Chapitre 23 : La fille du pêcheur
Einold
La troupe royale passait la nuit à deux jours de chevauchée de Terce quand Einold commença son récit. Les voix des soldats retentissaient plus loin autour des feux de camp. Un délicat parfum de bruyère d’hiver flottait sur la veillée, bienfaisante après la lourde odeur de boue qui avait accompagné les soirées précédentes.
– J’avais dix-sept ans quand je suis monté sur le trône, commença le roi sans prévenir. Ma mère, Blanche, fut emportée par une mauvaise fièvre en quelques jours.
Albérac se leva, prêt à prendre congé, mais un signe d’Einold le retint. L’aventurier lui inspirait confiance et il comptait sur lui pour servir d’interprète, tant il craignait que ses pensées tortueuses demeurent obscures aux deux jeunes gens. Ceux-ci, qui guettaient ce moment depuis plusieurs jours, n’existaient déjà plus que dans la voix grave de leur père. Leurs mains se lièrent sans qu’ils y prennent garde et la même extrême attention s’afficha sur leurs visages parfaitement identiques.
– Bien sûr, comme vous, j’avais reçu l’éducation nécessaire à mon rôle, poursuivit Einold, mais du jour au lendemain, je perdais ma mère et je prenais la tête du royaume alors que je pensais avoir de longues années devant moi pour me préparer à régner. Je me suis senti bien isolé et bien jeune. Les ministres, fidèles à Blanche depuis des décennies et en qui j’avais toute confiance, m’ont parfaitement conseillé. Je suis resté longtemps attentif à leurs avis, même si peu à peu, j’ai pris les décisions seul. Comme un roi se doit de le faire.
En face de lui, Themerid hochait la tête comme s’il s’imaginait à la place de son père. Il aurait probablement réagi comme lui, étouffant le chagrin et la crainte pour se bâtir une envergure de souverain et s’acquitter de son devoir. La différence, si cela se produisait, c’est qu’il ne serait pas seul.
– Un jour, mes conseillers se sont mis en tête qu’il était temps pour moi de prendre une épouse. Ils m’ont fait l’inventaire des alliances les plus stratégiques. Pourtant, je ne désirais pas que mon mariage devienne une affaire politique. Je voulais bien choisir la voie du devoir pour tout le reste, mais je rêvais de trouver un amour vrai, sincère. J’espérais chasser la solitude qui enveloppait mon existence.
Einold se souvint de sa fierté d’avoir tenu tête aux ministres. Depuis le début de son récit, il fixait le feu, hésitant à leur révéler ses motivations de l’époque. Il en leva enfin les yeux et dévisagea ses interlocuteurs.
– Voyez-vous, j’avais moi-même été témoin d’un véritable et grand amour. Celui de ma mère avec le père d’Abzal. Je ne m’étendrai pas sur ce sujet car son nom est resté secret. La naissance de mon frère, hors mariage, provoqua un scandale important. Blanche évita de peu la destitution en éloignant son enfant de Terce. Son amant disparut peu après, et la reine mourut trois ans plus tard.
– Vous l’avez connu, le père d’Abzal ? demanda Venzald.
– Assez peu, mais j’ai vu ma mère plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. C’est pourquoi je voulais cela, et rien d’autre.
Le roi se servit une coupe de vin et fit passer l’outre à Albérac. Celui-ci, un peu crispé, semblait avoir du mal à décider s’il était flatté ou gêné d’avoir entendu cette histoire confidentielle. Cependant, Venzald s’agitait sur son siège.
– Père, risqua-t-il finalement, pouvez-vous continuer votre récit à propos de notre mère ?
– J’y viens. Je vous racontais cela pour vous expliquer pourquoi j’ai refusé pendant des années un mariage arrangé. Petit à petit, les ministres arrêtèrent même de m’entretenir à ce sujet. Ce fut au cours d’une tournée comme celle-ci, dans ma quarante-deuxième année, que je suis passé par Tiahyne, un village de Landeterre, sur la côte de la mer de Tornaille. Barnoin d’Elmond m’accompagnait. Il n’était pas encore Grand Prévôt. Nous y sommes arrivés à la fin d’une journée d’hiver.
Les yeux du roi s’étaient de nouveau perdus dans le feu.
***
Très peu de visiteurs se rendaient à Tiahyne, car l’atmosphère puait les entrailles de poisson. L’odeur, supportable mais omniprésente durant les lunes froides, devenait infernale en été et seuls les natifs de l’endroit pouvaient respirer sans tourner de l’œil ou rendre leurs boyaux. Sans doute venaient-ils au monde sans nez.
