Chapitre 23 : Freijat - Élévation

Freijat subit sa première attaque surprise deux lunes plus tard. Sahale donnait un soin dans un village lointain. Il venait passer presque toutes ses soirées avec elle mais ne pouvait se permettre davantage. Freijat l’encourageait à sortir afin de venir en aide à tous ces gens, là, dehors, qui souffriraient sans lui.

Freijat passait ses journées à se promener, à nager et à réaliser des paniers en feuilles, activité répétitive parfaite pour ne pas penser. Elle venait de sortir de l’eau quand une sensation de danger imminente la saisit, reconnaissable entre mille. Un supérieur se trouvait près d’elle, toutes dents sorties, prêt à mordre.

Freijat, sans prendre la peine de se sécher, passa sa tunique simple en regardant autour d’elle avec appréhension. Où était-il ? Freijat s’agenouilla en gémissant misérablement. Les aiguilles de feu transpercèrent la peau avant de ressortir. Il embrassa le cou avant de replanter ses dents et de les retirer. Freijat en aurait mis sa main au feu : il ne lui avait pas pris une goutte de sang. Non, il jouait. Sahale l’avait prévenue. Elle n’aurait pas cru qu’il agirait de cette façon.

- Hurle, petite source. Lutte. Je ne veux pas ta reddition. Je continuerai jusqu’à ce que tu atteignes le rocher, là-bas, tu vois ? J’arrêterai quand tu le toucheras.

Freijat bondit. Son prédateur aussi. La douleur la cloua sur place. Il ne la maintenait même pas. La simple souffrance lui coupait les jambes. Freijat rampa faiblement. Sa tête fut soulevée. Elle se débattit, tentant de frapper son adversaire de son coude, coup aisément évité et la morsure s’abattit impitoyablement.

Freijat gagnait doigt après doigt mais le rocher restait inaccessible.

- Je vous en prie. Par pitié ! Cessez !

- Quand tu auras atteint le rocher, petite source.

- C’est impossible, pleura-t-elle.

Les aiguilles s’enfichèrent et cette fois, l’imminence de la mort indiqua à Freijat que l’Ancêtre se nourrissait. Il disparut et la forêt redevint accueillante. Freijat se trouva incapable de bouger. Elle entendit les bourdonnements des insectes, sentit la douceur des rayons du soleil sur ses mollets. Elle espéra que l’Ancêtre lui en avait pris trop, que cette journée serait sa dernière.

Peine perdue. Au crépuscule, Sahale la trouva et la porta jusqu’à son lit. Avec patience et bienveillance, il l’aida à retrouver le chemin de la vie, la fit sortir, reprendre ses promenades et ses activités.

L’Ancêtre joua souvent avec sa source, changeant à chaque fois les règles. Seul point commun : la terreur de sa proie.

Freijat accompagna l’Ancêtre sur le territoire des familles voisines, découvrant des mœurs bien différentes. Il ne la mordit jamais là-bas, comme s’il comprenait que loin de Sahale, elle ne le supporterait pas. Ayaxoatl eut le bonheur de l’avoir comme source temporaire lors de ses visites pour les rencontres sur place.

Freijat vit les hivers se succéder, se demandant quand enfin cette porosité lui offrirait le repos bien mérité. Les Ancêtres, la voyant revenir hiver après hiver, n’en revenaient pas et le prix de ses enfants augmentaient. La chair de sa chair devenait une rareté sur laquelle miser. Désormais, ses petits s’échangeaient à prix d’or. Garçon devenus étalons. Filles juments à saillir par les meilleurs du cheptel. Freijat en avait la nausée.

 

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La morsure fut bien plus douloureuse. De l’acide pur dévalait ses os qui se broyaient. Le feu brûlait son crâne. Freijat n’avait connu telle souffrance à laquelle elle ne trouva aucune comparaison possible. Pourquoi cette morsure, lors d’un jeu banal avec l’Ancêtre, lui valait-elle une telle torture ?

Freijat recouvra ses esprits, secoua la tête, surprise. Elle ne ressentait plus la terreur engendrée par la présence de l’Ancêtre. Était-il parti sans se nourrir ? Le jeu se terminait toujours pas cette apothéose finale d’habitude.

