Chapitre 23 - La fuite impossible

Par David.J

Le silence s’étira, se glissa dans chaque recoin comme une brume vénéneuse.

Étienne resta immobile, ses muscles figés sous la tension, son esprit en feu, incapable d’échapper à l’étau qui se resserrait autour de lui.

Son cœur cognait, résonnant jusque dans ses tempes comme des coups de marteau.

L’air semblait plus lourd, plus épais, chargé d’électricité.

David le scrutait, impassible, traquant la moindre crispation, le plus infime tressaillement.

Mais il devait tenir bon.

Ne pas ciller. Ne pas donner prise.

Rien ne devait trahir ce qu’il venait de comprendre.

Renard, lui aussi, ne disait rien. Il se contentait d’être là, une ombre menaçante à la périphérie de son champ de vision.

Immobile. Silencieux.

Prêt à fondre sur lui à la première incartade.

— Alors, tu vois maintenant, souffla David, un éclat de satisfaction dans la voix.

Étienne serra imperceptiblement les dents.

Il ne répondit pas tout de suite.

L’évaluation était en cours.

Un test, encore un.

Il sentait le regard de Renard qui le scrutait, prêt à interpréter la moindre crispation comme un signal d’instabilité.

Lui donnerait-il une raison d’intervenir ?

Il releva lentement la tête, fixant tour à tour les deux hommes, jaugeant leur posture, analysant leur patience.

— Je comprends, finit-il par murmurer.

Sa voix était plus posée qu’il ne l’aurait cru.

Un ton maîtrisé, calculé.

Un mensonge parfait.

Le silence qui suivit fut plus pesant encore.

Une fraction de seconde, rien ne bougea.

Puis, lentement, David et Renard échangèrent un regard furtif.

Quelque chose dans leur posture changea, un détail infime, mais Étienne le perçut.

Une hésitation.

Un instant de doute.

Un poids invisible s’écrasa sur sa poitrine.

Ils ne s’attendaient pas à ce qu’il cède aussi facilement.

Parfait.

Il ne fallait surtout pas qu’ils devinent ce qu’il venait de voir.

L’information qu’il avait interceptée.

L’erreur qu’ils n’avaient pas su masquer.

De l’autre côté de la pièce, il y eut un mouvement. Infime.

Le patient inconnu bougea à peine, mais ce fut suffisant pour attirer l’attention d’Étienne.

Leurs regards se croisèrent.

Et tout bascula.

L’homme n’était pas comme les autres. Son regard n’avait rien de vide. Pas d’oubli. Pas d’abandon. Une conscience brûlante. Lucide. Trop lucide.

Son corps paraissait affaibli, il devait être enfermé là depuis trop longtemps, prisonnier d’un cycle dont il ne pouvait s’échapper.

Mais ses yeux…

Ses yeux brûlaient d’une intelligence acérée.

Une lueur d’humanité, de conscience.

Là où tous les autres n’étaient que spectres et simulacres, lui savait.

Étienne le sentit jusque dans ses tripes.

Un courant silencieux passa entre eux.

Étienne ne détourna pas les yeux. Il soutint ce regard, ce lien invisible qui venait de s’établir entre lui et l’inconnu.

Ce n’était pas juste un hasard. Pas une simple coïncidence.

Quelque chose se passait.

Une tension imperceptible s’infiltra dans l’air.

Un échange silencieux s’installa entre eux.

Un test. Une mise à l’épreuve.

L’autre patient cligna lentement des yeux. Une seule fois.

Ce n’était pas un mouvement anodin.

C’était un message silencieux.

Un avertissement.

Ce n’était pas une hallucination.

Il n’était pas fou.

Il le sentait, dans son souffle saccadé, dans la moiteur de ses paumes, dans cette vibration sourde qui faisait battre son cœur plus fort qu’il ne l’aurait voulu.

Et surtout…

Il n’était pas le seul à en être conscient.

L’homme attaché savait.

Mais qu’est-ce qu’il savait exactement ?

Depuis combien de temps était-il là ?

Depuis combien de temps observait-il, comprenait-il sans pouvoir parler ?

Étienne sentit un poids glacé s’abattre sur sa poitrine.

Ce n’était pas la première fois que cette scène se jouait.

Cette impression…

Il le savait. Pas une impression. Une certitude. Un écho lointain, déformé. Comme une cassette usée qu’on rembobinait sans cesse, effaçant un peu plus chaque souvenir à chaque lecture.

