Il n’était pas unique. L’idée s’abattit sur lui comme une détonation. Un choc brutal. Une onde qui le traversa, brisant ce qui lui restait d’équilibre. Une fissure dans sa perception du réel. Une brèche qui s’élargissait à mesure qu’il tentait de comprendre.
Tout son être se tendit sous le poids de cette révélation soudaine, son souffle s’accélérant malgré lui. Ses pensées tournaient en boucle, incapables de s’arrêter sur un point fixe. Il se sentait à la dérive, emporté dans un océan d’incertitudes dont il ne distinguait plus la surface ni le fond.
Ce n’était pas seulement lui.
Jusqu’ici, il s’était raccroché à cette idée—cette illusion d’être unique dans son cauchemar, le centre de cette mascarade, l’objet d’une manipulation sordide qui ne concernait que lui. Mais ce qu’il venait de comprendre changeait tout. Un frisson le traversa, glacé, dévorant, infiltrant chaque fibre de son être. Il n’était pas le seul. D’autres étaient passés par là. Peut-être étaient-ils encore là, prisonniers de ces murs, enfermés dans leurs propres boucles, condamnés à revivre encore et encore le même enfer.
Il se tenait au centre de cette salle aseptisée, le regard rivé sur Renard et David, mais son esprit dérivait ailleurs. Entre les fragments épars d’une vérité qui commençait à émerger, parmi les bribes de souvenirs qui vacillaient, se recomposaient, menaçaient de s’effondrer sous leur propre incohérence. Il voyait ces images défiler derrière ses paupières—des visages qu’il ne reconnaissait pas mais qui lui semblaient étrangement familiers, des ombres sans nom qui murmuraient dans son esprit comme des échos d’un passé qui ne lui appartenait peut-être même pas.
Fracture n’était pas ce qu’on lui avait dit.
Cette prison, ce programme, cette expérience… ce n’était pas une simple tentative de réhabilitation. C’était autre chose. Un projet plus vaste, plus complexe. Une machine à broyer, à déconstruire, à remodeler. Une expérience en cours dont il était à la fois le sujet et l’instrument.
Il serra les poings, cherchant un ancrage, une certitude à laquelle se raccrocher. Mais tout lui échappait. Tout flottait. Son identité, sa mémoire, sa propre perception du réel… tout semblait glisser entre ses doigts comme du sable. Il avait toujours cru que son esprit lui appartenait. Mais si ce n’était pas le cas ? Si chaque pensée, chaque souvenir n’était qu’un programme inséré en lui, façonné à la convenance d’un dessein qui le dépassait ?
Comme s’il était un tableau qu’on repeignait encore et encore, effaçant ce qui devait disparaître, ajoutant ce qui devait rester.
Alors, qui était-il vraiment ?
Un tremblement imperceptible parcourut ses doigts, mais il le réprima aussitôt. Il ne devait rien montrer. Pas maintenant, alors qu’il était observé, scruté, analysé.
— Pourquoi moi ? souffla-t-il, la gorge sèche.
Renard haussa un sourcil, comme si la question était presque absurde. Un rictus se dessina lentement sur son visage, quelque chose de froid, d’inhumain, un sourire dénué de toute chaleur.
— Ce n’est pas seulement toi, Étienne. Ça ne l’a jamais été.
Un frisson d’effroi remonta le long de sa colonne vertébrale.
Une peur sourde, primale, glissa sous sa peau, s’accrocha à ses muscles, noua son estomac d’une tension insoutenable. Ce n’était pas une réponse. Pire. C’était une ouverture béante sur une vérité qu’il n’était pas prêt à affronter, une certitude qu’il aurait voulu continuer à ignorer, même si elle le dévorait de l’intérieur.
Il y en avait d’autres.
D’autres comme lui.
Et si c’était vrai… alors où étaient-ils ?
Que leur était-il arrivé ?
David s’avança, le pas lent, presque méthodique. Il avait cet air d’implacable certitude, ce masque qu’Étienne commençait à connaître trop bien. Ce n’était pas de l’arrogance. C’était pire. C’était la conviction froide et inébranlable de celui qui sait.
Un masque qu’il ne savait pas encore s’il devait craindre ou mépriser.
Parce que dans le regard de David, il y avait autre chose. Une absence totale de doute. Pas une once d’hésitation. Il était déjà passé par là. Cette conversation n’était qu’une répétition de quelque chose qui avait eu lieu des dizaines de fois avant.
Comme si lui aussi…
Avait déjà été quelqu’un d’autre.
— Combien ?