Allongée sur le ventre, elle ressentit sa présence sur elle. Elle tourna la tête, découvrant l’Ancêtre, la main tremblante juste au-dessus de son dos, un peu à droite. Que se passait-il ?

Elle lui jeta un regard craintif. Devait-elle toujours tenter de gagner à ce jeu impossible ? Elle voulait lui plaire, sans aucun doute, mais comment ? En bougeant ? En restant immobile ? En implorant ? En se taisant ? L’envie de se conformer à la volonté de cet homme grandit d’instant en instant et bientôt, elle l’envahit totalement.

La main de l’Ancêtre cessa de trembler et il recula, les épaules bas. Il jetait à Freijat un regard étrange qu’elle ne lui avait jamais vu.

- Mes fils, vous avez une sœur, annonça l’Ancêtre. Sahale, je te laisse te charger de sa formation.

Sahale se trouvait dans un village lointain. Aucune chance qu’il ait entendu. Il apparut pourtant dans l’instant.

- Oui, Ancêtre. Avec plaisir, répondit le guérisseur.

L’Ancêtre s’éloigna, le visage triste pourtant souriant.

- Il est malheureux d’avoir perdu son jouet mais heureux d’agrandir la famille, précisa Sahale en tendant la main à Freijat.

- Je ne comprends pas, indiqua Freijat en se redressant à moitié avant de prendre la main tendue pour se relever.

Aucun vertige. Pas de douleur dans les épaules ou les jambes. D’habitude, après une chasse, elle se sentait mal. Freijat ne comprenait pas.

- Tu as enfin eu gain de cause. Tu es devenue poreuse. Cela devait bien se produire un jour.

- Poreuse ? répéta Freijat. Tu m’as dit que cela signifiait mourir. Je ne suis pas morte !

- Je t’avais dit que ça dépendait à qui tu le demandais, répliqua Sahale. Ton cœur ne bat pas.

- Toi non plus ! rétorqua Freijat qui l’avait constaté des années plus tôt alors qu’elle se reposait contre le torse du guérisseur.

Face à sa remarque de l’époque, il avait simplement répondu « privilège de supérieur ».

- Privilège de supérieur, répéta-t-il.

Freijat fronça les sourcils. Elle ne comprenait pas.

- Tu viens de devenir l’une des nôtres. Bienvenue, chère sœur, annonça Sahale en souriant.

- Bienvenue, entendit-elle un peu partout autour d’elle.

Comment pouvait-elle capter des sons émis aussi loin ?

- Privilège de supérieur, répéta Sahale en souriant. Ne t’inquiète pas. Je vais tout t’expliquer. À moins que tu ne préfères que notre Ancêtre s’en charge lui-même ?

- Non, répondit Freijat.

Déjà, l’Ancêtre avait indiqué sa volonté que Sahale s’en charge et Freijat voulait lui plaire. Ensuite, elle adorait l’idée de passer du temps avec le guérisseur. Sahale sourit. Il comptait bien lui transmettre tout ce qu’il savait.

- Je ne peux pas être une supérieure, lança Freijat.

- Pourquoi pas ? répliqua Sahale.

- Seuls les hommes peuvent être supérieurs, s’expliqua-t-elle.

Sahale resta un instant interdit, visiblement confus.

- Ce n’est pas illogique qu’elle le pense, dit une voix lointaine. Après tout, les femmes Vampires sont rares parmi nous.

- Freijat est la troisième et nous sommes des centaines, dit un autre.

- Les femmes aussi peuvent être des Vampires, assura Sahale. C’est juste rare qu’un Ancêtre fasse ce choix.

- Pourquoi ? demanda Freijat.

- Je ne sais pas et je ne compte pas interroger un Ancêtre pour le savoir, indiqua Sahale.

- Peut-être pour ne pas créer de dissensions, proposa une voix lointaine.

- Ça évite les jalousies, en dit une autre.

- C’est une histoire de sexe, c’est ça ? supposa Freijat.

Sahale acquiesça.

- Je ne compte pas coucher avec l’un de vous, pas même toi, Sahale. Que je sois supérieure ne change rien.

- Dommage, soupira une voix.

- Tu es libre de ce faire ce que tu veux et je t’assure que je ne te forcerai jamais, insista Sahale.

