Chapitre 24

205.

 

— Quelques heures avant l'Apoptose... —

 

— 'Lors c’est le rire. C’est ça l’plus important ?

— Oui, Nono, on ne le réalise pas tant qu’on le possède. Le rire, le fou rire, celui qui fait mal aux côtes et au ventre. Ce n’est rien d’autre qu’une cristallisation du bonheur.

— Et ça vaut toute c’te peine ?

Lù écarta le rideau d’une main et observa le dehors : une pluie fine frappait les carreaux et les nimbe d’un éclat iridescent.

— Tous ces morts ? insista Honorine. J’sais bien que l’Apoptose finira bien par tout nous déménager un de ces jours. Mais choisir qui va mourir ? C’est vraiment c’que tu veux ? Juste pour qu’il puisse rire ?

— Oui.

— Tu pourrais aussi faire rev’nir Tony et Iso pour le même prix, mais ça non plus ? C’est l’rire d’un robot que t’achètes contre tout ça ?

— Oui, Nono. Seule Héquinox en est capable.

Honorine s’assit contre le bureau blanc, là où étaient posés tous les formulaires sur lesquels étaient inscrits des vœux, celui de Griffon compris.

— C’t’aussi la seule qui pourra t’aider à percer la coquille d’Mock.

Lù ne répondit pas, observant la pluie qui détrempait Vlariakovsk comme une aquarelle fondue.

— Jure. Jure qu’c’est par amour et pas par colère qu’on va faire ça.

— Je le jure.

Elle tourna la tête soudain et sa bouche s’ouvrit sur un sourire d’adolescente, riche en fossettes et en promesses. C’est ce sourire naïf qui tourneboula Honorine jusque tout au fond :

— Bon, bon, bon, il faut aussi qu’il souhaite pouvoir rire, le Doc.

Les yeux gris de Lù pétillèrent :

— C’est le seul souhait de sa vie.

— Et s’il souhaitait devenir vivant ?

— Alors Héquinox serait aussi la personne la plus qualifiée pour réaliser ce vœu.

Elles se regardèrent et Lù haussa un de ses sourcils sombres :

— De toute façon, on est allées trop loin pour renoncer. Ce sera toujours possible d'utiliser le patrimoine génétique de Tony et Iso pour les faire revenir.

— Pourquoi on clonerait pas Tony tout de suite ? Ça pourrait empêcher l'Apoptose, non ?

Lù n'avait pas l'air emballée et baissa les yeux :

— J y ais déjà pensé mais... je ne peux plus voir ce monde se détruire comme il le fait.

Honorine la fixa, désabusée :

— Ouais, c'est ça... Tu veux vraiment cette Apoptose, pas vrai ?

— J'ai besoin d'Héquinox pour que certaines choses changent, je ne peux plus continuer comme ça... On fera revenir To' et Iso plus tard. Pour le moment, occupons-nous du vœu de Taï.

Honorine resta silencieuse un moment et ne lui fit pas remarquer que des clones d'Isonima et Tony ne seraient jamais les mêmes personnes avec qui elle avait voyagé. Elle se leva lentement :

— J’vais l’chercher, tu attends ici.

— On verra si je suis toujours là quand tu reviendras.

— Tu l’seras, t’es trop curieuse !

Honorine referma la porte et la conversation sur un gloussement de rire de son amie. Soudainement plus sérieuse, elle emprunta le couloir de terre cuite de l’antre de l’esprit vaudou, comme elle aimait appeler le QG de Gyfu, jusqu’à la chambre de Taïriss. Elle s’annonça et attendit d’être invitée à entrer, ce que le robot fit avec sa politesse coutumière. Taïriss était assis dans un fauteuil, la tête entre les mains et vêtu d’un aristocratique pyjama en flanelle qui contrastait désagréablement avec sa chevelure de polyester rose.

— Wow, v’là la parfaite pose du héros ténébreux en proie à ses tourments, se moqua Honorine en s’accoudant contre la porte.

Il releva la tête et son visage quitta son aspect pensif pour afficher son sempiternel air naïf :

— Pardonne-moi, je songeais. Tu voulais quelque chose ?

— Ouais, faut qu’on cause d’un truc important, Doc. Si tu veux bien déplacer tes belles fesses jusqu’à mon bureau.

