Aelia n’avait presque pas dormi de la nuit. Chaque fois qu’elle fermait les yeux, l’image de l’homme tuant l’enfant revenait, la réveillant en hurlant.
Ilara était restée près d’elle jusqu’à l’aube, tentant de la consoler comme elle le pouvait.
Mais comment oublier ce qu’elle avait vu ? Comment effacer ce regard que l’homme avait posé sur elle au moment où il avait tué la fille de Malia ?
Aurait-elle subi le même sort si l’Hirondelle n’était pas intervenue ?
La question ne cessait de la hanter.
Parfois, elle percevait des pas métalliques dans le couloir. Des gardes. Toujours postés devant sa chambre.
Je n’aurais plus jamais la paix…
Heureusement, personne n’était encore venu les convoquer dans le bureau de son père pour revivre, à voix haute, l’horreur de la veille. Et pourtant… elle brûlait de questions
Mon poignet… il a brillé. Juste à l’endroit où se trouve la marque de l’Hirondelle. Est-ce qu’elle me protège ? Pourquoi cet homme en avait-il peur ?
Et le collier… Il a dit que je n’avais aucune idée du pouvoir qu’il renfermait…
Cet homme faisait de la magie. Et elle-même, sans le vouloir, peut-être…
Que se passe-t-il autour de moi ?
Elle se recroquevilla contre la tête de son lit. Une colère sourde commençait à naître, sous la peur. Il fallait qu’on lui réponde. Qu’on lui dise enfin la vérité.
Soudain, la porte de sa chambre s’ouvrit à la volée, la faisant sursauter. Ilara se redressa en sursaut, tandis qu’Arlietta se précipitait dans la pièce.
Elle sauta dans les bras d’Aelia :
— On m’a dit ce qui s’est passé… Je suis désolée, Lia. J’aurais dû être là… sanglota-t-elle.
— Tu ne pouvais pas savoir… Je suis contente de te voir, répondit Aelia dans un sourire triste.
Elles restèrent longtemps serrées l’une contre l’autre. Aelia vit Ilara leur adresser un sourire doux, presque maternel.
Puis elles se séparèrent :
— Tu as dormi habillée ? demanda Arlietta, les sourcils froncés.
— J’ai pas vraiment pensé à comment dormir… après ça.
— Oui… bien sûr. Désolée.
— Nous verrons les questions de mode une autre fois, intervint Ilara. Aelia, il est temps. Tu dois aller voir ton père.
Aelia hocha la tête. Elle savait qu’Ilara avait raison. Ils ne pouvaient repousser l’échéance. Peut-être obtiendrait-elle enfin des réponses. Pourtant, elle soupira : ce moment de réconfort avait été trop court.
Ilara sembla le deviner. Son sourire s’élargit.
— Je vais partir devant. Prévenir ton père et Saltar de ton arrivée.
— Merci… murmura Aelia.
Mais une autre pensée l’effleura : après le conseil, il faudrait qu’elle parle à Ilara.
Elle en était certaine, maintenant. Ilara lui avait caché quelque chose. Et cette phrase étrange, presque maternelle… restait gravée.
Ilara avait toujours été là. Depuis l’enfance. À ses côtés pour chercher des réponses qu’on lui refusait. Mais pas cette fois… il était certain qu’elle savait quelque chose
— Lia ? souffla Arlietta.
Aelia sursauta. Elle fixait la porte sans l’avoir remarquée.
— Ce n’est rien…
Mais le visage d’Arlietta n’avait plus son air taquin habituel.
— Quand on m’a raconté ce qui s’était passé… Tu as vécu quelque chose d’horrible. Pauvre Malia…
Aelia baissa les yeux. Elle ne répondit rien. Parler de Malia n’aurait rien changé. La mère avait perdu son enfant sous ses yeux.
Si Aelia disait quoi que ce soit, elle risquait de lui faire encore plus de mal.
Non. Il valait mieux que tout le monde pense que cette horreur n’était qu’une malheureuse tragédie. Rien de plus.
L’image revint. L’homme. La lame sur la gorge de l’enfant. Le cri de Malia. Sa peur.
Aelia grimaça.
— C’était… une horreur. Je ne crois pas que j’oublierai un jour. Et c’est ma faute, Arlie. Il était là pour moi…
C’était si évident. La marque, le collier…
Si elle n’avait pas attiré son attention, jamais Malia n’aurait croisé cet homme.
Sa fille serait encore en vie.
— Ne dis pas ça. Ce n’est pas ta faute, protesta Arlietta. Tu ne peux pas porter les actes d’un fou sur tes épaules.