Freijat sourit timidement. Ses propos venaient de la rassurer. Elle se détendit, ses épaules descendant.

- Première leçon : mordre sans drainer sa victime de son sang, indiqua Sahale. Les sources sont rares. Il est hors de question de la tuer à chaque morsure.

Freijat se demanda pourquoi il avait pris la peine d’énoncer une telle évidence. Elle se garda bien de tout commentaire. Elle respectait beaucoup le guérisseur.

- Pour l’instant, tu n’as pas de source dédiée. Elle va être prévenue de son changement de statut et ne devrait pas tarder à t’être livrée.

Freijat se souvint de sa propre nomination. Ce jour lui sembla loin, perdu au milieu d’une brume. Elle se souvint de sa peine d’être à jamais éloignée de Kre-mi. Repenser à l’homme de ses rêves firent se mouiller ses yeux.

- Sarracénie ? Ça va ? s’enquit Sahale en lui prenant délicatement les mains.

- Oui, assura-t-elle en hochant la tête.

Elle renifla et repoussa ces pensées parasites. Elle devait apprendre à être une supérieure. Écouter Sahale et apprendre de lui, seul cela importait. Refouler ses sentiments pour Kre-mi s’avéra très difficile. Elle inspira plusieurs fois.

- Tu n’as plus besoin de respirer, précisa Sahale en souriant.

- Ah bon ? Hé bien, ça me fait du bien, se défendit Freijat.

- Je comprends, assura-t-il.

- Toi aussi, tu respires ! l’accusa-t-elle.

- Pour parler, il faut bien.

Freijat ronchonna et fronça les sourcils mais ne put contrer l’argument.

- Mais je n’en ai pas besoin pour vivre, insista Sahale.

- Quel intérêt ? demanda Freijat.

- Je n’ai pas dit que ça avait le moindre intérêt. Je t’informe, c’est tout. Si on te pend, par exemple, tu ne mourras jamais.

- Pourquoi voudrait-on me pendre ? répliqua Freijat.

- C’est un exemple ! s’insurgea Sahale. On ne peut pas non plus te noyer ou t’étrangler.

Freijat se figea, les yeux grands ouverts, fixant Sahale comme un poisson. Le guérisseur poursuivit :

- Pour tuer un supérieur, mieux vaut s’en prendre à son cœur. C’est plus sûr comme méthode.

- Mais pourquoi quiconque voudrait s’en prendre à moi ? s’énerva Freijat.

- De ce fait, tu dois toujours protéger ton cœur, termina Sahale, ignorant ainsi la remarque acide de l’ancienne source. D’autres méthodes permettent de mettre fin à nos vies, comme nous trancher la tête. Je vais t’apprendre à éviter ça, ne t’inquiète pas.

- Je ne m’inquiétais pas jusque-là. C’est ton discours qui me fait peur. Pourquoi quiconque voudrait s’en prendre à moi ? Je ne comprends pas, lança Freijat d’une petite voix aiguë sifflant entre ses lèvres pincées.

- Tu as vécu dans un cocon jusqu’à maintenant, indiqua Sahale. Tu ignores tout du monde réel.

- Le monde réel ? Mais de quoi parles-tu ?

- Notre domaine a ses limites, tu le sais, n’est-ce pas ?

- Les clôtures me l’ont clairement indiqué, répliqua Freijat, plus triste qu’acide.

- Je parle du domaine global, celui possédé par les cinq familles réunies.

- J’avoue ne pas comprendre. Vous vous partagez le monde.

- Non, ma sarracénie. Notre territoire est minuscule comparé à l’immensité des terres émergées. Au delà de nos frontières, le chaos règne en maître. Les supérieurs – là-bas nommés Vampires – s’attaquent entre eux.

Freijat se souvint l’avoir déjà entendu utilisé ce terme, des hivers auparavant. Les propos de Sahale la surprirent énormément. Y avait-il quelque chose au-delà du territoire des supérieurs ? Ne possédaient-ils pas l’intégralité des plaines, montagnes et lacs ?

Et puis, les Vampires là-bas s’attaquaient entre eux ? Freijat n’avait jamais été témoin de la moindre rixe entre supérieurs. Ils ne montaient jamais le ton, ne s’agressaient jamais, ni verbalement, ni physiquement. Le seul moment agressif avait été l’exécution de son receveur hors la loi. En dehors de cela, les supérieurs se montraient toujours cordiaux et respectueux entre eux.

- Pourquoi les autres Vampires se battent-ils ? interrogea Freijat, interloquée.

- Parce que les sources sont un secret bien gardé.

- Je ne comprends pas, avoua Freijat qui ne voyait pas le rapport.

- Sais-tu pourquoi nous ne nous nourrissons jamais des non sources ?

- Parce que les sources vous suffisent ? supposa Freijat.

- Parce que quand un Vampire mord un humain, il lui transmet du venin. Ce poison a pour effet de transformer l’humain en Vampire, le rendant impropre à la consommation.

- Pourquoi la source ne se transforme-t-elle pas ?

- Les sources sont immunisées, jusqu’à ce qu’elles deviennent poreuses.

Freijat plissa les paupières. Si un supérieur se nourrissait d’une travailleuse ou d’une suivante, la victime se transformerait immédiatement en supérieur, interdisant une nutrition supplémentaire. Le carnage serait gigantesque. En restant immunisée aussi longtemps, Freijat avait offert de la nourriture aux supérieurs, permettant aux humains de ne pas subir les attaques des buveurs de sang.

Freijat comprit que son rôle de source était primordiale. Il permettait l’équilibre entre les Vampires et leur nourriture. Les humains vivaient dans la paix et heureux parce que les supérieurs, repus et assurés de l’être, prenaient soin d’eux.

- Les Vampires en dehors de notre domaine n’ont pas cette possibilité. Nous gardons jalousement nos sources, expliqua-t-il. De ce fait, ils tuent leur victime à chaque fois qu’ils se nourrissent.

- Les humains doivent tomber comme des mouches ! s’exclama Freijat.

- Oui et non. Déjà, le Vampire qui se nourrit tue généralement le nouveau né, pour éviter une surpopulation. Généralement, il lui arrache le cœur avant même qu’il ne soit conscient d’être devenu un Vampire.

- Quand une source devient poreuse, vous lui arrachez le cœur ?

- Oui, car seul l’ancêtre a le droit de se reproduire.

Freijat avala difficilement sa salive. Elle se souvint de la main de l’ancêtre sur son dos, juste au-dessus du cœur. Il avait longuement hésité à la garder. Elle avait eu énormément de chance. Qu’il ait choisi de la garder, bien sûr, mais surtout qu’il se soit agi de l’Ancêtre.

Si elle s’était transformée sous les crocs de son receveur, peut-être l’aurait-il gardé mais il avait déjà un petit bâtard né hors la loi. Devoir vivre cachée, se nourrir la nuit, la peur au ventre, pour finalement se faire tuer par les membres de la famille. Quelle horreur !

Si elle s’était transformée après avoir offert son bras à Sahale, le guérisseur l’aurait tué. Il respectait les règles à la lettre.

Quant à Ayaxoatl, aucune idée de s’il l’aurait gardée ou pas.

Freijat frémit. Elle avait vraiment eu beaucoup de chances.

- Les Vampires hors des domaines tuent à chaque fois qu’ils se nourrissent. Ça ne m’explique pas pourquoi ils s’entre-tuent ! s’exclama Freijat.

- C’est la loi de la nature. S’il y a trop de prédateurs pour peu de nourriture, alors les combats font rage. Les prédateurs se retrouvent obligés de se définir un territoire et de le protéger.

- Vous êtes obligés de protéger votre domaine des indésirables venus de l’extérieur, comprit Freijat.

- C’est exact, confirma Sahale. Régulièrement, des Vampires nomades tentent de pénétrer nos terres et nous les abattons sans sommation. Tu risques d’en croiser et crois-moi, ils seront entraînés. Ils viseront ton cœur sans te laisser la moindre chance. D’où l’importance que tu apprennes à te battre.

Freijat comprenait parfaitement.

- Les Vampires ne sont pas la seule menace, indiqua Sahale. Ici, nous avons crée une société où les humains et nous vivons en paix. Seules les sources offrent de la nourriture. Les autres n’ont rien à craindre de nous. De ce fait, les humains ne nous attaquent pas. Ils vivent bien ici. Nous leur offrons un cadre de paix et de tranquillité. C’est tout l’inverse dehors. Les humains peuvent se faire mordre à chaque coin de rue.