Einold avait inscrit le bourg à son itinéraire, car il n’y avait jamais séjourné et il s’efforçait à l’équité dans ses visites. Les soldats et le conseiller Barnoin, qui connaissaient l’ambiance olfactive des villages côtiers, protestèrent avec de plus en plus de véhémence à mesure que la troupe approchait. Mais le roi, imperturbable, se tint à ce qui était prévu.
L’isolement rendait les habitants de Tiahyne fort réservés. L’entrée dans la ville, suivie de l’annonce de l’identité du principal voyageur, causa un grand émoi. Le bourgmestre se prosterna, puis dut s’asseoir. Enfin, blanc comme un linge, il parvint à articuler au bout d’un temps interminable que les villageois tenaient à faire honneur au roi en offrant le gîte et le couvert à ses hôtes. On avait réservé pour Einold la plus propre sinon la plus grande des maisonnettes. Il y fut accueilli par une toute jeune femme qui, frappée de mutisme par les évènements, s’empressa aussitôt auprès du roi. Celui-ci, comprenant son trouble, se limita d’abord à très peu de mots. Il n’exigea rien, se contenta de ce qu’elle lui offrait : un siège devant l’âtre, une soupe de poisson blanc, du pain, une liqueur d’ajoncs.
Elle s’affairait sans bruit avec l’air effrayé et surpris d’un frêle animal sauvage. Einold l’observait, à la fois désolé de l’agitation que sa visite provoquait et touché par le charmant ballet qui s’offrait à son regard. La fille, petite et fine, avait un visage plaisant. Chevelure noire aux reflets rouges, peau de neige, yeux bleu profond, tout rappelait chez elle le passage des habitants des contrées du nord-ouest, qui avaient autrefois occupé une partie de la côte de Cazalyne pendant quelques décennies.
Einold avait très envie de questionner la jeune femme, mais il lui répugnait de l’embarrasser davantage. Cependant, ses hésitations furent interrompues par l’irruption d’un nouveau personnage. Un homme petit et rond, au visage sympathique et rougeaud, entra bruyamment dans la pièce. Il peinait à articuler et diffusait autour de lui un fort parfum d’alcool, en plus de celui du poisson.
– C’éty don vrai ! s’exclama-t-il en écartant les bras.
Et il partit dans une diatribe confuse sur l’honneur que représentait la présence du roi dans sa demeure. Pour finir, il s’écroula au beau milieu d’une phrase sur le seuil de sa propre chaumière, et se mit à ronfler.
– C’est mon père… toutes mes excuses, Sire.
La tendresse dans sa voix et le sourire qu’elle retenait laissaient penser qu’elle n’était pas si chagrinée, et que l’homme remportait l’affection de sa fille. Le roi éprouva pour l’ivrogne une grande reconnaissance : il lui avait permis de rire, et d’entendre la jolie voix timide à l’accent chantant des provinces côtières.
Ce moment avait brisé la glace. Il rassura son hôtesse en affirmant qu’il n’était pas homme à se formaliser et commença à poser ses questions. Il apprit ainsi qu’elle se nommait Almena, qu’elle avait vingt ans et qu’ayant perdu sa mère pendant son enfance, elle vivait seule avec son pêcheur de père. Il l’incita à s’asseoir en face de lui et l’interrogea longuement sur la région. Au fil des réponses, la voix d’Almena se posa, elle bavarda plus volontiers. Elle parlait un langage qu’Einold comprenait : tout en retenue, en raison, en devoir. Comme lui, elle assumait son rôle, sans regret, sans rêve de changement.
Le lendemain, il annonça au conseiller Barnoin qu’il séjournerait à Tiahyne quelques jours de plus, avec seulement quatre soldats, et que le reste de la troupe pouvait partir le jour même vers Terce. Barnoin protesta pour la forme — il avait reconnu dans le ton du roi que la décision ne changerait pas — et les hommes tirèrent au sort les quatre malheureux qui allaient devoir supporter un peu plus le fumet de la pêche en décomposition.
Les amours des âmes modérées ressemblent plus au cours d’une rivière en crue qu’à une vague soudaine, comme celles des caractères plus passionnés. Elles n’en sont pas moins ravageuses et le cœur l’emporta sur la raison. Einold ne conçut plus de vivre sans la jeune femme. Almena, malgré son inquiétude par rapport aux réactions de la cour, accepta de suivre son roi pour l’épouser. Son père, aussi truculent qu’elle était réservée, exprima bruyamment sa fierté et pleura également son chagrin. Il aimait sincèrement Almena et supposait que sa modeste condition lui interdirait de la revoir.
