la crypte qui se trouvait sous l’ancien temple de Juniper.

— Est-ce que tu dois y aller ?

— Non, pas tout de suite, je préfère éviter l’affrontement si c’est possible. S’il s’approche de la maison et des filles, j’irai.

Lù secoua la tête :

— Tu devrais y aller tout de suite. S’il pense que tu as peur, il va prendre confiance.

— Peut-être.

Tout le monde semblait songeur, alors Georges peignit son habituel air réjoui sur ses traits et s’écria pour alléger l’atmosphère :

— Et si on prenait des photos ?

 

198.

 

Le store métallique était baissé sur la devanture et Lù entendait le bruit des pèlerins qui marchaient dehors, comme tous les jours à présent. Quand elle se tourna vers Georges, celui-ci avait l’air déprimé.

— Ça ne va pas ?

— Si, si...

Il avait frotté ses bras toute la journée. Avec douceur, elle s’approcha de lui et lui prit les mains.

— Je peux ?

Il haussa les épaules et elle remonta les manches de son kimono pour observer ses avant-bras : c’était un véritable plumage à présent. Lù écarquilla les yeux avant de les toucher du bout des doigts.

— Georges, qu’est-ce que...

— C’est la bête en moi. Nimrod m’avait prévenu pourtant : les Vers de rêve doivent utiliser leur pouvoir de façon raisonnable, mais j’ai un peu abusé ces dernières années. Et avec Ibis, ça ne s’arrangera pas.

Elle eut l’air peinée, le serra dans ses bras, avant de lui embrasser la joue et murmura :

— Georgie, il faut que je te demande un dernier service.

— Alors tu t’es décidée ? Je me demandais quand tu sauterais le pas.

— Hein ?

— Tu veux que je retrouve le monde de Mock, non ? C’est fait. Depuis au moins deux cents ans, je suis prêt et c’est quand tu veux.

Lù avait l’air stupéfaite et souffla, mécontente :

— Je ne pensais pas être si prévisible.

— Je ne sais pas. Je n’arrive toujours pas à deviner si tu souhaites rejoindre cette planète pour apprendre à rire à Taïriss ou pour détruire Mock.

— Je crois...

Lù se rappela distinctement le visage de Nimrod quand elle répondit :

— Je ne sais pas. L’amour et la colère sont présents à parts égales en moi et j’ai hésité pendant longtemps. Tout ce que j’ai.... Tout ce que nous avons ici... Et si me lancer dans cette quête changeait tout ? Et si j’allais tout briser ?

Georges lui lança un regard très doux.

— Il faut vivre dans la réalité quand on le peut, Lù. Même si dans le présent, il n’existe plus ni Nassau ni Vérone. Il faut oublier, avancer et guérir des casseroles que l’on traîne depuis si longtemps.

— Et toi ?

— Pour moi aussi, le temps passe malgré tout. Il y a cinq cents ans, je n’avais pas d’amis et il y a deux mille ans, je n’avais pas d’ennemis. Mon temps passe juste un peu plus lentement.

Pour toute réponse, elle émit un rire douloureux en s’appuyant contre l’une des banquettes et il lui tendit le bras :

— Est-ce que nous y allons ?

Quand elle accrocha sa main sur le pli de son coude, le paysage se métamorphosa et soudain ils se retrouvèrent dans le noir de l’espace, sur le sol cabossé d’une planète grisâtre, à plusieurs dizaines de kilomètres de ce qui ressemblait à une ville.

Lù observa ce qui les entourait.

— Cet endroit ne me dit rien.

— C’est parce que nous ne sommes pas sur la bonne planète. Celle de Mock est protégée : c’est le domaine d’un autre Ver de rêves et malgré toute notre amitié, je ne vais pas m’amuser à défier deux de mes semblables en même temps. Mais cette dimension est peuplée de vaisseaux spatiaux capables de t’escorter jusqu’à la planète de Mock.

— C’est-à-dire ?

— Oh, il est en guerre depuis des décennies avec une espèce plutôt belliqueuse qui possède la moitié de la galaxie.

— Ah bah bravo.

— Voilà, cette planète leur appartient.

— Reste à savoir comment créer une faille entre ici et la réalité.

— Essaie déjà d’ouvrir une porte entre ici et là-bas.

— Ça au moins, ça paraît facile.