Freijat hocha la tête.

- Tu imagines bien que les humains ne se sont pas laissés faire, poursuivit Sahale. Ils ont répliqué. Ils ont formé des combattants qui chassent et tuent les Vampires.

Freijat en eut le souffle coupé. Elle saisit à quel point sa connaissance du monde était limitée et que son village et ses environs ressemblaient, grâce aux supérieurs, au paradis.

- Enfin, les humains ont tendance à vouloir ce qui appartient à leur voisin. Nous empêchons les résidents de notre domaine à se battre. Nous servons de médiateur. Nous aidons à la résolution pacifique des conflits. Chaque mort lié à une querelle est une perte inutile. De ce fait, il n’y a eu aucune guerre depuis des siècles au sein de notre population. Dehors, ce n’est pas le cas. Or un soldat attaque tout ce qui passe, humain ou Vampire. Parfois, un buveur de sang se fait tuer totalement par erreur.

- C’est horrible, souffla Freijat, anéantie.

Elle n’avait jamais eu à connaître tel malheur. Elle peinait à imaginer un monde aussi sombre et plein de haine.

- D’où l’importance de savoir où se situent tes faiblesses et d’apprendre à te défendre, termina Sahale.

- Je comprends, assura Freijat. Je comprends très bien. Je veux tout savoir.

Sahale rit de bon cœur à une telle impatience.

- Nous avons beaucoup digressé mais à la base, nous parlions de ? interrogea Sahale.

- Je ne sais plus, admit Freijat.

- Demande à ta mémoire, proposa Sahale.

Freijat se plongea dans ses souvenirs pour les découvrir limpides. Elle se souvenait de chaque mot, mais aussi du chant des oiseaux, du taux d’humidité dans l’air, de la force du vent, de la direction exacte du soleil, de l’odeur de pins et de menthe, du goût sucré dans sa bouche. Freijat retourna au présent pour constater que Sahale avait posé sa main sur elle, un peu en dessous des seins.

- Que fais-tu ? demanda-t-elle, curieuse de connaître la raison de ce contact mais certainement pas apeurée ni dégoûtée.

Elle aimait Sahale, d’un amour sincère et tendre, mais celui pour Kre-mi envahissait tout son être, rendant impossible la concrétisation physique de cet amour pour Sahale. Ils marchaient souvent main dans la main et se faisaient des câlins mais cela n’allait jamais plus loin. Sahale ne caressait pas son sein. Sa main reposait, tranquille, juste en dessous.

- Mes doigts enserrent ton cœur. Il me suffit de tirer et tu es morte. Tu ne t’es même pas rendue compte que je m’approchais de toi. Se perdre dans sa mémoire parfaite est très dangereux.

Freijat frémit. Il venait de lui enseigner une sacrée leçon. Elle hocha la tête et il reprit sa main.

- Alors, de quoi parlions-nous à la base ?

- Ne pas drainer sa victime de son sang, indiqua Freijat en remuant le bout du nez.

- Pour les Vampires au-delà de nos frontières, l’ordre est inverse. Il faut drainer toutes ses victimes de son sang afin de ne pas gaspiller puisque de toute façon, elles vont mourir. Nous devons au contraire économiser. Les sources sont rares et précieuses. Il est interdit de tuer. Si ta source devient poreuse, tu lui arraches le cœur mais interdiction de retirer la vie pour se nourrir en dehors de cela. Si tu as des envies de meurtre, ce que je comprendrais, les serviteurs sont là pour ça. Pas trop non plus, hein ! Ils sont utiles aussi mais t’amuser de temps en temps est permis.

Freijat sourit. Elle trouva l’idée très attirante. Elle se voyait déjà torturer, laisser sa proie s’échapper pour mieux la rattraper, lui briser les os des jambes et la voir ramper en hurlant.

- L’idée de faire souffrir ou de tuer quelqu’un ne me dérange pas du tout, constata-t-elle.

- Tu es supérieure. Tu as le droit, assura Sahale.

Freijat adora l’idée. Elle en frémit d’extase.