Le souverain rentra au château trente jours après son arrivée à Tiahyne, avec une fille de pêcheur dans son bagage.
Les conseillers d’Einold lui tombèrent dessus. Lorsque cessèrent les questions et les cris, il expliqua, imperturbable, qu’il épouserait Almena à la prochaine lune.
Renaude écouta son protégé lui raconter sa rencontre avec la jeune femme. Le récit fut plus long et plus détaillé que tout ce qu’elle avait jamais entendu de la part d’Einold.
– Je me réjouis pour vous, Sire, conclut-elle simplement avec un sourire attendri. En fait, j’ai pris l’initiative de lui rendre visite, avant de vous parler. Je crois la future reine dans les mêmes dispositions que vous. Sinon, elle ne serait pas venue. Elle n’a rien d’une intrigante.
– Je n’en doutais pas vraiment, mais je suis rassuré de vous l’entendre dire, nourrice.
– Elle s’est montrée intimidée de faire ma connaissance, ce qui l’a rendue peu prolixe. Pourtant elle me plait déjà. Elle semble droite, modeste, sensible. Des qualités rares à la cour. Si vous le permettez, je passerai quelques heures avec elle, ces prochains jours. Et si elle-même le souhaite, je serai son amie.
– Non seulement je le permets, Nourrice, mais je vous en remercie infiniment.
– Prenez garde, Sire, à lui accorder de votre temps. Elle n’est venue que pour vous. Il est même probable qu’elle se soit fait violence pour vous suivre. Non qu’elle ne vous aime pas assez, au contraire. Mais elle, petite souris, a tout quitté pour la fosse aux vipères. C’est du moins ce qu’elle doit redouter.
– Croyez-vous ? Pourquoi ne pourrait-elle pas fort bien s’en débrouiller ?
– Parce qu’elle ne parle pas la langue des serpents, et je la pense trop sincère pour l’apprendre. D’ailleurs, Sire, si elle ne l’était pas, vous ne l’auriez pas choisie.
– Vous me connaissez bien, Renaude. Ainsi je l’ai traînée vers un monde qui ne sera jamais le sien…
– Je crois qu’en vous suivant, c’est de vous qu’elle a fait son monde. Elle supportera tout si elle peut retrouver, chaque jour quelques instants, ce que vous avez partagé à Tiahyne.
Les noces furent célébrées quelques jours plus tard. Dans les couloirs du château, on criait à la mésalliance. On critiquait Einold pour l’image qu’il allait donner du royaume et de son souverain. On remit même en cause sa raison — à voix basse. Le peuple, en revanche, accueillit la nouvelle avec ferveur. Enfin, Einold Kellwin allait prendre femme ! Enfin, on pourrait attendre un héritier ! Et la future reine était fille de pêcheur, quelle meilleure preuve de l’amour du souverain pour les plus modestes de ses sujets pouvait-il donner ? Les habitants de Cazalyne prirent immédiatement Almena en affection, avant même de l’apercevoir. Ils la surnommèrent tendrement « la petite reine ».
L’avenir donna pourtant raison à Renaude. Après les premières moqueries concernant une odeur de pêche qui aurait accompagné Almena, la cour cultiva pour elle une indifférence polie. La petite reine garda ses distances avec la noblesse de Terce. Einold avait entendu les conseils de la vieille nourrice et avait, de bonne grâce, transformé ses veillées de travail solitaire en soirées conjugales. La nuit, rien ne comptait : ils s’aimaient. Et cela valait n’importe quel prix.
***
Autour du feu, l’émotion était palpable. Einold ne s’était pas préparé à en dire autant, pourtant, les mots étaient venus d’eux-mêmes, poussés par les longues années de silence ou par le souvenir de la promesse à Almena. Quand il leva les yeux, l’empathie et le chagrin sur le visage de ses fils lui prouvèrent encore une fois qu’il avait perdu trop de temps.
– Le père de notre mère, le pêcheur, est-il encore en vie ? demanda Themerid.
– Je ne l’ai jamais revu depuis que je lui ai annoncé la mort de sa fille, il y a quinze ans. Pourtant je sais qu’il vit toujours, car j’envoie régulièrement des hommes pour me rapporter de ses nouvelles.
– Nous avons… un grand-père ? s’exclama Venzald d’une voix étranglée. Comment s’appelle-t-il ?