Sa propre voix lui parut distante, déconnectée de son être, un son venu d’ailleurs, égaré dans l’espace froid de cette salle aseptisée. Elle ne lui appartenait plus vraiment. Comme si un autre parlait à sa place. Un autre lui. Un Étienne qu’il ne reconnaissait pas, un Étienne déjà brisé, déjà soumis à cette vérité qu’il ne voulait pas entendre.
L’air sembla vibrer autour de lui, oppressant, lourd d’une tension invisible.
— Combien d’autres sont ici ?
Un silence s’abattit sur la pièce. Un silence chargé de sens. Chargé d’une attente insoutenable.
Renard ne répondit pas immédiatement.
Il prit le temps d’ouvrir un dossier posé sur la table, méthodiquement, il n’avait aucune urgence, la question était sans importance. Ses doigts glissèrent sur les pages, tournant avec une lenteur étudiée, effleurant chaque ligne comme s’il cherchait une information précise. Mais Étienne savait. Il savait que la réponse n’était pas là que que Renard savait déjà.
Ce dossier n’était qu’une façade. Une mise en scène.
Ainsi que tout le reste.
Et pourtant, Étienne ne put détacher son regard de ces pages — elles semblaient contenir une clé, un fragment de vérité dissimulé entre les lignes, une trace de ce qu’il était… ou de ce qu’il avait été.
Était-il seulement une seule et même personne depuis le début ?
Renard ne releva même pas les yeux lorsqu’il lâcha enfin, d’un ton détendu, cela n’avait aucune conséquence, aucune importance.
— Il y en a eu d’autres avant toi.
Un gouffre s’ouvrit sous ses pieds.
Une chute sans fin.
Le monde vacilla autour de lui.
Un frisson glacé lui transperça la peau, s’insinuant jusque dans sa moelle. La nausée le prit d’un coup. Une nausée rampante, insidieuse, une main invisible qui se referma sur son estomac, tordant ses entrailles sous le poids d’une horreur qu’il ne pouvait plus ignorer.
Il sentit sa gorge se nouer. Son souffle devint erratique.
— Qui ?
Un murmure.
Un mot à peine audible.
Mais il résonna dans la salle comme un coup de feu.
Renard leva enfin les yeux vers lui.
Son regard était… vide. Trop vide.
Pas d’émotion. Pas de triomphe.
Juste une neutralité absolue, inhumaine, mécanique.
— Des versions de toi.
Le sang d’Étienne se glaça dans ses veines.
Son souffle se bloqua.
Son corps se figea.
Chaque muscle tendu à l’extrême, comme si une force invisible l’avait percuté de plein fouet, comme s’il venait de heurter un mur infranchissable entre la raison et la folie.
Les mots de Renard tournaient en boucle dans son esprit, se répercutant en échos infinis, distordus, impossibles à saisir dans leur totalité.
Des versions de lui ?
Il sentit son estomac se retourner, une sensation de vertige s’abattant sur lui comme une vague suffocante.
— Quoi ?
Sa voix n’était plus qu’un souffle étranglé, une tentative désespérée d’arracher une explication, une justification, quelque chose qui donnerait du sens à l’inacceptable.
Renard ne bougea pas.
Il le fixait, calmement, froidement, tel un médecin face à un patient condamné, un chirurgien observant un organe sous son scalpel, évaluant la structure avant l’incision.
— Fracture ne se contente pas d’enfermer des criminels.
Un sourire à peine esquissé.
— Il les déconstruit.
Un battement de cœur.
— Il les reformate.
L’air devint irrespirable.
— Fracture cherche… à comprendre ce qui définit un monstre.
Et d’un coup, tout devint clair.
Ce n’était pas une prison.
C’était un laboratoire.
La salle bascula légèrement sous lui. Le sol sembla perdre sa consistance, vaciller sous ses pieds comme s’il devenait liquide. Ses repères s’effaçaient, flottaient, dérivaient loin de lui.
Il chancela.
Un vertige sourd s’empara de son corps, lui nouant l’estomac, tordant ses muscles sous le poids écrasant de cette révélation.
Des versions… de lui-même ?
Non.
Impossible.
Il chercha un point d’ancrage, une explication rationnelle, mais il n’y en avait pas. Juste le vide. Juste l’absurde. Juste l’impensable.
Sa respiration s’accéléra, incontrôlable, sa gorge se serra sous une pression invisible.
— C’est impossible…
Le mot s’échappa de ses lèvres dans un souffle tremblant, mais déjà, il se dissolvait dans l’air, englouti par le silence, par l’ampleur du cauchemar qui s’abattait sur lui.