Taïriss pencha la tête d’un air candide.

— Si je ne te savais pas plus intéressée par d’autres horizons, je pourrais prendre ça pour une forme d’embuscade, mais d'accord.

Plus sérieuse, Honorine murmura :

— Tu d’vines bien d’quoi y peut s’agir, hein ?

— Je le crois, je suis prêt.

— C’était à ça qu’tu pensais avec tes airs de croque-mitaines ?

— Peut-être...

— Très bien, garde tes secrets pour toi ! Pour l'instant...

Il la suivit dans son bureau et un premier coup d’œil d’Honorine l’informa que Lù n’était plus là, mais quand elle s’assit derrière le meuble, elle comprit son erreur en apercevant une paire de souliers dépasser de sous les rideaux. Elle se mordit les joues pour ne pas rire.

Quelle vile petite espionne !

Quoi qu’il en soit, de son côté du bureau, Taïriss n’en saurait rien, à moins qu'il ne fasse semblant de rien ?

— Alors, tu as finalement choisi un vœu ?

— Oui, ça m’aura pris du temps. Preuve que je vieillis, j’ai la mémoire vive qui rame.

Honorine s’assit, un bout de langue rose coincée entre ses dents, et prit une feuille vierge sur laquelle elle nota toutes les informations nécessaires, comme elle l’avait fait pour les autres.

— Alors, alors, qu’y a-t-il donc pour vous satisfaire, votre sérénissime altesse ?

— Eh bien...

L’androïde s’assit et croisa ses mains devant lui avant d’esquisser un sourire timide :

— Je voudrais d’un monde où Lù n’existerait pas.

Un silence stupéfait accueillit sa réponse et la plume d’Honorine resta suspendue en l’air.

— Hein ?

— Je voudrais d’un monde où...

— Nan, nan ! J’t’ai bien entendu, Doc. Mais c’monde est le seul où il y aura des parents potentiels pour Lù, donc si tu l’empêches de se réincarner ici, c’est comme...

— Je veux que le flambeau passe à un nouveau Pilier, oui.

Le silence cueillit sa dernière tirade et Honorine sentit la sueur couler le long de son crâne. Elle jeta un coup d’œil furtif aux souliers, immobiles derrière les rideaux et retint son souffle tandis que Taïriss se penchait en avant :

— Écris. Pourquoi tu n’écris pas ?

La main en l’air, elle ne bougea pas d’un pouce, mais articula très fort :

— C’est vraiment c’que tu veux ? Une fois qu’ce sera écrit et qu’t’auras signé, ce s’ra un contrat, tu le sais ?

— Oui.

Il n’avait pas hésité une seconde et Honorine posa lentement sa plume sur le papier.

Qu’est-ce que tu fous, Lù. Réagis !

Mais rien ne vint. Alors, très lentement et avec le sentiment terrible de perdre le contrôle de la situation, Honorine parapha le vœu de Taïriss avant que celui-ci ne signât en dessous avec un calme déconcertant. Il lui tendit la feuille et Honorine ne put rien faire d’autre que de la recevoir avec ses mains tremblantes comme un bloc de gelée pour la poser sur la pile, avec les autres.

— C’est bon, tu n’as plus besoin de moi ?

Elle leva vers lui un regard hébété :

— Hein, quoi ? Non.

— Si tu as encore des choses à me dire, je ne serai pas là. Je vais faire quelques courses, je prends les sous dans le tiroir de l’entrée. D’accord ?

Il sortit de la pièce calmement, comme si de rien n’était, et Honorine se retrouva seule avec les souliers planqués derrière les rideaux. Il lui fallut un peu de temps pour demander :

— Lù ?

Comme aucune réponse ne filtrait, elle finit par se lever et tira lentement le rideau pour dévoiler un visage vide d’émotion et une vitre battue de pluie.

— Lù ?

La jeune fille fit une sorte de sourire automatique qui ressemblait plutôt à une grimace.

— Eh bien... c’était inattendu. J’adore l’inattendu.

Elle se détacha du mur avant de regarder dehors :

— Et Taïriss qui est parti faire les courses avec ce temps pourri. Je suis sûr qu’il va encore oublier de prendre un parapluie.

— Tu d’vrais t’asseoir.