– Je n’ai jamais connu que son surnom de Pique-Cerle. Je crois que personne, pas même lui, ne se souvient de son nom de naissance.
Venzald se dressa tout à coup en entraînant son frère.
– Je veux lui rendre visite ! s’écria-t-il. Maintenant !
– Nous avons perdu assez de temps, ajouta Themerid.
***
Venzald
Devant la résolution de ses fils, Einold accepta de prolonger le voyage. La troupe royale obliqua vers l’ouest pour longer Tercebrune sans y entrer.
Les paysages de collines basses, arpentées par des troupeaux de chouvres si hirsutes qu’on peinait à distinguer leurs têtes, ressemblaient à ceux de la toute proche province de Listène. Il murmurait à Venzald le doux refrain des noms qui avaient peuplé son enfance : Flore, Elvire, Alix, Mélie, Godmert, Fourchetou, Boulangue, Arc-Ansange... En plus des souvenirs qu’ils provoquaient, le prince savourait la paix apportée par les aveux du roi. Il pouvait se forger, enfin une image de sa mère. La petite reine leur était demeurée jusqu’ici, à Themerid et à lui, nimbée de la brume des personnages de légendes. En outre, l’intimité si longtemps refusée par leur père semblait maintenant à portée de main. Il se demandait aussi s’ils en apprendraient plus sur l’empoisonnement d’Almena.
Cheminant toujours sud-sud-ouest, ils parcoururent Galéjou, région de lacs et de marécages où l’on produisait la tourbe qui servait de combustible. Ils y croisèrent deux ou trois fois des soldats du Haut-Savoir. Les hommes en uniformes verts — les pélégris, ainsi qu’ils se nommèrent eux-mêmes quand on leur posa la question — parcouraient les chemins par groupes de cinq, dans un alignement parfait. Inquiété par leur présence, Einold voulut savoir où se trouvait leur garnison. L’idée que l’Ordre entretenait une armée changeait sa perception. Ces pélégris, combien étaient-ils ? Pourquoi une confrérie vouée à l’instruction possédait-elle des forces militaires ? Mais aucun ne répondit à ses questions. Ils n’acceptèrent même de saluer le roi que sous la menace. Ils montraient là clairement le refus d’allégeance du Haut-Savoir. Einold, fixé sur un autre objectif, donna la consigne de ne plus les interroger jusqu’à nouvel ordre. Cependant, les princes ne doutaient pas que l’inexorable allait arriver : le roi devrait régler sous peu ces velléités de rébellion. Restait à savoir comment : l’Ordre s’était répandu mystérieusement, comme une moisissure rampante venue spontanément. Il n’avait pas de tête, pas de commandement, ou du moins celui-ci demeurait-il invisible.
Quand ils atteignirent Tiahyne, Venzald n’en pouvait plus de se demander à quoi ressemblerait la rencontre avec son aïeul. Le bourg était minuscule. Quelques échoppes autour d’une placette, une soixantaine de maisonnettes, un petit port naturel, et le tour était fait. Installé sur une presqu’île, bordé des deux côtés par de longs rubans de plages plates où quelques rochers rouges trouaient le sable clair, le village offrait une jolie vision. Il se découpait sur l’étendue de la mer de Tornaille qui s’enflammait le soir, passant du gris opaque à l’orangé brûlant.
L’odeur qui les accueillit, atténuée par l’air vif du matin, prouva qu’Einold n’avait pas exagéré. Les soldats de l’escorte s’esclaffèrent, protestèrent discrètement, mais rien n’entama l’entrain des jumeaux. Le bourgmestre, averti de la venue de la troupe royale, les attendait sur la place centrale. Après avoir salué, le souverain demanda si quelqu’un savait où trouver Pique-Cerle. Un jeune garçon cria :
– Il passe son temps au port. Il doit dormir dans son bateau !
Einold se dirigea vers la plage, suivi par ses fils et deux soldats.
– Il dort... ou il cuve ! entendirent-ils en s’éloignant.
Ils descendirent jusqu’à l’anse sablonneuse bordée de blocs rouges. Une dizaine de grandes barques reposaient sur la grève, tandis que de plus grosses embarcations baignaient dans les eaux tranquilles du port naturel. Sur un ordre du roi, un des gardes enjamba des nasses d’osier, des filets et des rames pour inspecter les barques. À la quatrième, le soldat leur fit signe d’approcher. Un homme y dormait, couché au fond de la coque sur un tas de cordage. Un ronflement régulier et sonore attestait de la profondeur de son sommeil. Venzald le contempla silencieusement, amusé par la situation, mais de plus en plus inquiet pour les échanges à venir. Allait-il seulement le comprendre ? Serait-il encore saoul ? Et surtout, avait-il envie de les connaître ?