Une onde glaciale se répandit le long de sa colonne vertébrale. Ce n’était pas une simple faille. C’était une brèche béante. Une anomalie qui dévorait tout.

De l’autre côté de la pièce, David et Renard poursuivaient leur conversation, murmurant à voix basse.

Ils croyaient qu’il n’écoutait pas.

Ils croyaient qu’il était à bout.

Que son esprit acceptait enfin leur réalité.

Ils se trompaient.

Une tension invisible flottait dans l’air, discrète mais bien réelle.

Ils hésitaient.

Pourquoi ?

Pourquoi maintenant ?

Étienne analysa chaque micro-expression sur leurs visages.

Ils avaient l’air confiants, oui.

Mais pas totalement.

Une infime crispation dans la mâchoire de Renard.

Une fraction de seconde où David évitait son regard.

Ils doutaient.

Mais de quoi ?

Ou plutôt…de qui ?

La réponse se fraya un chemin dans son esprit.

Ils n’étaient pas inquiets pour lui.

Ils avaient peur de l’autre patient.

Lui aussi était une anomalie.

Mais une anomalie qu’ils n’avaient pas encore maîtrisée.

Étienne prit une lente inspiration, forçant son corps à se détendre.

Si c’était un jeu, alors il devait en apprendre les règles.

Se fondre dans le décor.

Gagner leur confiance.

Puis frapper.

Il baissa les yeux, comme s’il était en train d’abandonner.

Puis, il parla.

— Je veux coopérer.

Un silence. Pesant.

David se pencha légèrement, comme un chasseur flairant un piège.

— Ah oui ?

— Oui.

Une pause. Juste assez longue pour laisser s’installer le doute.

— Vous avez raison.

Il laissa planer une seconde.

Juste assez pour que l’idée s’imprime dans leurs esprits.

Puis il ajouta :

— Vous avez raison.

Un regard vers David, un autre vers Renard.

— Je n’ai pas le choix.

Il marqua une pause, laissant les mots s’infiltrer en eux.

Un effet dramatique, une soumission feinte.

Puis, d’une voix plus basse, presque résignée :

— Qu’est-ce que je dois faire ?

Renard eut un sourire lent, calculé.

Un prédateur qui venait d’obtenir ce qu’il voulait.

David, lui, haussa imperceptiblement un sourcil.

Il n’y croyait pas totalement.

Pas encore.

Mais il voulait y croire.

C’était ça, leur faiblesse.

Ils voulaient qu’il plie.

Qu’il accepte, qu’il se conforme à leur programme.

Étienne les laissa savourer leur prétendue victoire.

Un pas après l’autre.

Les laisser croire qu’ils contrôlaient la situation.

— Bien, déclara Renard en hochant la tête.

David croisa les bras.

— On va voir si tu es sincère.

Un déclic.

Les sangles cédèrent sous un mécanisme discret.

Ses poignets furent libérés.

Ses jambes retrouvèrent leur liberté.

Ce fut le moment où tout changea.

Dès que ses pieds touchèrent le sol, une sensation étrange le traversa.

Une onde.

Presque imperceptible, comme une pulsation dans l’air, une distorsion ténue, mais bien réelle.

Quelque chose vibrait différemment.

Il ne savait pas comment l’expliquer, mais il le sentait.

Un détail infime.

Une sensation qui ne collait pas avec l’instant.

Une seconde qui s’étirait légèrement trop longtemps avant de reprendre son cours normal.

Une erreur.

Un accroc dans la trame.

Son regard glissa sur les néons au plafond.

Ils clignotèrent.

Pas un simple vacillement.

Une fraction de seconde de trop.

Comme si une image s’était figée, puis rattrapée avec un léger retard.

Un grésillement à peine audible coupa l’air, un son aigu, déformé, comme un signal parasite infiltré dans l’environnement.

Puis, plus rien.

Silence.

Le monde reprit son apparente fluidité.

Mais il avait perçu la faille.

Il aurait voulu scruter davantage, tester la réalité autour de lui, mais il savait qu’il était observé.

Qu’il était surveillé.

Un souffle chaud près de lui.

David.

Une main se posa sur son épaule.

Lourde. Ferme. Pas un simple contact.

Une pression.

Confiante et menaçante à la fois.

Une ancre pour le retenir.

— Tu fais le bon choix, Étienne.

Un avertissement.

Renard hocha la tête, son sourire s’étirant lentement, presque satisfait.

— Nous allons recommencer… en douceur.

Un frisson d’angoisse s’infiltra sous la peau d’Étienne.