Comme une somnambule, Lù se laissa guider par la main de son amie et s’installa au bureau, derrière la pile de vœux.

— Faire les courses, répéta-t-elle mécaniquement avant de partir dans un énorme fou rire qui lui fit monter les larmes aux yeux.

Honorine la regarda faire, le visage peint de tristesse. Les larmes de rire coulaient sur les joues de Lù sans s’arrêter et elle restait là à hoqueter jusqu’à ce que, dans un grand geste de rage, elle renversât par terre tout ce qui se trouvait sur le bureau. Les feuilles où étaient inscrits les vœux volèrent dans les airs autour d’elle avant d’atterrir à ses pieds. Lù ramassa doucement un des formulaires, mais celui-ci était vierge. Elle leva sur son amie des yeux durs et métalliques.

— Je peux avoir le droit à un vœu, moi aussi ?

Honorine fronça le museau. Ça sentait mauvais. Elle soupira :

— T’sais que j’peux rien t’refuser.

Lentement, elle s’assit en face de Lù, ramassa un de ses stylos éparpillés avant de lui prendre la feuille vierge des mains. Puis, posant son poing dodu contre sa joue, elle grogna :

— Alors ? Souhaites-tu qu’Taïriss soit atomisé dans c’prochain univers ou bien qu’le baiser d’un nouveau prince t’fasse ressusciter quand même ?

— Non.

Le visage de Lù était haineux. Elle cracha :

— Taïriss aura son monde où je n’existerai pas, mais ce sera un monde minuscule, triste, étroit, sans lumière ni espoir.

— Fais pas ça, Lù. T’vas le regretter.

— Je sais, écris tant que je suis en colère.

— C’t’un vœu terrible, Lù. T’as sauvé ma vie et tu m’as acceptée pour c’que je suis. Je t’adore profondément, tu l’sais. Mais si j’accorde c’vœu alors ma dette envers toi s’ra payée.

— Très bien, de toute façon, si tu avais refusé, j’aurais demandé son aide à Sean.

— Avec ou sans moi, l’aide de M’sieur météo s’ra pas d’refus. J’sais pas faire d’monde minuscule sur commande.

Elle saisit son stylo et l’immobilisa au-dessus de la feuille.

— Encore un mot, Lù : tu viens d’perdre tes quatre inséparables en quelques jours. Gyfu n’compte pas comme une amie. La prochaine fois que tu dépasseras les confins du bien et du mal, j’t’abandonnerai et tu s’ras toute seule.

Un mince sourire vint aux lèvres de Lù :

— J’ai toujours été seule, Nono. J’ai toujours été à la fois celle qu’on admire et celle qu’on craint ; celle qui offre ces voyages et celle qu’on doit contenir. J’en ai nourri de la rancœur. Je croyais qu’avec Taï, c’était différent, mais j’avais tort. Cette mort sera peut-être la dernière. Je choisis de m’abandonner à la haine plutôt qu’à l’échec. Être la méchante plutôt que la perdante, pour pouvoir goûter ses regrets quand je l’éteindrai.

Honorine hocha pensivement la tête avant que la pointe de la plume ne se pose sur la feuille :

— Il en sera selon ton désir, Lù. J’suis pas assez forte pour m’y opposer.

 

206.

 

Alors que les mains de Georges se lèvent et invoquent le vent, les voiles du Machina gonflent comme des baudruches et le bateau se met à osciller. Le Pilier n’a pas le temps de réagir qu’une forme imposante lui rentre dedans de toutes ses forces. Il roule, se débat contre son adversaire dans un nœud de chair, de tissus et de plumes ; le vent s’essouffle aussitôt, le renflement des voiles retombant comme un soufflet. Georges crie :

— Il suffit ! Nous sommes au terme de tout cela ! Tu dois la laisser aller !

C’est le Griffon qui se retrouve sur le dos et Georges, assis à califourchon sur son ennemi, fait sauter les boutons de la redingote râpée pour mieux plonger ses mains dans le poitrail. Il arrache à pleines poignées les plumes d’un bleu canard et d’un vert perroquet qui s’éparpillent dans le vent. Sous les plumes, il n’y a pas de peau, pas de chair, juste une cage thoracique vide et sèche.