Le garde secoua l’épaule du pêcheur. Il dut insister jusqu’à ce qu’il grogne et se retourne, sans toutefois ouvrir les yeux. Le soldat se pencha dans le bateau.
– Debout, ronfleur ! Le roi Einold Kellwin veut te parler ! lui cria-t-il tout près de l’oreille.
Avec difficulté, Pique-Cerle leva les paupières, les plissa pour se protéger de la lumière du jour, puis tourna la tête en direction du bruit qui l’avait arraché au repos. Il posa un regard obtus sur l’homme en uniforme, puis sur Einold. Ses traits se décomposèrent lorsqu’il reconnut enfin son visiteur. Il s’extirpa de la barque avec des mouvements désordonnés, puis s’inclina si bas qu’il dut poser une main par terre pour s’empêcher de basculer.
– Sire, s’exclama-t-il avec emphase, quel honneur !
Ses pieds nus vissés dans le sable, il contemplait son interlocuteur comme une apparition. Les yeux écarquillés, la bouche formant un O de surprise accentuaient la rondeur de son visage, de son abdomen replet et de son crâne chauve.
– Bonjour, Pique-Cerle, dit le roi qui le dominait de la tête et des épaules.
– Voici longtemps que vous n’êtes pas venu ! Qu’est-ce donc qui vous amène ? demanda-t-il en tentant de rajuster sa veste de grosse toile et la ceinture qui passait sous son ventre rebondi.
– Je vous présente mes fils. Venzald et Themerid.
Le pêcheur se figea tandis qu’Einold s’écartait en désignant les princes d’un geste de la main.
– Oh, merdeboue ! jura-t-il en empoignant les rares cheveux qui lui restaient au-dessus des oreilles.
À l’étonnement des spectateurs, il courut alors vers le rivage, plongea ses bras dans l’eau de mer et se frictionna la figure à deux reprises. Puis il se retourna et revint d’un pas beaucoup plus lent. Il marcha jusqu’aux garçons et les contempla longuement, les yeux brillants sous ses sourcils broussailleux arrondis de surprise. D’une main, il se couvrait la bouche comme pour s’éviter de parler trop vite. Finalement, il s’inclina.
– Bonjour, mes princes.
– Bonjour, Monsieur, répondirent-ils en chœur en saluant à leur tour.
Le protocole ne les avait pas préparés à cette rencontre informelle et ni l’un ni l’autre ne savait comment agir avec ce petit homme à la fois si proche et si étranger, en particulier sous les yeux de leur père. Ce dernier dut le sentir, car il annonça qu’il retournait vers le village. Un des soldats resta à l’écart sur le port et le roi les laissa face à face.
Pique-Cerle ne les quittait pas des yeux. Il détailla corps et visages pendant un long moment. Enfin, essuyant ses paupières humides, il conclut :
– Vous êtes tout pareils que ma fille. Ça me fait comme si je la voyais encore.
Venzald accueillit le constat avec fierté, même s’il ne l’entendait pas pour la première fois. Le sourire qui lui vint rendit le sien au pêcheur.
– Ne m’appelez pas Monsieur, dites-moi Pique-Cerle. Voulez-vous qu’on discute un peu, pendant que je travaille ?
Ils s’installèrent sur un rocher du port. Pique-Cerle réparait un filet tout en parlant. Trop heureux de son nouvel auditoire, il raconta l’enfance d’Almena, leur vie à deux, son métier, avec ces mots à lui qui échappaient parfois à Venzald. Il écouta ce père aimant partager enfin les souvenirs de sa fille chérie. Il découvrit aussi un monde dont il ignorait tout malgré la simplicité de son enfance à Arc-Ansange. Celui du peuple de Cazalyne, où le prochain repas dépend de l’intensité du travail et de la clémence du ciel. Themerid posa quelques questions pour étancher sa curiosité. Venzald buvait ses paroles, s’imprégnant de l’histoire de sa mère, cherchant dans les descriptions de l’enfant qu’elle était une ressemblance avec lui-même.
On leur fit porter de quoi manger et la journée passa sur la grève. Pique-Cerle les interrogea sur leur existence, hochant la tête, impressionné par les réponses.