Les battements désordonnés de son cœur tambourinaient à ses tempes, un rythme erratique, paniqué, comme s’il cherchait désespérément à suivre une réalité qui lui échappait.
Mais au fond…
Au fond de lui, il savait.
Une part de son esprit refusait de l’admettre. L’autre le savait déjà.
Les images dans sa tête.
Les scènes de crimes.
Les visages des victimes.
Ces meurtres dont il se souvenait trop bien.
Des flashs jaillirent brutalement, trop nets, trop précis. L’odeur métallique du sang. Le bruit sourd d’un corps qui s’effondre. Le reflet d’une lame, souillée, tremblante dans sa main.
Mais…
Et si ces souvenirs n’étaient pas réels ?
Il sentit son souffle se briser, un fragment de néant se faufiler entre ses côtes.
Et si… il n’avait jamais tué personne ?
Un vertige violent le prit.
Son corps lui parut étranger, comme s’il n’était plus vraiment lui-même.
Il leva une main tremblante à sa tempe, ses doigts glissants de sueur froide.
Un frisson le parcourut, traversant chaque nerf, chaque fibre de son être.
— Ce ne sont pas mes souvenirs…
Une fissure.
Une faille béante s’ouvrit dans son esprit, dans sa compréhension de lui-même.
Il vacilla légèrement, et une ombre bougea dans son champ de vision.
David.
Lentement.
Prudemment.
Comme un prédateur.
Un pas.
Puis un autre.
Il s’approchait, sans bruit, sans expression.
Ses yeux brillaient d’un éclat glacial, insondable. Il tendit la main, posa ses doigts sur son épaule, une pression à peine perceptible, mais suffocante.
— Ça ne change rien, Étienne.
Sa voix était un murmure, douce, trop douce.
Trop mesurée.
Chaque syllabe ciselée avec soin, taillée dans une fausse compassion, dans une froideur déguisée en compréhension.
Étienne leva lentement les yeux.
Il plongea son regard dans le sien.
Et il n’y trouva que du vide.
Une froideur absolue.
Rien d’humain.
Rien qui puisse lui offrir le moindre réconfort.
Rien.
David le détaillait, calmement, évaluant sa réaction comme un scientifique observerait un cobaye.
Puis il parla.
— Tu crois être innocent ?
Un battement de cœur.
— Et alors ?
Un sourire glacé.
Presque amusé.
— Si on t’implante les souvenirs d’un monstre… es-tu devenu un monstre ?
Son souffle se coupa. La phrase s’enroula autour de lui comme un étau. L’air manqua.
Un piège.
Un paradoxe impossible.
Son esprit tournait à toute vitesse, incapable d’y échapper.
David n’attendait pas de réponse.
Parce qu’il savait qu’il n’y en avait pas.
Le piège était parfait.
Son regard restait fixé sur lui, implacable, comme s’il savourait l’instant.
Étienne sentit ses genoux faiblir.
Il vacilla de nouveau.
Et alors, Renard reprit la parole.
Un ton froid.
Neutre. Clinique.
— Ce qu’on cherche à comprendre, déclara-t-il, c’est si tu peux être reprogrammé.
Un silence.
Un frisson.
— Si un homme peut être brisé et reconstruit… encore et encore.
L’horreur s’infiltra sous sa peau, s’enroula autour de sa colonne vertébrale comme un serpent glacial.
Son monde s’effondrait.
Les murs de la réalité se fissuraient, s’effritaient, s’effaçaient sous la pression de ces mots.
Il ne pouvait plus respirer.
L’air se compressait autour de lui, chaque particule devenait plus dense, plus étouffante.
Il était pris au piège.
Dans sa propre tête.
Dans une existence qu’il ne contrôlait plus.
— Et si j’ai été innocent… avant ?
Un murmure.
Sa voix tremblait, vacillait sous le poids de la peur.
Mais il devait savoir.
Il devait comprendre.
David esquissa un sourire lent.
Un sourire glacé.
Un sourire qui lui hurla qu’il venait de poser la mauvaise question.
— Avant quoi ?
La pièce se mit à vaciller.
Un vertige plus puissant que les autres.
Un doute terrible s’infiltra dans chaque fibre de son être, rongeant ses certitudes comme un poison invisible.
Et si…
Et si on l’avait façonné comme un monstre…
… sans qu’il n’ait jamais eu le choix ?
Un gouffre s’ouvrit sous lui.
Noir.
Béant.
Sans fond.
Son cœur rata un battement.
Il tombait.
Encore.
Toujours.
Dans un gouffre sans fond… ou peut-être juste dans lui-même.