Les fantômes de Cerf et Héquinox se sont arrêtés non loin et contemplent le spectacle d’un air hébété. Le Griffon lui-même semble avoir abandonné et, les bras en croix, attend que Georges finisse de le plumer comme une volaille. Bientôt, il n’est plus que ça : une carapace vide, alors sa tête aux yeux mécaniques se relève doucement pour regarder Georges :

— Je suis vraiment navré. Il n’y a pas de Limbo sans ses seigneurs cauchemars.

Puis il se défait dans un grand tourbillon de duvet et de petits os emportés par le vent ; ainsi vont les fantômes de ses parents. Georges reste seul, le dos glacé et les doigts crispés sur les dernières plumes qui finissent par s’en aller.

Le vent est glacial tout à coup, non ?

Georges sent son cœur battre très distinctement ; la sensation de froid l’engourdit tout entier. Il se relève difficilement et boite sur la jetée. Poussée par un vent onirique, le Machina s’éloigne et Georges voit la silhouette menue qui sort sur le pont. Il lui fait un signe de la main ; après quelques hésitations, elle finit par lui répondre.

Adieu Grenade. Tu es libre à présent. Je n’aurai pas été un très bon ami.

Il reste là pour la regarder partir et quand le bateau devient un tout petit point sur l’horizon du rêve, Griffon touche sa joue, là où il a été blessé par la bête, mais sa main ne rencontre qu’une surface duveteuse. En tremblant, il retrousse les manches de son kimono rouge et blanc : ses bras sont à présent recouverts de plumes vertes et bleues, ses doigts se couvrent de poils, ses ongles s’allongent. Dans une douleur insoutenable, il sent son visage se déchirer et un bec émerger. Il veut crier, mais sa bouche est toute pleine d’une énorme langue gluante.

Il n’y a pas de Limbo sans ses seigneurs cauchemars.

Malgré la douleur, il ressent une extraordinaire acuité de son territoire sur Limbo. Il voit les autres, dans le temple... et il sait que tout est fini. Alors le Griffon libère les fils qui les relient à lui, comme une grappe de ballons dans le ciel.

 

207.

 

Honorine se tord, mais son estomac ne peut plus rien rendre.

— C’est fini pour Georges...

Grenade relève le visage :

— Il est mort ?

— J’crois pas. J’crois qu’Limbo a gagné, Georges appartient à c’monde à présent.

Alors que le paysage se met à fondre autour d’eux, les pupilles jaunes d’Honorine se dilatent et elle ajoute d’un ton envoûté :

— Plus qu’un. Il en reste plus qu’un à se tenir entre nous et la grande Apoptose.

Alors que Limbo se défait en longs filaments oniriques, la réalité se fait plus insistante, jusqu’à ce qu’ils soient tous de retour dans la salle du rêve, chacun sur sa banquette. Ils sont accueillis par un léger gémissement canin, émis par Raclure qui tremble comme une feuille aux pieds d’Honorine. Gyfu se redresse pour se retrouver face à l’œil sombre d’un pistolet mitrailleur.

— Les mains en l’air. Et je ne veux pas avoir à le répéter.

D’un regard, la sylphide analyse la scène : les clones, Olween et les voyageurs se trouvent tous entassés au fond de la pièce, tenus en joue, et il n’y a que ce gros voyageur de l’autre côté, qui les menace d’un air glacial. Elle ne connaît même pas son nom.

— Qu’est-ce qui se passe encore ? demande Andiberry.

— Silence ! C’est moi qui pose les questions, réplique Anton. Griffon s’est évaporé, c’est fort dommage, cela doit signifier qu’il vient de se faire engloutir par Limbo. L’Apoptose est à nos portes, ai-je tort, chère Honorine ?

La punk lui lance un regard torve, visiblement malade :

— Pas tant que Carpe est en vie.

— Oh ! Il ne lui reste qu’une petite dizaine de minutes à vivre, un peu moins.

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

Un sourire narquois se colle au visage d’Anton.

— Après tout ce temps à côtoyer des Piliers, vous doutez encore de nos incroyables capacités ?

Grenade le dévisage et soudain, elle est sûre de l’avoir déjà rencontré. Dans le passé d’Isonima, dans la salle de la F.T. un homme moustachu qui accompagnait Ithalis.

— Êtes-vous Mock ? demande-t-elle.

Le voyageur éclate d’un rire cristallin, avant de s’incliner à demi :

— Je suis très flatté, mais non.