Il n’était pas fou… pensa Aelia. Il savait ce qu’il faisait.
— Il voulait mon collier, dit-elle à voix haute, les doigts se resserrant sur les pierres à son cou.
— Peut-être qu’il a cru qu’il valait de l’or, tenta Arlietta, dans un effort pour la rassurer.
Aelia ne répondit pas. Elle baissa plutôt les yeux vers son poignet.
La marque était toujours là. Bien visible. Pourtant… personne ne semblait la voir.
— Tu as sûrement raison, finit par admettre Aelia.
— Comme toujours, répondit Arlietta avec un sourire niais.
— Comme la robe cramoisie de l’autre jour ?
— Aïe ! Je suis blessée ! gémit Arlietta, mains sur le cœur.
Les deux jeunes filles éclatèrent de rire, et, l’espace d’un instant, Aelia oublia tout.
— Je te préviens, si tu ne te changes pas en revenant, tu vas sentir le Taurgorn ! lança Arlietta en se pinçant le nez.
— Peut-être qu’ils sentent bon, les Taurgorns… On n’en a jamais vu, fit Aelia en riant.
— Un énorme taureau qui sent bon ? Déjà que les petits…
Elles rirent de plus belle. Puis Aelia serra son amie dans ses bras. Elle inspira l’odeur de châtaigne de ses cheveux. Si douce.
— Merci, Arlie, murmura-t-elle.
Elle s’éloigna vers la porte.
— Je ne plaisantais pas pour tes habits, ajouta Arlietta.
— Je m’en doutais, répondit Aelia en levant les yeux au ciel.
Dans les couloirs, les rires s’étaient envolés. Le froid du réel reprenait ses droits.
Un garde l’attendait, droit comme une lame.
— Mademoiselle, dit-il en s’inclinant avec élégance.
Elle reconnut la chevelure blonde qui dépassait du casque.
— Lordan, c’est bien ça ?
— C’est mon nom, dit-il avec amusement.
Aelia ne releva pas.
— Vous êtes mon garde personnel, désormais ?
— Le comte m’a confié votre protection. Après ce qu’il s’est passé...
— Super... murmura-t-elle en ricanant nerveusement.
Ils descendirent sans se presser. Aelia regardait autour d’elle. Où étaient passés les domestiques ? Tout semblait plus vide, plus tendu.
— La forteresse est en sécurité renforcée, expliqua Lordan, voyant sa confusion.
— Mais l’homme n’était pas de Lordal…
— Justement. C’est pour cela que votre père souhaite connaître toute la vérité.
Le cœur d’Aelia se serra. En avait-elle seulement la force ?
Il le fallait. Pour elle. Pour le peuple de Vaelan.
Le bureau du comte apparut devant elle.
— Je ne peux pas assister au conseil. Mais je serai là à votre sortie. Bonne chance, dit Lordan.
Elle hocha la tête, incapable de parler. Elle ouvrit la porte, familière entre toutes.
À l’intérieur, Ilara et Saltar l’attendaient, assis à la table ronde. En face : son père, le comte de Vaelan, et Pristan, le commandant au regard sévère.
— Aelia. Je suis désolé de te convoquer ainsi. Mais tu es la seule à savoir ce qu’il s’est passé, dit son père en lui désignant une place à côté d’Ilara.
Elle s’assit.
— Malia… comment va-t-elle ?
— Le guérisseur pense qu’elle survivra, répondit le comte.
— Elle n’est pas encore réveillée, ajouta Saltar.
Aelia vit les deux hommes échanger un regard tendu, effacé aussitôt qu’ils se tournèrent vers elle. Ils affichaient maintenant une pitié feinte ou sincère, elle ne savait plus.
— La forteresse est verrouillée. Personne n’entre ou ne sort sans notre autorisation, dit Alistair.
Pristan, le commandant bourru à la barbe bien fourni, croisa les bras et acquiesça d’un signe de tête.
— Nous savons déjà ce qui s’est produit… du moins la fin, murmura Saltar. Même si cela nous semble irréel, plusieurs gardes l’ont confirmé.
— Il nous faut tout le déroulé, reprit Pristan. Si vous voulez bien nous éclairer, mademoiselle….
Le ton sec du commandant provoqua plusieurs regards désapprobateurs autour de la table. Il leva les yeux au ciel, haussa les épaules et s’enfonça un peu plus dans son siège :
— Aelia… nous t’écoutons. Prends ton temps. Tu n’as pas besoin d’aller trop vite, dit son père avec douceur.
Aelia inspira. Elle tenta de parler. Rien. Juste de l’air.