- Si tu tues une source avant qu’elle ne devienne poreuse, la première fois, tu écopes d’un avertissement. La punition en cas de récidive est la mort. Si tu sens que c’est difficile, demande de l’aide. Tu es jeune. Nous comprendrons. Tu n’as pas à avoir honte.

- Et si j’ai faim ? chouina Freijat.

- Je vais t’apprendre à économiser ton énergie. Ce n’est pas pour rien si nous mangeons de la nourriture classique et si nous nous déplaçons en traîneau tiré par des chiens. Nous pourrions nous contenter de sang et courir, mais la perte énergétique nécessiterait dix sources à chaque fois. C’est inconcevable. Nous devons prendre soin de nos résidents.

Freijat acquiesça. Elle comprenait très bien. Lors de son premier repas de sang, les yeux rivés dans ceux de Sahale, Freijat parvint à retirer ses dents de sa source - un jeune homme aux yeux noirs à qui elle n’avait qu’à peine prêté attention - sans le drainer complètement.

Sahale la félicita longuement. Elle ne le mordit pas le lendemain, n’en ressentant pas le besoin. Elle préférait que sa source s’économise. Elle sentait qu’elle allait aimer boire beaucoup en une fois, quitte à en rien consommer pendant des jours. Elle choisit ce rythme là.

Sahale lui apprit ensuite à maîtriser ses cinq sens, à rentabiliser ses gestes en cessant de cligner des yeux ou de transpirer, par exemple, gestes humains devenus inutiles. Ce jour-là, elle comprit que Sahale ne le faisait que pour ne pas déranger les humains près de lui. Sa source devait donner davantage pour cela.

Sahale lui montra ses forces et ses faiblesses puis, il la laissa pour reprendre son travail de guérisseur auprès des résidents et Freijat se retrouva pour la première fois seule sans lui, supérieure ne sachant que faire de ses journées.

Ce fut instinctivement que son regard se tourna vers le village où vivait Kre-mi. Elle pouvait aller le voir, l’observer, s’abreuver de sa présence, s’enivrer de son odeur. Plus rien ne l’en empêchait.

Elle sortit du domaine clos, sautant par dessus la palissade qui n’avait plus rien d’infranchissable. Elle connaissait la direction par cœur. Elle n’avait pas fait dix pas que Sahale apparut devant elle.

- Je te croyais parti en soin ! lança Freijat, malgré tout contente de le voir.

- Ma priorité en ce moment, c’est toi, indiqua Sahale. Je dois te former.

- Tu n’as pas fini ? s’étonna-t-elle.

- Non. Tu as juste acquis la base. Le reste viendra avec l’expérience et je serai là pour te guider. Tu comptes rejoindre Kre-mi ?

Freijat blêmit. Était-elle si prévisible ? Elle acquiesça. Sahale poursuivit :

- Il ne sera désormais plus en mesure de refuser mais souhaites-tu vraiment le forcer ?

- Je ne veux le forcer à rien ! s’étrangla Freijat. Je ne comptais même pas l’approcher ! Je veux juste le voir, le sentir, le…

Freijat retint le « caresser » qui venait de presque franchir la barrière de ses lèvres. Sahale lui envoya un regard bien senti.

- Tu es devenue supérieure. Il ne pourra pas refuser mais tu ne désires pas que cela se passe ainsi, n’est-ce pas ?

Freijat secoua la tête en laissant une larme couler. Sahale insista :

- Je pensais ce que je t’ai dis à l’époque. Humaine ou Vampire, cela ne change rien : tu dois faire ton deuil. Sa vie est ailleurs, loin de toi. C’est comme ça. Il est heureux auprès de sa femme et de ses enfants. Tu l’aimes ?

- Toi aussi je t’aime, répondit Freijat.

- Tu es adorable d’essayer de me rassurer.

Freijat rougit intensément.

- Sauf que tu en profites également pour détourner le sujet. C’est de toi qu’on parle, pas de moi. Si tu l’aimes, alors tu dois accepter de le laisser vivre sa vie auprès des siens. Il est heureux. Tu ne veux pas détruire ce bonheur ?

Freijat secoua négativement la tête. Elle comprenait. Elle se tourna vers les palissades. Elle allait devoir trouver de quoi s’occuper, et vite. Tout pour combler ce trou, ce vide, cette absence, ce néant.

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