– Je sais un peu tout ça, dit-il. Les châteaux, les chevaux, les beaux habits... Elle me le racontait quand elle venait me voir.
– Elle vous rendait visite ? s’enthousiasma Venzald.
– Une fois l’an. Elle restait presque une lune. Le pauvre roi devenait fou : il lui donnait vingt hommes d’escorte pour la protéger. Ils râlaient quand ils arrivaient, à cause de l’odeur. Après, ils s’habituaient. Ça mettait de l’animation dans le village. C’était surtout pour la route parce qu’ici, elle risquait rien. Elle s’installait dans notre maison, comme avant. Sans serviteurs, sans rien. Je lui disais que c’était pas bien pour une reine, qu’elle faisait pas honneur. Mais elle me répondait pas. Alors moi je profitais.
– Elle vous racontait ce qui se passait au château ?
– Elle a jamais été très bavarde, pas comme moi. Mais parfois, oui, elle me parlait.
– Que disait-elle ?
– C’est pas tant ce qu’elle disait que ce qu’elle taisait que je comprenais. Je sais qu’elle avait une amie, celle qui avait élevé le roi.
– Dame Renaude.
– C’est ça. Je sentais aussi qu’elle aimait votre père, elle l’adorait. Et il était gentil avec elle. Mais elle se retrouvait pas vraiment comme ici, pas chez elle. Elle s’ennuyait.
– Vous croyez qu’elle était malheureuse ? demanda Venzald, inquiet.
– Non, parce qu’il y avait le roi. Et elle essayait d’être une bonne reine. Elle a fait bâtir des hospices pour les orphelins et pour les miséreux. Elle y allait souvent. Mais ça la rendait très triste de ne pas avoir d’enfant. La dernière fois que je l’ai vu, la pauvrette en devenait presque malade. Comme si c’était sa faute et qu’elle avait fait quelque chose de mal. Elle en pleurait. Moi je lui disais qu’il fallait laisser le temps à la nature, mais que si le roi était sans arrêt parti du château, ça devait pas aider, pour les petits. Ça ne suffisait pas à la réconforter, elle répondait que le ciel la punissait. Je vois pas bien de quoi, elle qui était toujours si gentille.
Il tapota l’épaule de Venzald avec un sourire adorateur.
– En fait, pendant qu’elle s’angoissait, elle devait déjà vous avoir dans le ventre, car vous êtes arrivés six ou sept lunes après. Je le sais parce que je comptais les jours entre ses visites. Mais cette fois-là, c’est votre père qui est venu pour me dire que vous étiez nés, et qu’elle était morte.
Il secoua lentement la tête, revivant probablement la scène.
– Allez, je suis sûr qu’elle a été très heureuse pendant qu’elle vous attendait. Et le roi aussi. Et puis je sais qu’il la chérissait. Quand il est venu, j’ai cru voir un cadavre. Une ombre. Il y avait plus que la colère qui le faisait tenir. Il voulait celui qui avait tué Almena.
– Justement, interrogea Themerid, ne vous a-t-elle jamais parlé de quelqu’un qui ne l’aimait pas ou qu’elle craignait ?
– Non, personne. Y avait bien ceux qui se moquaient ou qui la critiquaient. Mais de là à l’empoisonner...
Au crépuscule, un garde se présenta pour les raccompagner au campement dressé à l’écart du bourg. Les garçons remercièrent le pêcheur avec chaleur. Le vieil homme se renfrogna un peu pour cacher sa tristesse de les quitter si vite, mais il caressa leurs joues d’un geste tendre.
– J’espère que je vous reverrai, mes petits.
Tandis qu’ils marchaient vers le camp, leurs mains se joignirent, par habitude.
– Quelle rencontre ! s’écria Themerid.
– Je l’aime déjà, renchérit Venzald. Nous lui rendrons visite souvent, tu veux bien ?
– Bien sûr ! C’était si drôle de l’entendre parler de notre mère petite.
– Comme le choc a dû être rude pour lui, quand elle est partie d’ici !
Ils gardèrent le silence un instant, se repassant les souvenirs de la journée.
– C’est dommage qu’il ne sache rien qui puisse nous aider à trouver son meurtrier, murmura Themerid pour ne pas être entendu des soldats.
– Je me demande si nous pourrions en apprendre plus sur le père d’Abzal, dit Venzald songeur.
– Tu crois qu’il est concerné ?
– Je l’ignore, mais c’est étrange qu’il soit parti soudainement, alors qu’ils s’aimaient tant, la reine Blanche et lui.