— Allez-vous assassiner Carpe ? gronde Andiberry.

— Sachez que je n’ai assassiné personne jusqu’à aujourd’hui, jeune homme. Ou alors, rien que de l’autodéfense. Non, Carpe va mourir sans que je lui donne un coup de pouce, les révolutionnaires vont le dénicher ou il va se tuer avant d’être trouvé. Ça n’a aucune importance, en fait. La seule chose qui compte, c’est que la grande Apoptose arrive dans très peu de temps et que je peux vous sauver si vous vous montrez coopératifs.

— Comment ? interroge Grenade.

L’homme soupire tandis que de l’index, il déchire la trame de l’univers :

— Mais comme ça, mon petit chat...

Gyfu se laisse retomber sur son sofa :

— Impossible !

Une fois remise de son émotion, elle ajoute :

— On avait un Changemonde juste sous notre nez depuis le début ! Et c’est maintenant que vous vous manifestez ?

Anton lui fait un geste élégant du poignet :

— Il faut parfois être patient pour obtenir ce que l’on veut, chère Madame.

— Et c’est quoi qu’tu veux ? grogne Honorine.

L’homme pouffe entre ses doigts :

— Vous n’avez pas encore compris ? Mais lui bien sûr !

Il désigne Isonima qui ouvre la bouche bêtement alors que le Pilier argumente :

— Je vous ferai passer dans une faille le temps de l’Apoptose, puis vous pourrez rejoindre la version rabotée de votre univers sans encombre pour commencer une nouvelle vie, mais celui-là reste avec moi.

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Mon maître requiert votre présence depuis plusieurs millénaires, mon garçon. Et bien qu’il soit d’une remarquable patience, je vous déconseille de le faire languir plus longtemps.

— Et les autres habitants ? interroge Andiberry.

Anton jette un coup d’œil théâtral à sa montre :

— Oups, j’ai bien peur que mon intervention ne se limite à sauver vos misérables petites existences. Tic-tac, tic-tac... L’Apoptose se rapproche...

Alors que le silence s’installe, il le brise à nouveau :

— Alors, Loup de la Machine, le destin de ces personnes se trouve entre tes mains. Vas-tu me suivre et leur sauver la vie ? Ou bien préfères-tu que vous mouriez tous ensemble, romantiquement, dans les ruines d’un univers agonisant ?

Le visage d’Isonima reste un masque indéchirable, tandis qu’Andiberry intervient :

— Loup, tu ne dois pas faire attention à nous, fais ce que te dicte ta conscience. Moi, je suis prêt à mourir ici avec Maja, avec Vérone...

Gyfu lui lance un regard outré :

— Non, mais tu ne peux pas fermer ta gueule un peu ?

Loup laisse échapper un ricanement sans joie avant de se tourner vers Anton :

— C’est bon, je n’ai aucun droit de condamner tous ceux qui peuvent être sauvés. Fais-nous sortir d’ici.

Anton esquisse une nouvelle révérence :

— Très bien. J’en suis fort aise, mon jeune maître, décalez-vous, je vous prie.

Alors que tout le monde se déplace sur le côté, Anton se dirige vers la banquette de Griffon, au niveau de cette patère qui l’agaçait tant. Il glisse son doigt entre le bouton et le mur, agrandit le trou, l’objet tombe sur le sol et roule jusqu’au pied d’Olween qui le ramasse, perplexe. Ce n’est pas une patère : c’est une grosse bobine de fil.

— Pouvez-vous me rendre ça, très cher ? demande Anton avant de récupérer la canette pour l’enfiler distraitement sur une chaîne autour de son cou.

Grenade le regarde avec fascination et remarque d’autres bobines sur le même support, formant un collier bizarre et multicolore. Cet homme utilise les canettes comme Lù les rouleaux de papier hygiénique ! Puis Anton s’accroche à l’ouverture, la déchirant largement ; une odeur merveilleuse d’herbe et de printemps s'en dégage. Avant qu’ils n’aient pu faire quoi que ce soit, une main gantée sort du trou et l’homme la saisit. Une femme aux cheveux bordeaux s’extirpe de la faille et ils se lancent un regard rempli d’affection qui donne vaguement la nausée à Andiberry. La femme dit :

— FantOme.