Quand elle incisa un portail, la texture du monde avait l’air plus fine que d’habitude.

— Tu viens avec moi, Georges ?

— Je ne peux pas. Je n'existe pas en dehors de Limbo, on se voit bientôt...

Lù se glissa sur le sol de la planète, emplit ses poumons de l’oxygène qui se trouvait là et quand elle passa la faille dans l’autre sens, Limbo avait disparu. Elle était de retour dans sa chambre, au QG et Taïriss se rechargeait doucement, endormi dans leur lit.

 

199.

 

— C’est la fin, Griffon...

Assise derrière la table du Machina, Grenade le contemplait de ses prunelles vides ; seules sa bouche, ses veines et la sclère de ses yeux avaient conservé un semblant de couleur quand Nimrod l’avait bloquée dans le temps. Elle était plutôt calme aujourd’hui.

Elle l’appelait Griffon quand elle était ailleurs, mais parfois, dans un éclair de lucidité, il redevenait Georges, et Grenade se montrait alors plus difficile à maîtriser. Il ressentait toujours à la fois de la tristesse et du soulagement à la savoir là. À l’abri de l’Ibis, du gouffre de Limbo, de la mort et également de lui-même.

Parfois, elle réclamait ses masques, mais il ne pouvait se permettre de les lui rendre, de peur qu’elle ne se fasse du mal.

— Je crois que tout arrive à terme, Griffon, murmura Grenade d’un ton monocorde.

Il lui arrivait souvent de répéter des phrases incohérentes comme celle-là et Georges sentit que c’était le moment de s’éclipser : il n’en tirerait rien de plus aujourd’hui.

 

200.

 

Il était justement en train de penser à Lù et Honorine quand elles apparurent sur le seuil de la Politique des Anges. Ça n’avait rien d’un hasard : s’il n’avait pas songé à elles de cette façon, elles n’auraient pas pu rejoindre Limbo en tant que voyageuses. Plus ils étaient proches et plus c’était facile pour lui. Quand il vit le visage livide de Lù, il lâcha son balai et interpella ses sœurs, venues lui donner un coup de main.

— D'accord, c’est suffisant pour aujourd’hui ! Tout le monde rentre à la maison pendant que je m’occupe de nos invitées !

Les dix clones s’exécutèrent en ronchonnant et Georges aida Honorine à asseoir Lù sur une banquette pour lui servir une tasse de liqueur de rêve. Elle se laissa faire mollement quand Georges lui prit les mains :

— Lù... La mission a été un échec ?

— Tony est mort.

Georges resta sans voix. Lù sans Tony, c’était comme le Mangoin sans ses lunes, la nuit sans les étoiles... Alors que Lù était silencieuse, Honorine ajouta :

— Il y a plus grave...

Elle lui expliqua le dilemme de l’Apoptose, mais avant qu’elle eût terminé, Georges secoua la tête en signe d’incompréhension :

— Cette histoire d’Apoptose me paraît irréelle : je suis le grand-oncle de Lù  ! Je suis le dernier de la lignée, pourquoi ne pourrais-je pas lui permettre de se réincarner si elle meurt ?

Honorine fronça les sourcils et secoua la tête :

— J'suis désolée, mais j'le ressens pas du tout, le seul lien qui retient l’Apoptose est la vie de Lù. Il peut y avoir plusieurs explications : par exemple, même en étant de la même famille, t’es peut-être pas porteur du bon gène; de plus, Limbo te transforme dans une certaine mesure et il est difficile de savoir si tu restes fertile.

— Que se passerait-il si l'Apoptose se déclenchait ici ? Dans Limbo ?

— J'en ai aucune idée... J'peux pas inventer des réponses. Peut-être qu'on reviendrait au monde précédent, peut-être que ça affecterait tout Limbo, mais ça paraît trop énorme...

Griffon ouvrit des yeux immenses ; c’est à cet instant qu’Ibis fondit du ciel pour l’arracher de sa chaise et l’emporter avec lui. Il poussa d’abord un cri de souffrance quand les serres de l'oiseau s’enfoncèrent douloureusement dans ses épaules, puis il se ressaisit et prit son élan, projetant ses jambes en avant pour frapper son poitrail. L’animal protesta d’un cri et l’une de ses pattes le lâcha.