Ilara posa doucement une main sur sa jambe. Ce contact bienveillant la fit frissonner. En elle, un combat silencieux faisait rage.
Allez Lia… Dis-leur. Tu dois le dire.
Mais ce ne fut pas le regard impatient de Pristan qui l’aida. C’est justement le silence respectueux des autres, leur attente sans pression, qui finit par débloquer sa voix.
Elle commença doucement. Raconter le début n’était pas trop difficile : sa visite à Malia, la fillette présente, son envie d’apprendre à cuisiner. Malia qui l’avait menée à l’arrière-cuisine pour lui montrer quelques mets.
Des mensonges. Mais ils étaient nécessaires.
Puis la porte s’était ouverte.
Et tout avait changé.
La suite, elle l’énonça par fragments. Sa respiration se brisait, les mots restaient coincés. Elle reprenait, s’interrompait. Les regards graves autour de la table ne faisaient rien pour l’aider.
— Il… Il a attrapé la fille de Malia… il a mis son couteau sous sa gorge…
L’image revint, nette. Trop nette. Les sanglots surgirent sans prévenir, les larmes remontèrent, lourdes, brûlantes.
— Il voulait que je lui donne mon collier… mais il m’avait ensorcelée… je pouvais plus bouger… alors il a demandé à Malia de… de me l’enlever…
Elle omit certains détails. Elle en modifia d’autres. Mais même déformée, la vérité était douloureuse à dire.
Elle parla du collier qui semblait peser une tonne, impossible à arracher. De Malia impuissante. Et puis du meurtre. De ce moment qui brisa tout.
Le silence s’abattit, mais elle sentit la tension. Saltar et Alistair bouillonnaient. Ilara, à côté d’elle, s’était tendue ; ses doigts s’enfonçaient dans la cuisse d’Aelia.
Elle reprit. La chute de Malia. L’homme qui s’approchait d’elle. L’impuissance. La certitude de mourir.
Un grognement s’échappa de la gorge d’Alistair
Et puis...
Quand il a touché le collier… une lumière étrange est apparue. Entre nous deux… Une hirondelle est entrée. Elle… elle s’est transformée. Elle faisait deux fois sa taille. Et elle l’a… elle l’a écrasé.
Le silence, cette fois, fut total.
Aelia inspira, fort, tentant de calmer le tambour de son cœur. Mais les regards posés sur elle ne l’aidaient pas. Tous la fixaient : graves, figés, choqués.
Et elle se sentait nue sous leurs yeux.
— C’est impossible… murmura Saltar.
— Quoi donc ? lança Pristan, avec son impatience habituelle.
Saltar garda le silence, le regard fixé sur le comte, qui semblait absorbé dans ses réflexions.
— Tu dis que tu as été… ensorcelée ? demanda Alistair à sa fille.
— Oui… je ne pouvais plus bouger. Seulement respirer…
— Je ne connais qu’un peuple capable d’une telle prouesse, dit Saltar en se tournant vers le comte.
— Il serait venu des Terres abandonnées… pour un simple collier ? demanda Alistair, dubitatif.
— Les Terres abandonnées ? Personne n’en est jamais revenu depuis des siècles, grogna Pristan.
Les Terres abandonnées ?
Le nom fit frissonner Aelia.
— Comment pouvons-nous en être certains ? intervint Ilara, qui parlait pour la première fois depuis l’entrée d’Aelia.
— Les frontières de Tyril et Drazyl sont surveillées nuit et jour depuis le traité des Cinq Royaumes, rappela Pristan, d’un ton tranchant.
Aelia, sans le vouloir, glanait ainsi des morceaux d’un passé qu’on lui avait toujours refusé.
— Et vous faites confiance à Drazyl, peut-être ? dit Ilara. Nous savons tous de quel côté ils étaient durant la guerre… et ce n’est même plus un royaume, aujourd’hui.
— Elle a raison, approuva Alistair. Drazyl est instable. Si leurs frontières ne sont plus sous contrôle, alors tout peut sortir des Terres abandonnées.
Le silence revint, lourd. Tous semblaient réfléchir.
— Par Talharr… pourquoi un tel homme viendrait-il pour un collier ? reprit Alistair.
— Aelia, peux-tu le poser au centre de la table ? demanda Saltar.
Elle le détacha lentement. Une sensation de vide l’envahit aussitôt. Elle hésita, prête à le remettre autour de son cou. Saltar la fixa d’un air intrigué.
Elle se força à le poser. Le collier scintilla faiblement sous la lumière.
— C’était le préféré d’Elira, murmura son père, la voix chargée d’amertume
— Il a l’air d’un collier banal, nota Pristan.
— Les pierres… souffla Ilara.
Aelia capta ses mots. J’en étais sûre. Elle sait quelque chose.
— Puis-je l’étudier quelques jours ? demanda Ilara à l’assemblée.
— Cela ne me pose aucun problème. Aelia ? demanda Alistair.
— Hein ? Non, non… aucun souci, répondit-elle, un peu surprise.
C’était encore mieux qu’elle ne l’espérait. Si Ilara l’avait, elle aurait une bonne raison d’aller lui poser toutes ses questions.
— Une lumière, puis une hirondelle géante qui surgit pour sauver ma fille… soupira le comte.
— Comte, je crois que certaines réponses se trouvent dans ma bibliothèque. Puis-je m’y rendre tout de suite ? dit Ilara, déjà prête à partir.
— Allez-y. Dès que vous aurez des informations, revenez me voir immédiatement.
— Bien, comte, dit-elle en s’inclinant.
— Je vais l’aider, proposa Saltar. À deux, nous irons plus vite. Et ces mystères méritent d’être résolus.
Le comte hocha simplement la tête.
Ils ne furent plus que trois dans la pièce.
— Je suis désolé, mon hir… Alistair s’interrompit, les yeux soudain écarquillés.
Hirondelle. Le surnom que lui donnait sa mère… Une étrange coïncidence
— Comte ? dit Pristan, intrigué.
— Ce n’est rien… se reprit-il. Je suis désolé, ma fille. Plus rien ne t’arrivera ici, je te le promets.
— Ce n’est pas votre faute, père…
— Je suis le garant de ta sécurité. Et de celle de tout Vaelan. Quand un danger se glisse entre ces murs, c’est sur mes épaules que tombe la faute. Tu l’apprendras un jour… à tes dépens, je le crains.
Un long silence s’installa, avant que Pristan ne vienne l’interrompre :
— Comte, nous devons discuter des mesures à prendre.
— Tu as raison. Aelia, tu peux retourner te reposer.
Elle hocha la tête. Enfin, elle allait retrouver Arlietta. L’idée seule d’entendre encore parler des Taurgorns et de leur prétendue odeur lui arracha un sourire.
Elle quitta le bureau. Lordan était là, fidèle à sa promesse.
Ça, en revanche… ça pourrait vite devenir agaçant, pensa-t-elle en sentant les yeux de Lordan peser sur chacun de ses gestes.
Son père avait exigé cette garde rapprochée. Rien d’étonnant. Mais avec un peu de chance, dans quelques jours, elle pourrait à nouveau se déplacer librement, sans être suivie à la trace.
— Comment s’est passé le conseil ? demanda soudain Lordan.
— Vous ne seriez pas un peu trop curieux ? lança Aelia d’un ton moqueur.
— Pardon, mademoiselle. Je… je m’inquiétais que tout cela vous fasse plus de mal que de bien.
La réponse la surprit. Elle sentit ses joues s’échauffer.
— Eh bien… je vais vous rassurer. Tout va bien. J’ai dit ce que j’avais à dire. Mon père s’occupe du reste.
Lordan hocha la tête, sans rien ajouter.
— Direction ma chambre. J’espère que vous saurez me défendre des méchants, fit-elle en exagérant le ton.
Elle entendit un petit rire derrière elle.
Pour l’heure, Aelia n’avait qu’une envie : retrouver Arlietta. Sa voix, ses moqueries… sa chaleur. Ensuite, elle irait discrètement observer Ilara, tenter de la questionner, ou d’écouter ce qu’elle découvrirait sur le collier, la marque, les dieux… et cette mystérieuse Terre abandonnée.
Tout semblait lié.
Pourquoi un mage venu d’un lieu aussi reculé aurait-il risqué sa vie pour un simple collier ?
Non. Rien de tout cela n’était anodin.
Quoi qu’il en coûte, elle trouverait les réponses.
Aélia reste mon personnage préféré jusqu'ici. Elle est touchante et déterminée. C'est top .
On Continue !!
Merci de ton retour.
Aelia a été géniale à écrire et je suis très content si les émotions autour d'elle et sa détermination se font sentir 😀
Très content que tu te sois régalé.
A voir la suite :)
Très bon chapitre, je n'ai aucune remarque sur la forme, c'était un texte agréable à lire. Je reste curieux d'avoir la réponse de la bibliothécaire pour avancer dans le lore.
A la suite
Les réponses ne devraient pas tarder à arriver :)
Même si c'est surtout le tome 2 qui fait tout exploser ahaa
A tout de suite :)