— Ithalis.

Il lui embrasse les doigts.

— Le temps presse.

— Je sais.

Ithalis se tourne vers les otages et leur indique la déchirure :

— Je vous en prie, par ici.

Anton — ou FantOme, puisque tel est son véritable nom — agite son pistolet :

— Oui, et avec un peu d’organisation. Le premier qui essaie de m’entourlouper ou je ne sais quoi, je répands le contenu de son crâne...

Ithalis lui lance un regard de reproche :

— Mon très cher, je pense qu’ils ont passé une suffisamment mauvaise journée comme ça sans que tu les embêtes.

— Bon, bon, bon. Certes, après vous, mes braves.

Alors qu’ils se dirigent vers la faille, plus ou moins clopinant, avec ou sans aide pour les différents clones, Honorine tend Raclure à Grenade :

— Surveille-le pour moi, s’te plaît. Il manque un peu d’indépendance.

Grenade récupère l’odorante créature :

— Vous ne venez pas ?

Le Pilier lui fait un sourire triste.

— Non, les Apoptoses m’font rien. J’vais devoir gérer celle-ci et choisir une époque.

Andiberry montre les clones :

— Bloquons le mécanisme avant qu’il ne s’enclenche : remontons juste après la guerre, mais empêchons Cerf de cloner sa fille. C’est par cela que tout a dégénéré !

Honorine hoche la tête.

— J’suis d’accord.

Puis elle se tourne vers Grenade :

— Grenade, toi qui, j’le crois, as encore bon cœur et es un peu mon amie. Choisis un vœu pour ce nouveau monde, s’il te plaît.

Grenade s’immobilise au milieu de la faille, avant de se rendre compte qu’Ithalis l’avait prévenue : il est l’heure de prendre une décision qui changera tout. Elle se force à lui sourire.

— Ce sera un monde merveilleux, nous le construirons ensemble.

 

208.

 

Ce qui change en premier est la lumière. Debout en haut de la Machine, Maja reste interdite : le Mangoin rayonnant dissipe doucement les nuages et la Brume se détricote en longs filets qui couvrent la terre.

— Capitaine ! Regardez !

Martial pointe le paysage du doigt, son fils Kerouit battant des mains, juché sur ses épaules.

Maja regarde déjà.

Du haut de la Machine, on peut voir toute la ville et au loin, il y a de la terre, des montagnes... Elle sent les larmes monter dans ses yeux. Parce que ça, le monde au-delà de Vérone, le soleil qui éclaire la ligne d’horizon, Maja croyait qu’elle ne le verrait jamais.

Quelque chose s’est passé, quelque chose, mais quoi ? Peut-être que cela a un lien avec la terre qui tremble de plus en plus fort et avec le premier immeuble qui s’effondre, soulevant un épais nuage de poussière.

Maja essaie de s’essuyer les yeux pour mieux comprendre, mais ses mains sont toutes molles tout à coup, parce que Maja fond. Et bientôt, Maja n’est plus rien.

*

C’est un somptueux jardin sur pilotis, soutenu par de vertigineux piliers translucides. Des étangs et des fontaines se succèdent parmi des pins tordus avant que l’eau ne se jette dans le vide et ne tombe en gouttelettes vaporeuses sur une vallée verdoyante de rizières et de collines. Une ville construite dans le ciel, sur différents étages, se détache derrière les massifs de pommiers en fleurs.

Andiberry observe les arbres avec une indicible tristesse tandis que son monde est en train de mourir. Il marche sur la pelouse bien entretenue jusqu’au plan d’eau où nagent des carpes énormes. Une vasque de pierre contient des miettes à leur lancer.

— Vous pouvez essayer, si vous voulez, lui dit Ithalis, gentiment.

Andiberry lui lance un regard noir :

— Genre, maintenant ?

— Je sais que vous vivrez avec tout ça toute votre vie, mais je sais aussi que vous n’auriez pas pu l’empêcher. Croyez-moi : tout ça était écrit. Nourrissez les poissons, pensez à autre chose, personne ne vous en voudra...

Il hausse les épaules, mais obtempère pour occuper ses mains. Grenade rejoint Loup et observe les pruniers en fleurs, les bassins et les cascades chantantes :

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau de toute ma vie.