De la main qui était à présent libre, Georges attrapa la patte et la tordit jusqu’à entendre le son de l’os qui se brise. Ibis poussa une longue plainte de douleur et de colère, alors exécutant un cercle puis un piqué, il passa en rase-mottes au-dessus d’un immeuble et Griffon crut mourir quand il sentit ses jambes racler le sol dans un bruit horrible d’os fracassés. Il hurla.

Cette fois, c’est fini, il va me tuer !

L’oiseau s’éleva à nouveau dans les airs pour faire une nouvelle boucle et revenir planer au-dessus de l’immeuble. Griffon voulut fermer les yeux, mais une petite tache de couleur retint son attention : Lù venait d’apparaître sur le toit, tenant à la main le tisonnier qu’ils utilisaient pour le poêle les jours où Griffon décidait que c’était l’hiver.

Il la vit s’appuyer sur ses jambes, tendre la tige de métal.

Trop lourd...

Mais Lù attendit la dernière seconde : au moment précis où Ibis commençait à raser le sol, elle détendit son bras et le tisonnier fila comme une lance, traversant de part en part la tête de l’oiseau dans une explosion de plumes.

Georges s’écrasa sur le toit dans une pluie de confettis rouges et perdit connaissance.

 

201.

 

Il se réveilla dans sa chambre où 2 et 5 le veillaient alors que Lù et Honorine observaient, le regard sombre et le dos collé au mur. Il se sentait répugnant, collant et avait du mal à sentir ses jambes.

— Ne bouge pas, murmura 2. Tu es dans un sale état, mais tu vas t’en remettre, tes membres cicatrisent déjà. Limbo a besoin de toi plus que jamais.

Il marmonna d’une voix pâteuse :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Les autres s’entre-regardèrent, mais personne ne répondit et il devina tout seul, car il sentait les centaines de rêveurs qui se réunissaient autour du temple et montaient l’escalier en silence pour déposer leurs cauchemars à leur nouveau seigneur. Il ferma les yeux doucement et entendit, malgré lui, ce que Lù murmurait à Honorine :

— Je sors, tu peux t’occuper du vœu s’il te plaît ?

— Qu’est-ce qui se passe ? Tu lui as sauvé la vie, tu devrais rester.

— J’aurais dû blesser ce sale oiseau, pas le tuer. C’est ma faute s’il y a tous ces trucs dehors.

Honorine ne sut pas quoi répondre et Lù s’en alla. Il resta encore plusieurs heures allongé, jusqu’à ce que ses sœurs sortissent et qu’il se retrouve seul avec Honorine. Tout son corps le grattait de partout et il croassa d’une voix qu’il eut du mal à reconnaître :

— Tu restes pour le vœu.

— Je suis désolée, je sais que ce n’est pas le moment.

— Que doit-il se passer dans cette nouvelle version du Monde ?

— Nous empêcherons que ta mère ne tue ton père et le futur prendra un nouveau tournant.

Il hocha la tête pensivement.

— Et Grenade ?

Honorine haussa les épaules :

— Elle continuera sa vie de prostituée, je suppose. Il t’appartient d’avoir un geste pour elle.

Il hésita, il avait déjà trop orienté son existence pour souhaiter qu’elle fût riche ou en sécurité. Plus que tout, Grenade avait voulu être libre, vivre ses propres aventures... et c’était lui qui l’avait enfermée ici par égoïsme, parce qu’il n’arrivait pas à se séparer de celle qui avait été à la fois son amoureuse et sa deuxième mère.

— Donne-lui les masques s’il te plaît...

Il les matérialisa entre ses mains et Honorine observa les trois objets avec une certaine admiration.

— C’est un beau cadeau, Georges. Qu’il en soit ainsi puisque tel est le désir de Lù.

— Je devrais pouvoir les ramener dans la réalité.

Georges hésita puis reprit les masques ; il sentit leur texture dans ses mains et œuvra pour les rendre plus tangibles, plus physiques. La nausée monta en lui en même temps que le pouvoir et les plumes qu’il avait en dedans.

Il sentit ses pauvres os craquer et la pulpe de sa chair s’ouvrir en deux comme une orange. Quand il donna les masques à Honorine de ses grosses pattes de bête, il ne put lui dire quoi que ce fût. Son visage avait disparu, sa voix avait disparu...

« Je crois que tout arrive à terme, Griffon », avait murmuré Grenade.

Mais ce n’était que le début du cauchemar.

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