– Ça s’est passé des années avant la mort de notre mère, protesta Themerid. Moi, je pense à autre chose. Le cousin, Baudri de Kelm...
– C’est vrai ! Une autre disparition ! Je ne sais pas comment nous allons nous faire, mais dès notre retour à Terce, nous nous renseignerons.
Après un instant de silence, Venzald reprit :
– Almena a traversé des moments difficiles avant de tomber enceinte. Crois-tu qu’une femme peut se rendre aussi malheureuse de ne pas avoir d’enfants ? Ou est-ce que c’était parce qu’elle craignait de ne pas donner d’héritier au royaume ?
– Je ne sais pas. C’était peut-être à cause de tout autre chose, répondit Themerid, les mains écartées en signe d’ignorance. En tout cas, nous n’en avons toujours pas appris plus sur ce que Père a découvert après sa mort.
– Mais déjà, il nous a parlé. Ça viendra peut-être plus tard.
***
Einold
La troupe repartit vers Terce le lendemain sous une averse froide. À mesure du chemin, l’ombre revint sur Einold. Elle s’était installée en lui depuis trop longtemps pour céder si facilement la place au soulagement des derniers jours. Comme une compagne qu’il n’aurait pas choisie, elle occupait son âme dont elle avait fait sa demeure. Il l’avait chassé juste assez loin pour se rapprocher de ses fils et leur léguer ses souvenirs, mais elle l’engloutissait de nouveau, profonde et froide.
Quand j’ai parcouru ce chemin avec Almena, j’ai su que ma vie commençait vraiment, pensa-t-il en quittant Tiahyne. Finalement, elle n’aura duré que cinq ans.
Je n'ai pas pu résisté à la lecture d'un chapitre supplémentaire ^^
J'ai dévoré ce chapitre avec énormément de plaisir. L'histoire de la rencontre entre Einold et Almena est super sympa et contribue à expliquer la déprime d'Einold.
L'évocation du père d'Abzal m'intrigue énormément, j'ai hâte de faire sa connaissance. Un futur antagoniste ?
La rencontre des jumeaux avec leurs grand père est vraiment un bon moment, c'est touchant quand il leur parle de la mort de sa fille. Le personnage est un bon vivant immédiatement attachant.
"Les amours des âmes modérées ressemblent plus au cours d’une rivière en crue qu’à une vague soudaine, comme celles des caractères plus passionnés." Mais quelle jolie phrase ! (celle de fin de chapitre est très bien également)
Mon intérêt pour l'histoire croît de plus en plus, je n'arrive plus à décrocher.
A bientôt !
Le père d'Abzal, il est quand même partie du château très longtemps auparavant (Abzal a environ 50 ans, hein !), donc pas sûr qu'il soit encore vivant ;)
Le grand-père, Pique-Cerle, tu le reverras dans la suite ;) Donc il fallait que je le travaille bien et que j'en fasse un personnage qui ne ressemblait pas aux autres !
Merci pour tes compliments sur mes jolies phrases, tu me fais très plaisir ! Et je suis ravie que tu n'arrives pas à décrocher !
Merci pour ta lecture et tes commentaires plein d'excellentes idées ! Passe un bon réveillon et à l'année prochaine, comme on dit !
Alors peut-être que quelqu’un l’a tuée à cause de ses origines prolétariennes. Mais pour que ce soit logique, il aurait dû le faire avant la naissance des princes.
En chemin, cette vision des membres de l’Ordre le rend encore plus inquiétant, même si on se doutait qu’il était dangereux.
La rencontre avec le grand-père est aussi émouvante. On voit que les princes n’ont pas de préjugés envers les petites gens. Les filles donnent la même impression ; j’espère que la jeune génération insufflera un vent de « modernité » parmi les nobles.
« Quand j’ai parcouru ce chemin avec Almena, j’ai su que ma vie commençait vraiment, pensa-t-il en quittant Tiahyne. Finalement, elle n’aura duré que cinq ans. » Cette déclaration en dit long sur le roi et sa déprime.
Contrairement à Ludivine, je n’ai pas eu l’impression que ce chapitre était long et contrairement à Cocochoup, je n’ai fait aucune hypothèse à propos du père d’Abzal ; mais elle est intéressante.
Coquilles et remarques :
— Père, risqua-t-il finalement [Comme dans le chapitre précédent, je propose « hasarda ».]
— En fait, j’ai pris l’initiative de lui rendre visite, avant de vous parler [Je ne mettrais pas la virgule.]
— Pourtant elle me plait déjà. [Sans accent circonflexe, c’est la graphie rectifiée.]
— je passerai quelques heures avec elle, ces prochains jours [Je ne mettrais pas la virgule.]
— quelle meilleure preuve de l’amour du souverain pour les plus modestes de ses sujets pouvait-il donner ? [Cette formulation me semble étrange. Je propose : « quelle meilleure preuve le souverain pouvait-il donner de son amour pour les plus modestes de ses sujets ? »]
— Il pouvait se forger, enfin une image de sa mère [Il faudrait placer « enfin » entre deux virgules]
— Cheminant toujours sud-sud-ouest [Je dirais vers le sud-sud-ouest]
— couché au fond de la coque sur un tas de cordage [Je mettrais « cordages » au pluriel, supposant qu’il en faut plusieurs pour faire un tas.]
— Oh, merdeboue ! jura-t-il [J’ai d’abord vu la combinaison de « merde » et de « boue » puis je me suis dit que ça pouvait aussi être « mer de boue ». Il faudrait que je regarde de quand date l’emploi de « merde ».]
— Le protocole ne les avait pas préparés à cette rencontre informelle [J’allais te reprendre sur « informelle » en disant que c’est un anglicisme, comme l’indique Robert ; mais l’Académie a devancé d’autres dictionnaires en entérinant ce mot dans le sien.]
— Voulez-vous qu’on discute un peu, pendant que je travaille ? [Je ne mettrais pas la virgule.]
— La dernière fois que je l’ai vu, la pauvrette en devenait presque malade [vue]
— elle occupait son âme dont elle avait fait sa demeure. Il l’avait chassé juste assez loin [chassée]
Le grand-père est sympa, oui ! Tellement qu'il s'est invité dans la suite (et puis c'est une figure imposée des romans d'initiation, le fait de renouer avec ses aïeux).
Tant mieux si tu n'as pas trouvé le chapitre long, mais je crois avoir compris que Ludivine était un peu fâchée avec les descriptions, ce qui n'est pas ton cas : ça explique vos différences de point de vue :)
Je ne réponds pas à tes différentes hypothèses, bien sûr, mais je les suis avec plaisir ! ;)
Décidément, j'ai un problème avec les virgules : chacune de tes remarques à ce propos me paraît évidente !
"– J’avais dix-sept ans quand je suis monté sur le trône, commença le roi sans prévenir. Ma mère, Blanche, fut emportée par une mauvaise fièvre en quelques jours."
-> je sais pas pourquoi, je trouve ça louche. Comme si déjà, hop un roi jeune sur le trône, plus malléable ?
"Son amant disparut peu après" -> J'ai failli penser à Abzal mais vu que c'était son père et qu'il était donc trop jeune... pas ça ^^
Ça fait quand même beaucoup de disparitions/ morts étranges.
"l’Ordre s’était répandu mystérieusement, comme une moisissure rampante venue spontanément" -> tiens tiens, comme la moisissure sur le blé ? ^^
En apprendre davantage sur leur mère, croiser papi.... ça leur a fait du bien, du coup.
Et pareil, ils sont en train de lister les disparitions et de trouver ça louche.
A côté, l'Ordre reconnait pas vraiment l'autorité du roi, dispose d'une petite armée bien implantée partout....
Bon, Einold, retour à la case déprime, par contre. Entre les ordres d'Albaz (enfin, si ça le concerne bien, mais je pense que si) et la fin de sa confession... sisi , je pense qu'il va mourir prochainement ^^
Je me suis fait plaisir avec le papi ! D'ailleurs, il s'est invité pour la suite (comme Ensgarde qui, au départ, ne devait pas apparaître plus que lors de la naissance des princes).
Einold est irrécupérable en terme de moral en effet...
Très beau chapitre où on apprend enfin sur Almena. J'ai adoré découvrir son histoire avec le roi . Le perso du grand père est superbe aussi, vraiment drôle. Par contre j'ai trouvé ça un peu long, je dois t'avouer que j'avais du mal à en voir le bout.
La piste du père d'Abzal est intéressante, je la note dans mon enquête.
Promis, à partir de là, ça accélère ;)
Merci pour ta lecture !
Le roi qui s'ouvre un peu à ses fils... Mais on il retourne trop vite à son amertume en fin de chapitre.
Va t on en apprendre un peu plus sur le père d'abzal ? Serait ce lui le manteau bleu ?
Ton oeil redoutable a bien repéré cette piste éventuelle sur l'identité du manteau bleu :) Trop forte !