Il ne répond pas, fixant le jardin d’un air vide et elle lui prend la main.

— C’est peut-être ta nouvelle maison ?

Andiberry les observe, mais Loup détourne le regard.

*

Enfermée dans la salle circulaire du rêve, Honorine ne voit rien, n’entend rien si ce n’est les secousses. Elle n’a pas peur et se sent juste résignée. Elle sait, elle attend presque cinq minutes avant que la moitié du sol ne s’enfonce, déchirant les murs comme de l’aluminium. La Machine se scinde en deux sous les assauts des séismes et un rayon de lumière éclaire la pièce où se trouve Honorine. Elle pose sa main au-dessus de son visage pour se protéger du soleil. Le Mangoin brille de toutes ses forces et Honorine pense à sa conversation avec Lù, plus de cent ans auparavant :

« — Le Mangoin, il est parfait, non ?

— Un soleil d’fin du monde. »

 

*

— Excusez-moi ?

FantOme recule d’un pas. On ne sait jamais avec les androïdes. Surtout que cet exemplaire aux cheveux roses, vieux de plus de deux mille ans, pourrait bien être endommagé.

— Oui ?

Soudainement, l’attention de tous semble postée sur eux : la série de filles semblables installées dans l’herbe avec ses anciens copains voyageurs – haha, la blague, il a toujours détesté ces imbéciles –, la rouquine et le barbu qui complotent dans leur coin, le mec qui nourrit les poissons, la protégée de Griffon, Loup et même le chien Raclure dont les deux oreilles se sont relevées.

— Je désirais savoir s’il était possible de rester dans ce monde à la fin de l’Apoptose.

FantOme ouvre la bouche d’un air stupide, mais l’androïde le coupe :

— C’est mon univers. C'est ici que Dame Héquinox a commencé à me construire, après tout.

FantOme répond, pincé :

— Cela est potentiellement envisageable, je vais me renseigner.

Ithalis s’adresse à l’androïde :

— C’est au seigneur Mock de prendre la décision. Je lui demanderai.

— Puis-je rester également ?

Ithalis se tourne vers Andiberry qui regarde ses chaussures.

— Je... heu... j’aimerais aussi rester dans ce monde.

— Non.

C’est Loup qui est intervenu et insiste auprès d’Ithalis et FantOme :

— S’il vous plaît, je ne veux pas qu’il reste.

Ces deux derniers se consultent avant de répondre à Andiberry :

— Je suis désolé, mais ce ne sera pas possible.

— Pour moi, vous ne demandez pas son avis à Mock ? répond Andiberry, sèchement.

FantOme s’incline galamment :

— Vous voulez rester par... amitié pour Loup et Loup ne désire pas votre présence. Après tout, vous avez assassiné son ami d’enfance... Auriez-vous l’indélicatesse de vous imposer ? Un nouveau monde est une occasion pour laisser le passé derrière, très cher.

Cette dernière remarque ressemble à une gifle dans la figure de Berry dont le visage devient d’un gris de cendre. Ithalis se tourne vers Loup :

— Allons-y, je te laisse dire au revoir à tes amis.

Les doigts du garçon serrent doucement ceux de Grenade avant qu’il ne la lâche :

— Je suis prêt.

*

Dans un silence religieux, les étoiles meurent et ressuscitent, les planètes s’endorment et se réveillent, la Ville Noire se défait comme un château de sable qu’emporte la mer.

Sur des ruines encore debout, Honorine savoure. Elle peut toujours le nier le reste du temps, elle peut lutter contre elle-même. Honorine est le Pilier des Apoptoses et l’euphorie la prend quand les civilisations meurent.

Il n’y a plus personne à présent : plus de soldats, plus d’enfants dans les rues, plus de citoyens. Une mort sans bruits inutiles, sans odeurs, sans pourriture. Une mort presque trop propre. Honorine n’est même pas sûre qu’ils souffrent et ne le saura jamais. Au milieu des gratte-ciel détruits, se dresse encore l’arbre de fer tordu sur un pan de place, là où Morse a été pendu.

Tout cela est fini maintenant, c’est l’heure du nouveau monde. Honorine ferme à demi les yeux et se balance sur son bout d’immeuble fracassé. Elle fouille le temps, à la recherche d’un instant.

La fin de la guerre.

Bebbe et Georges.