Recommencer ?

Que voulaient-ils dire ?

Les phrases sonnaient comme des répliques déjà prononcées.

Était-il déjà passé par là ?

Avant qu’il n’ait pu y réfléchir davantage, la porte automatique s’ouvrit devant lui.

Il inspira une dernière fois.

Puis, il avança.

Un pas.

Puis un autre.

Puis…

Quelque chose bascula.

Une vibration. Dérangeante.

Un souffle. Un murmure, étouffé, venu d’un autre espace.

Une voix.

Déformée. Étranglée. Comme noyée sous un filtre artificiel.

— Ne te laisse pas avoir.

Il cligna des yeux.

Son cerveau voulut ignorer l’anomalie.

Mais elle était là.

L’environnement… se dédoublait.

Un infime décalage, imperceptible pour quelqu’un qui n’aurait pas été attentif.

Mais Étienne voyait.

Les lumières tremblèrent.

L’espace d’un battement de cœur, elles ne semblaient plus éclairer la pièce de la même manière.

Les ombres projetées sur le sol se dissocièrent légèrement, comme si deux réalités tentaient de s’imbriquer.

Le son ambiant se répéta.

Un bruit de pas.

Silence.

Le même bruit.

Mais décalé. À peine. Comme une ombre mal superposée. Une boucle brisée.

David et Renard ne bougèrent pas.

Leurs corps restèrent figés, leurs traits immobiles.

Ils attendaient quelque chose.

Ou alors…

Ils buguaient aussi.

Puis, d’un coup, tout redevint normal.

L’air vibra une dernière fois.

Les lumières stabilisèrent leur éclat.

Le bruit ambiant retrouva sa continuité fluide.

David tourna la tête vers lui.

Renard croisa les bras.

Comme si rien ne s’était passé.

Presque.

Parce qu’Étienne avait vu.

Il avait perçu la faille.

Et maintenant…

Il devait en sortir.

Le couloir s’étendait devant lui.

Long. Trop long.

Chaque pas résonnait étrangement.

Le sol était plus dense, l’espace n’avait pas la même consistance.

Mais enfin, au bout du tunnel…

La sortie.

L’extérieur.

L’air libre.

Il y était.

Il venait de s’évader.

L’émotion lui serra la gorge.

Il inspira profondément, s’attendant à sentir l’odeur du bitume humide, la fraîcheur de la nuit, le parfum métallique d’une ville qui ne dort jamais.

Rien.

Un vide.

Quelque chose n’allait pas.

Il plissa les yeux, observant la rue.

Les réverbères projetaient une lumière jaune, trop pâle.

Trop uniforme.

Les ombres étaient fixes.

Elles ne fluctuaient pas avec le mouvement du vent.

Le vent.

Il n’y en avait aucun.

Aucune odeur.

Il pivota lentement sur lui-même.

Les rues étaient désertes.

Pas une voiture en mouvement.

Pas un bruit lointain.

Son estomac se tordit violemment.

Un sentiment primal d’alerte rugit en lui.

Puis son regard se posa sur le bâtiment en face.

Son souffle explosa. Impossible. Ce bâtiment… Il n’en était jamais sorti.

Ses jambes faillirent céder sous lui.

Il ne réfléchit pas.

Il courut.

Un virage.

Une rue différente.

Mais au bout du chemin…

Le même bâtiment.

La même façade.

Il fit demi-tour.

Il accéléra, ses pas résonnant violemment dans l’espace vide.

Un autre virage.

Une autre rue.

Il s’arrêta net.

Son souffle se bloqua dans sa gorge.

Devant lui…

La salle blanche.

La même foutue sortie.

Ses mains tremblaient.

Ses pensées s’entrechoquaient.

Il ouvrit lentement les yeux, comme s’il voulait repousser ce qu’il savait déjà.

Et là, face à lui…

Renard.

Les mains jointes, le fixant.

Comme si rien ne s’était passé.

Un rictus effleura ses lèvres.

— Alors, Étienne…

La voix de Renard n’était plus une simple vibration dans l’air. Elle s’insinuait sous sa peau, dans ses os. Un murmure venimeux.

Étienne tituba. Son cœur cogna, son souffle explosa. La pièce tangua.

Il cligna des yeux, cherchant un repère. Mais tout était figé. Identique. Comme un écran d’ordinateur sur pause.

Il comprit enfin. Une horreur froide s’insinua en lui. Il n’avait jamais quitté la simulation.

Et cette fois, il ne s’en souviendrait même pas.

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