- Comment ça l’échéance a été avancée ? s’exclame Hans hors de lui.
- Tellin me l’a appris ce matin. Je suis désolée.
- Plus qu’un mois c’est beaucoup trop peu. Excuse-moi, mais ton niveau n’est toujours pas fameux.
- Ne me rajoute pas de pression, merci !
Je me mordille le bout des doigts. Mon collègue se trouve dans une position délicate par ma faute. Il va falloir que je bosse davantage.
- Cette mission commence à devenir impossible, dit Hans en passant une main devant ses yeux.
- De toute façon, on n’a pas le choix.
- Comme d’habitude quoi. Tu ne voudrais pas t’entretenir avec ton père pour qu’il revienne sur sa décision ?
- Va le faire toi-même. Je tiens trop à la vie, ricané-je.
- Non merci, sans façon, répond-il sur le même ton.
Mon collègue reprend sa marche frénétique de droite à gauche. Ce mouvement me donnant le tournis, je me retourne pour éviter de le voir.
- Au fait, tu ne connais toujours pas la raison pour tes cours de tir ? me demande-t-il en me prenant par surprise.
- Malheureusement non, mais je doute que cela soit propre.
Hans pose sa main sur mon épaule. Je ne bouge pas. Il sait que je déteste ce que je fais, mais au fond de moi, je me pose sans cesse des questions pour tenter de savoir s’il comprend vraiment ma situation. Chaque fois que je le regarde, je crains de voir cette pitié que Vincent aborde dès que je suis avec lui. Mais je ne distingue rien, il ne laisse rien transparaitre.
- Elena, si c’est trop dur, tu peux m’en parler. Au vu de ton état, j’en déduis que tu as dû accomplir ta mission aujourd’hui. C’était comment ?
- Pourquoi me poses-tu cette question ? C’était horrible tout simplement. Depuis un moment, on me fait combattre plusieurs cobayes à la fois. Pour gagner du temps qu’ils disent. À croire qu’il souhaite tester mes limites. C’est pénible. Je me demande tout le temps si je vais réussir, mais mon instinct de survie prend le dessus et je tue.
Je me retourne pour faire face à Hans.
- Que veux-tu entendre de plus ? C’est chaque fois la même chose ! m’exclamé-je.
Mon collègue fronce les sourcils.
- Non, ce n’est pas ce que je veux entendre. Aujourd’hui, il s’est passé quelque chose de différent. Tu n’es pas dans ton état normal. N’importe qui pourrait le voir. Et ne va pas me dire que c’est l’ordre du maréchal qui te gêne.
Encore une fois, il a visé juste. Cette mission spéciale ne s’est pas déroulée de la même manière que les autres. Je me fiche bien de savoir que je n’ai qu’un mois pour m’améliorer au tir. Hans sera peut-être un peu réprimandé, mais sans plus alors que moi j’encaisserai tous les coups. J’ai l’habitude de toute façon.
- Laly Spenter, cela te dit quelque chose ?
- Non, pourquoi ?
- Voisine d’Isis. Petite fille d’environ 6 ans. D’après mon aide de camp, c’est la joie de vie incarnée. Moi je la connais sous le nom de cobaye 7427.
Les yeux de Hans s’écarquillent d’horreur.
- Ne me dis pas que…
Il ne termine pas sa phrase, sans doute par crainte de voir son hypothèse confirmée. Je complète à sa place.
- Si, c’était ma cible d’aujourd’hui. Elle est arrivée dans le même convoi qu’Isis, mais elle n’a pas eu la chance de devenir aide de camp. Elle était trop jeune pour être d’une quelconque utilité. Je me souviens d’elle. On nous avait appelés pour venir choisir notre aide de camp. Elle se cramponnait à la main d’Isis. Lorsqu’il a fallu les séparer, elle s’est mise à pleurer. Isis a voulu l’aider, mais je le lui ai interdit et maintenant elle est morte. Je l’ai tuée comme des centaines d’autres.
Mon ton est monocorde. On dirait que je récite un rapport à mes supérieurs. Je suis dégoutée par ce que j’ai fait, mais l’indifférence est le seul moyen que j’ai trouvé pour ne pas craquer.
- C’est la première fois que j’ai une cible aussi jeune, avoué-je.
Hans ne dit rien. Il se contente de m’observer, mais je vois bien à son regard qu’il a du mal à accepter ce qu’il vient d’entendre. D’un côté, comment le lui reprocher ? Moi, même, je ne parviens pas à réaliser l’horreur que j’ai commise, pourtant son prénom, le seul parmi les centaines de chiffres, se trouve déjà dans mon carnet sous l’évier.
- Je suis désolé, finit-il par déclarer dans un souffle.
Je me mords la lèvre inférieure.
- Pourquoi t’excuses-tu ? Tu n’aurais rien pu faire. C’est plutôt auprès d’Isis que je devrais m’excuser même si je crains qu’elle ne le supporte pas. Comment veux-tu que je la regarde en face ?
- Ne lui dis rien. C’est mieux ainsi, répond mon collègue.
Isis ne doit rien savoir. C’est une certitude, mais quelque chose me dérange dans cette affirmation. Je lui mens et ça ne me plait pas, toutefois je suis dans une impasse. Lui apprendre la vérité, c’est la mettre en danger. Si je ne l’avais pas choisie, elle serait peut-être déjà dans une fosse commune. Le seul fait d’y penser me donne la nausée. Ne plus la voir me rendrait bien triste. Je dois à tout prix la préserver de ces expérimentations. Elle mérite de vivre. Une petite voix dans ma tête rajoute : « comme tous les autres qui sont morts. » Il m’arrive de temps à autre d’espérer que tout ça ne soit qu’un mauvais rêve, mais un rêve ne dure pas six ans. Hans voyant que je suis repartie dans mes sombres réflexions me donne une tape sur l’épaule. Je reporte mon attention sur lui.
- Cesse de te prendre la tête ! Tu ne peux rien faire pour le moment, me dit-il.
- Je sais, mais je m’en veux. Vincent a raison lorsqu’il dit que je devrais arrêter.
- Si c’était possible, je suis sûr que tu l’aurais déjà fait. Malheureusement, ton père ne semble pas vouloir te lâcher.
Je revois son dégoût lorsqu’il me torturait. Je me demande pourquoi il s’acharne. Il ne m’a jamais montré la moindre affection, contrairement à ma mère adoptive. Je secoue la tête. Il faut que je me ressaisisse comme je le fais à chaque fois.
- Sinon, que fait-on pour l’entrainement ?
Si Hans n’apprécie pas mon changement de discussion, il ne me fait aucune remarque.
- Je ne vois pas d’autre solution que d’augmenter la cadence. Je ne laisserai pas passer la moindre faute de ta part. Te voilà prévenue. Je dois absolument terminer quelque chose donc on se retrouve dans deux heures à la salle d’entrainement.
- Puisqu’il le faut, soupiré-je.
Mon aide de camp revient comme convenu une heure plus tard. À peine de retour, je dois lui dire de repartir. Je ne supporte pas de me dire qu’elle ne me sert à rien pour le boulot. Cependant hors de question de le signaler à Tellin, il est capable de me la reprendre et de l’envoyer chez Assic. Je vais voir si Luna peut s’en occuper. J’explique à Isis la situation en deux, trois mots puis nous allons chez Luna. Malchance pour moi, ma sœur est introuvable. Je n’ai pas le temps de la chercher. Hans m’attend dans 20 minutes et je dois encore récupérer mon matériel dans ma chambre. Je réfléchis à qui je pourrais la laisser. Nikolaï représente la deuxième option. Je me dépêche de rejoindre son bureau. Je frappe pour entrer directement après qu’il m’y invite. Il est assis à sa table qui est incroyablement ordonnée contrairement à la mienne. Il me regarde, étonné. Il est vrai que je viens rarement ici.
- Nikolaï, j’ai un contretemps. Tu peux me garder Isis ? Je n’ai pas trouvé Luna.
Il se cale dans le fond de son siège et retire ses lunettes. Elles lui donnent un petit côté décalé et cachent les traits de son visage. J’y retrouve quelques points communs avec son frère, dont ses cheveux sombres, mais la ressemblance s’arrête là.
- Si tu veux. Un peu de compagnies est toujours la bienvenue. Tu vas où ?
- Un entrainement avec Hans. Je dois filer. Merci pour ton aide.
- Il n’y a pas de quoi, répond-il.
Je reporte mon attention vers Isis qui n’a toujours pas dit un mot. Je pose une main sur son épaule.
- Excuse-moi. On se retrouve ce soir.
- Ce n’est rien. Fais ce que tu dois faire.
Je lui souris puis claque la porte derrière moi. Je me fais peut-être des illusions, mais elle avait l’air lassée. Après mon entrainement, il faut que j’aie une discussion avec elle. La situation ne doit pas être simple pour elle. Je ne la vois pratiquement pas ces derniers temps à cause de tous ses entrainements. J’entre dans ma chambre et empoigne mon casque, une serviette ainsi que de l’eau. J’arrive à la salle où mon collègue m’attend déjà. Il a enlevé sa veste et retroussé les manches de sa chemise. Il a décidé de se mettre à l’aise. Je l’imite. On n’est pas à une réunion. Je peux bien me permettre un petit écart vestimentaire. Je prends tout de même garde à laisser mes bras couverts. Il y a des choses que je ne suis pas encore prête à montrer. Je décintre mon sabre, car il me gêne lorsque je tire. Quelques soldats se trouvent à l’autre bout de la pièce, mais je ne fais pas attention à eux. Je sors mon arme de son étui. Je commence à bien l’avoir en main. J’applique mon casque sur mes oreilles. Depuis que je tire beaucoup, Hans me conseille de le mettre pour éviter des effets secondaires indésirables. Il appose le sien en même temps. Je me positionne. Il me donne le signal et je tire.
L’entrainement a duré plus longtemps que prévu. Hans n’avait pas menti lorsqu’il a dit qu’il serait intransigeant. Je dois avouer que je ne l’imaginais pas aussi perfectionniste. J’ignore combien de fois, il m’a fait recommencer une série de tir, car selon lui, même si ce n’était pas mal, cela restait mauvais. Un vrai tyran ! Je suis épuisée. Malgré le fait que je n’ai pas pris mon repas du soir, je ne vais pas à la cantine. Je n’ai pas faim. Je suppose qu’Isis est retournée à sa chambre. Nikolaï doit aussi se reposer. Mon intuition est bonne puisque dès que je frappe chez mon aide de camp, celle-ci m’ouvre directement après. Elle me laisse rentrer. Comme toujours, elle aborde un grand sourire. J’ai d’autant plus honte de ce que j’ai accompli aujourd’hui. Je m’assois sur une chaise et elle s’affale sur son lit.
- Alors ta journée s’est bien passée ? me demande-t-elle.
- Comme d’habitude. Et toi, avec Nikolaï ?
- Rien de spécial. Tu sais, je peux très bien me débrouiller seule lorsque tu es occupée.
- Je préfère éviter.
Elle se redresse et colle son dos au mur.
- Pourquoi ?
- Tu ne connais rien de cette base.
- Ses secrets, j’en suis certaine, mais je peux me repérer maintenant.
- Tu oublies ce qui s’est passé lors de ton premier jour.
Isis pousse un soupir.
- Cela n’est arrivé qu’une seule fois.
- Peut-être, mais on n’est jamais trop prudent.
- Elena, tu sais que tu peux me faire confiance.
Elle insiste, mais avec moi cela ne marche pas. Je refuse qu’il lui arrive quoi que ce soit. Tant que je n’ai pas trouvé un moyen de la faire partir en toute sécurité, elle sera toujours en danger. Malheureusement, sortir d’ici est beaucoup plus compliqué que d’y entrer. Je reprends :
- Moi peut-être, mais pas les autres. Tu es une cible facile. Les gens de la base ne m’apprécient pas et ils pourraient très bien te prendre pour un rebelle.
- Encore cette histoire de rebelles. Ils sont qui à la fin ?
- Honnêtement, je ne sais pas.
Sa bouche s’arrondit. Elle doit croire que je connais tout de cette base, car je suis haut gradé, mais ce statut ne représente rien pour mes supérieurs. On est tous à la même enseigne face au maréchal excepté Tellin et Luna qui sont des cas à part. Luna est sa fille modèle et Tellin le fils qu’il a toujours voulu avoir. Moi je ne suis rien pour lui. Seulement celle qui doit se salir les mains pour qu’il puisse récupérer toutes les gloires. Après s’être remis de sa surprise, Isis s’enquière un demi-sourire aux lèvres :
- Tu plaisantes ?
- Ai-je l’air ?
- Pas vraiment non.
Je frotte mes yeux comme pour cacher l’irritation qui commence à poindre. La fatigue n’arrange en rien cela.
- Isis, combien de fois vais-je devoir te dire de ne pas te mêler de ces affaires ?
- C’est la meilleure celle-là. Tu sais Elena, je n’ai jamais demandé à être là. Je souhaitais simplement continuer à vivre dans mon village même si mes parents ont été injustes avec moi, j’étais bien chez moi. Il n’y avait pas tous ces secrets. On ne se voilait pas la face si quelqu’un avait quelque chose à déclarer, on le faisait et souvent pas avec des pincettes. Je vais t’expliquer quelque chose. Cela vaut aussi bien pour toi que pour Liam, vous n’irez jamais de l’avant en voulant toujours vous cacher, s’exclame-t-elle.
Je soupire et c’est d’une voix lasse que je lui réponds :
- Tu ne m’apprends rien, Isis. Tu crois que je n’ai pas envie de dire ce que je pense, que j’aime être enchainée ici. Tu as tout faux. Je déteste cet endroit, mais vois-tu, je n’ai pas eu le choix. Mon père m’a enrôlée de force dans l’armée dès que j’en ai eu l’âge. Je n’ai jamais demandé à être une experte à l’épée ou au combat. J’aurais pu fuir, mais si je fais ça, cela fait de moi un déserteur. Tu connais le sort qui leur est réservé ?
Je passe mon doigt sous ma gorge et le fais glisser rapidement avant de reprendre :
- La mort. Je n’ai aucune envie de finir de cette manière.
- Mais cette pratique n’a pas été supprimée ? On n’est pas juste emprisonné ou puni d’une autre manière ? demande-t-elle d’une voix hésitante.
- Pas ici. Nous sommes un cas bien spécial. Dans le registre, on notera simplement : « accident ». On se fiche bien de connaitre les circonstances exactes de notre mort.
- Le régime n’a jamais envoyé d’inspecteurs ?
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir un fou rire.
- Ma pauvre Isis, tu es trop naïve. Le gouvernement connait très bien nos pratiques. Il ferme les yeux, car nous leurs sommes utiles. C’est aussi simple que ça.
Le visage de mon aide de camp affiche une terreur intense. Je ne culpabilise pas. C’est pour sa survie que je lui dis ça. Elle doit se rendre compte que nous ne sommes pas des enfants de chœur. Chacun de nous possède une noirceur profonde. Si nous avons atterri dans cette base, si nous sommes l’élite, ce n’est pas un hasard, c’est parce que nous devons protéger un secret encore bien plus sombre que le nôtre. Nos dirigeants ne peuvent pas se permettre qu’il échappe à son contrôle. Il est prêt à payer le prix fort pour ça, que ce soit en argent ou en vie humaine. Je pose mon poing sur mon menton.
- Alors ta curiosité est satisfaite.
- Tu affirmes tout ça juste pour me faire peur.
- J’aimerais bien, mais non. C’est la vérité. Je te conseille de t’en tenir là.
- Liam m’a dit que vous devez tous jouer un rôle. C’est vrai ?
Je tique. Qu’est-ce que cet idiot est allé lui raconter ? Je devrais peut-être surveiller leur amitié. Je ne le connais pas bien. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir derrière la tête. Cela m’inquiète plus que je ne le souhaiterais.
- Il y a du vrai. C’est la seule réponse que je peux te donner.
- C’est pour ça que tu as crié chez le médecin ?
Je fronce les sourcils. Où veut-elle en venir ? Puis je me rappelle de quoi elle parle. Je n’allais pas bien à ce moment-là.
- Non ! m’exclamé-je d’un ton un peu trop brusque avant de me radoucir. J’étais juste fatiguée.
Isis sursaute et se mure dans le silence.
- Pardonne-moi Isis, soupiré-je. Je désire t’aider, mais tu vois, ta situation n’est pas simple. Il faut me promettre de ne pas t’occuper des affaires de cette base. Contente-toi de suivre mes instructions. Tu n’es pas dans ton village ici, mais dans une base militaire. Fais attention, est le seul conseil que je peux te donner. Ne fais confiance qu’à toi. Méfie-toi de tout et de tout le monde. Moi, Luna, Liam. Tout le monde. Tu comprends ?
À voir à sa tête, je sais que ce n’est pas le cas et pourtant elle me répond :
- Oui, je te le promets.
Je me lève. Il est temps d’aller dormir.
- Je vais te laisser. Repose-toi bien, lâché-je pour clore la discussion.
Isis ne bouge pas. Elle ne dit rien. Je la laisse dans ses réflexions pour me reconcentrer sur moi. Il faut à tout prix que je trouve un moyen de la sortir d’ici. Je jure qu’elle ne finira pas comme Laly et tous les autres que j’ai tués jusqu’à présent. Jamais cela n’arrivera !