Héquinox...

*

— N’aie pas peur.

Loup jette un coup d’œil à Ithalis qui longe la grande allée bordée de haies à ses côtés. Ils évoluent à présent dans ce qui ressemble à un labyrinthe gigantesque souligné de roses bien taillées. Loup n’a pas peur, Loup ne ressent rien. Elle observe son profil.

— Mock n’est pas ce que tu crois.

Loup hausse les épaules : il ne croit rien et se fiche totalement de Mock. Ithalis penche la tête.

— Je suis désolée.

— Pourquoi ? Vous avez ce que vous voulez...

— Non, nous savions ce qui allait arriver, plus ou moins en tout cas, car le futur est difficile à appréhender. Nous avons essayé d’intervenir, mais il est délicat de briser les désirs des hommes pour leur faire entendre raison. Nous savions qu’il faudrait que tu perdes ce qui t’était cher là-bas pour que tu nous suives, mais nous n’avons rien fait dans le but de vous nuire.

— Vous avez tué Chien... Dans son autre vie, j’entends.

— Il n’a pas été prudent. Lù savait ce qu’ils risquaient si elle revenait.

— Pourquoi la détestez-vous autant ?

Ithalis pose sa main gantée sur son épaule :

— Un jour, quand nous serons amis, je te raconterai cette histoire.

Alors qu’ils arrivent devant un portail ouvragé, il appuie ses doigts sur les barreaux et elle le lâche :

— Je ne suis pas capable de prédire si tu seras heureux ici, mais plus personne ne te fera de mal. Va maintenant.

Elle ouvre le portail et il remonte l’allée, très calmement.

Il y a un kiosque tout au fond, recouvert de coussins, et sur un pouf bien rebondi siège Mock, effroyable avec ses huit yeux, son nez et sa bouche énormes. Il se redresse en voyant arriver Loup et ses prunelles le détaillent de la tête aux pieds.

— Approche, mon enfant.

Isonima obéit, jusqu’à être très près. L’être étrange pose ses quatre gigantesques mains sur ses épaules :

— Je t’ai attendu si longtemps.

*

Les bâtiments poussent comme des fleurs ; des entrepôts, des immeubles un peu étranges, des temples et des lotissements en construction, puis il y a une maison, juste là, une énorme chose tellement recouverte d’échafaudages et de grues qu’elle ressemble à une petite Machine.

Mais ce n’est pas cela qui intéresse Honorine, qui se détourne et se dirige vers l’entrée de la Ville. Là se trouve un jardin. Elle traverse l’orangeraie jusqu’à l’atelier, approche son museau d’une des fenêtres et observe le laboratoire à l’intérieur.

C’est là que naît le premier Homme, avant que les autres ne poussent comme des champignons. La femme est de dos, les reins creusés par une grossesse, les mains occupées par la fabrication d’un robot aux cheveux roses.

*

Grenade ne demande pas à Andiberry si ça va, mais s’assied avec lui au bord du lac, avec les autres Bebbe et les voyageurs. Tant pis si Gyfu et Olween font la tête. Le soleil se couche sur l’eau et elle distingue l’ombre des bouches des carpes qui remontent gober les moustiques de la surface. Il y a peu, un autre robot est venu chercher Taïriss qui a disparu dans les allées du jardin pour ne pas réapparaître.

— C’est terminé, soupire FantOme.

Grenade regarde les larmes qui brillent sur le visage d’Andiberry dans le crépuscule.

— Ils sont tous partis, souffle-t-il.

Grenade s’aperçoit qu’elle ne sait pas grand-chose d’Andiberry. Il était proche de Maja bien sûr, mais où étaient ses parents ? Avait-il des frères et sœurs ? Des cousins ?

Elle se relève et époussette ses genoux avant de lui tendre la main :

— Nous avons une longue vie devant nous, Berry.

— Alors, profitons-en, jappe Raclure sous les regards effarés.

Ils se lèvent tous, s’entraident, clopinent un peu et rejoignent la faille que garde calmement FantOme. Il leur jette un coup d’œil narquois avant de relâcher un peu sa garde :

— Bonne chance à vous.

De l’autre côté, la lumière est si forte que tout semble blanc et c’est en se protégeant les yeux que Grenade enjambe la faille qui la ramène dans son monde.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez